Blade runner et les éventualités du futur

(PDF)

C’est en 1982 que sort le film Blade runner, inspiré d’un roman de Philip K. Dick intitulé : « Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? » Le réalisateur Ridley Scott situe l’action des personnages à Los Angeles en 2019. Et ce qu’il est intéressant de remarquer, c’est que ce film traitant d’individus en quelque sorte clonés a été réalisé avant que la première brebis Dolly soit clonée en 1996. Depuis cette brebis, une palanquée de films ayant pour thème le clonage sont sortis au cinéma. Si Blade runner a eu du mal à intéresser le public, c’est probablement parce que ce qui est traité est encore un sujet nouveau pour les cinéphiles. Certains ont qualifié ce film de « cyberpunk », alors qu’en 1982 naissaient à peine les premiers micro-ordinateurs. Nous ne voyons pas en quoi ce film est représentatif d’un quelconque « cyber ». Il est plutôt question de biologie, de génomique et de tout ce qui concerne le vivant. Et lorsque fut cloné le premier animal en 1996, beaucoup de gens allèrent ensuite voir au cinéma Blade runner. Ce que le public avait entendu dire de cette fiction par le bouche-à-oreille prenait un visage différent en voyant à la TV la brebis clonée Dolly. La science-fiction, que beaucoup considèrent comme étant fumeuse, trouvait soudain un point d’appui scientifique avec ce clonage de brebis. La mauvaise réception du film a donc été rattrapée une dizaine d’années plus tard. Des fans demandèrent même qu’une suite soit produite. Ce qui fut réalisé.

Mais regardons d’un peu plus près la composition de ce film. L’action se passe donc à Los Angeles en 2019, et six réplicants viennent de s’échapper d’un vaisseau et regagnent la Terre. Ces réplicants sont des copies d’humain ayant une durée de vie de quatre ans seulement, ceci afin qu’ils ne deviennent pas trop humains par l’apprentissage. Un blade runner est alors chargé de « retirer » du circuit ces réplicants.

Ce qu’il est important de remarquer est que les blade runner fonctionnent comme une sorte de service de « dépannage » en cas de défaillance des réplicants. Lorsqu’un réplicant ne fonctionne plus, on le « retire ». Seulement ce retrait n’est pas sans conséquences directes et indirectes. Cependant cela semble dans le film une méthode bien rodée qui fait partie de la routine des blade runner.

Si ces copies d’humains n’ont quasiment pas d’affectivité, il y a toutefois une exception avec la réplicante Rachel qui semble éprouver des sentiments à l’égard de Rick Deckard puisqu’elle lui sauve la vie en tuant un autre réplicant. De plus le réplicant Roy Batty a pour petite amie la réplicante Pris, ce qui montre que leur concepteur n’avait pas tout prévu.

A l’heure où l’on parle d’homme augmenté et de transhumanisme, les questions que soulève ce film sont plus que jamais d’actualité. L’éthique semble nous dire que nous n’arriverons jamais au stade des réplicants et que nous en resterons au développement de robots électromécaniques. En effet, avec ces derniers, il y a très peu de chances qu’une rébellion contre les humains se produise.

Pendant que l’on joue à modifier le génome des plantes et des animaux, le film Blade runner nous fait prendre conscience qu’on ne peut pas manipuler sans conséquences le vivant. Car modifier la nature revient en bout de chaîne à modifier l’humain. Et personne ne sait si les répercussions de ces modifications seront négatives ou positives pour le devenir de l’espèce humaine.

Pour le moment, le mieux que l’on puisse imaginer comme auxiliaire de l’homme est le robot biologique. Et c’est cette sorte d’auxiliaire que nous trouvons dans Blade runner. Même les animaux comme les serpents sont des animaux de synthèse. Dans le film, tout le règne du vivant semble avoir été modifié au profit de l’homme. D’autre part, les réplicants sont doués de facultés physiques supérieures à l’homme, ce qui les rend dangereux dans le cas de comportements imprévisibles. De plus, le fait qu’ils soient une parfaite copie de l’homme finit par jeter un trouble sur l’identité de tout le monde. Ceci se produit dans le film mais pourrait très bien se produire également dans la réalité si de semblables êtres étaient créés, nous propulsant ainsi dans « la vallée de l’étrange ». Car pour le moment, l’homme n’a jamais été confronté à une intelligence artificielle digne de ce nom. Car une IA réellement intelligente est un système qui accède à l’autonomie. Or pour le moment cette autonomie est très loin d’être atteinte. Aussi est-ce un abus de langage que de parler « d’intelligence » artificielle.

Dans le film Blade runner, les réplicants sont toutefois réellement intelligents. Ils ont une durée de vie très courte, certes, mais ils possèdent la plupart des caractéristiques humaines, si ce n’est qu’ils ne peuvent pas se reproduire. Et encore, ce fait est-il contredit par la suite de Blade runner , dans l’épisode 2. A vouloir copier l’humain trop parfaitement, le concepteur semble avoir omis cette éventualité.

Ceci nous donne à réfléchir sur l’évolution des manipulations génétiques à venir. Nous pensons qu’avant de vouloir modifier la moindre chose dans la génétique, il serait préférable d’abord de bien comprendre les mécanismes du vivant. Sinon, à plus ou moins longue échéance, nous devrons à notre tour devenir des blade runner

Interculturalité et proxémie

(PDF)

Le comportement de chacun nous apparaît au quotidien comme allant de soi et surtout comme étant universel. Or il n’est rien de plus erroné que cette croyance en l’universel. En effet chaque culture possède ses codes, et dans ceux-ci nous allons nous intéresser plus particulièrement à la gestion de l’espace.

Nous utiliserons pour ce faire les travaux de Edward T. Hall qui, dans ce domaine, ont apporté des théories originales. L’auteur s’est intéressé à l’éthologie animale et humaine car ces deux domaines sont complémentaires. Nous porterons notre attention plus particulièrement sur son ouvrage intitulé dans la traduction française : La dimension cachée, publié aux éditions du Seuil.

Même si le contexte lié à l’époque a un peu changé, les théories sur la proxémie restent toujours valables à notre époque actuelle. Nous laisserons volontairement de côté ses études sur l’éthologie animale pour nous concentrer sur tout ce qui relève de l’humain.

Hall est un fin observateur et c’est ainsi qu’il réussit à théoriser les distances entre les individus. Après quelques expérimentations avec un collaborateur linguiste, il en arrive à déduire les quatre principales distances dans la communication humaine. Il les nomme :

– distance intime ;

– distance personnelle ;

– distance sociale ;

– distance publique.

Ces différentes distances ont été élaborées à partir de la manière dont on communique oralement. Cela va du chuchotement à la performance du comédien de théâtre. Toutefois il n’y a pas que l’oralité qui entre en ligne de compte, même si celle-ci est très importante. Il y a également l’importance du champ visuel ainsi que l’olfaction. Ces diverses théories ont été élaborées à partir de l’expérience et l’expérimentation. Ceci a son importance pour montrer que ses propos puisent leurs sources dans une pratique de terrain.

Porte ouverte ou porte fermée

La proxémie ne s’intéresse pas seulement aux distances entre les individus mais aussi à tout ce qui est en rapport avec la gestion de l’espace humain. Et toute architecture comporte ce que l’on peut appeler au sens large des portes. Et selon les cultures les portes sont fermées ou ouvertes selon certaines circonstances, et même parfois un simple rideau fait usage de porte.

Hall a constaté qu’en Amérique du nord, lorsque les gens sont disponibles, ils laissent la porte entrouverte. Pour un américain une porte non fermée ne dérange pas, alors qu’en Allemagne tout doit être soigneusement fermé et les chaises doivent rester à leur place. Ainsi l’espace social et architectural est traité de différentes façons selon les cultures. Ces différences créent parfois des malentendus lorsque des hommes entrent en contact.

On remarque par exemple que dans certaines cultures orientales le rideau remplace la porte. Il n’y a donc plus d’isolation phonique mais une communication « permanente » où chacun entend ce que fait et dit l’autre. La notion d’intimité n’a donc rien d’universel et diffère selon les cultures, tout comme la mobilité des meubles dans un appartement ainsi que nous le montre la culture japonaise.

Les cultures à contact et celles sans contact

Comme l’a remarqué Hall, Il y a aussi bien chez les animaux que chez les hommes, des cultures à contact et des cultures sans contact. L’entassement est le fait de certaines cultures alors que d’autres conservent leurs distances. Par exemple un anglais se sent très mal à l’aise dans un métro japonais où les passagers sont entassés. On peut dire que les orientaux possèdent plus des cultures à contact que les occidentaux. Les orientaux s’agglutinent plus entre eux, sans craindre de se toucher.

En prenant des photographies d’une file d’attente dans différents pays, on s’aperçoit rapidement que les distances entre les individus varient fortement selon les cultures. Ce qui crée souvent des tensions lorsque des personnes de diverses origines se rencontrent, par exemple dans un lieu public.

En France à peine frôle-t-on une personne que nous nous excusons immédiatement. Dans d’autres cultures, comme celles des pays africains, frôler une personne n’a pas les mêmes répercussions dans le comportement.

L’avenir de la proxémie

Il y a de nombreux anthropologues qui ont pris conscience du rôle de l’espace dans le comportement humain. Toutefois Hall est un auteur important dans la théorisation de cet espace. Il nous parle notamment de l’importance de l’espace dans les projets urbains. Trop de villes ont été bâties sans se soucier de la manière dont les habitants occupent l’espace. C’est le cas par exemple des grands ensembles que l’on qualifie de « cages à lapins » ou de « villes-dortoirs ». De plus la culture des habitants n’a pas été prise en compte. Une personne de culture nomade ne restera pas dans un appartement, aussi grand soit-il. Ceci est un exemple parmi d’autres.

Il reste donc de nombreuses questions à résoudre, et le travail des anthropologues et des sociologues est très loin d’être complet

Demain les posthumains ou pourquoi le futur a encore besoin de nous

Que va devenir l’humanité avec le développement croissant des machines ? Question lancinante que Jean-Michel Besnier se pose et dont il propose des réponses face à cette rencontre avec le non-humain. Pour lui, le non-humain est digne d’une morale et il nous présente une éthique des robots. Car les machines dont il parle sont douées des capacités d’interagir avec l’environnement comme les êtres vivants.

Les robots n’ont pas la capacité de souffrir, cependant rien n’empêche d’imaginer que dans les développements futurs les machines n’auront pas peut-être atteint une telle complexité qu’elles s’apparenteront à la complexité du vivant. C’est du moins ce dont parle l’auteur en tentant de prendre des exemples sur les technologies actuelles et leurs potentialités. Il reste toutefois prudent sur certains développements de la technique, comme par exemple l’escamotage du corps dans l’imaginaire transhumaniste. Dans le désir de fluidité, le corps devient encombrant à partir du moment où l’on peut uploader la pensée dans une machine. Une « deuxième vie » est possible lorsqu’on se débarrasse du corps. Ce corps qui nous fait prendre conscience de notre finitude. Une fois la conscience téléchargée dans une machine, nous voilà promus au rang des immortels !

D’autre part, pour Jean-Michel Besnier la transgression serait à la base de la culture. La culture est une transgression à l’endroit de la Nature. La Nature n’est pas clémente envers l’homme, contrairement à ce que pensait Rousseau. La culture est nécessaire pour libérer l’homme de l’emprise de la Nature. Et il est difficile de dire où s’arrête la culture et si elle ne doit pas totalement renverser la Nature en la désacralisant. La technique ne s’oppose pas de façon radicale à la Nature. Il y a en fait une intrication entre les deux. Et opter pour l’extrémisme est néfaste dans les deux cas pour l’homme.

L’androïde ou le cyborg ne puisent leurs sources que dans un désir ancestral de fabriquer des machines, des plus rudimentaires jusqu’aux plus sophistiquées. La différence c’est qu’en ce début de 21e siècle nous atteignons un stade encore jamais atteint auparavant. Le robot se rapproche de plus en plus de l’humain, jusqu’à créer un phénomène de malaise chez l’homme. Ce dernier cherche à faire ressembler la machine à son image, mais arrivé à un certain point il y a un mécanisme de rejet car l’homme se sent comme humilié. Il ne semble pas y avoir de limites à l’évolution des machines, et c’est ce qui commence à en inquiéter certains. Car, par exemple, dans une usine automatisée, l’homme devient un élément gênant et non nécessaire au bon fonctionnement des machines. De plus la technique concerne aussi le vivant avec les biotechnologies. Ainsi l’homme qui se croyait supérieur à la machine par le fait qu’il soit biologique en vient à être concurrencé avec des techniques comme le clonage.

L’externalisation de notre mémoire par la biais des machines informatiques est un danger pour la préservation de notre histoire. La disparition des livres au profit du stockage informatisé et de ses traitements multiples risque de faire perdre aux hommes leur identité, en ne sachant plus qui ils sont. Les partisans du transhumanisme sont bien souvent des défenseurs de « la table rase », en pensant que le passé n’a plus rien à nous apprendre. Pourtant les archéologues sont tout autant utiles à la société que les ingénieurs et les informaticiens. Une civilisation sans passé est condamnée à l’errance. Pas d’identité individuelle et collective sans mémoire. Et une mémoire gérée informatiquement à la façon de Google serait totalement impropre à ne pas faire perdre une très grande quantité d’informations qui feraient par exemple défaut aux historiens.

A partir du moment où la conscience n’est plus le propre de l’homme mais également le fait des animaux et des machines, tout peut prendre une orientation différente. La conscience étant basée sur un système de rétroactions permanentes, rien n’empêche de concevoir une machine ayant ces caractéristiques. C’est du moins la thèse que défendent certains transhumanistes lorsque les machines auront atteint ce fameux seuil de la « singularité ». Le réseau Internet transforme la terre en gigantesque cerveau planétaire électronique.

Cette mésestime de soi, comme le dit Jean-Michel Besnier, pour aboutir à un cyborg dénué de toute métaphysique est-elle la suite logique de l’évolution de l’espèce humaine ? Il est bien délicat de s’avancer sur ce terrain glissant et incertain. Ce que l’on peut dire, néanmoins, est que l’homme va devoir apprendre à vivre avec des machines de plus en plus évoluées. Et de ce fait, il va lui falloir développer une nouvelle éthique qui prenne en considération ces machines. Ce n’est pas en tombant dans les extrémismes du tout écologique ou du tout technologique que l’homme réussira à trouver la bonne place dans la Nature. Tout est affaire de modération et c’est la juste mesure qui nous aidera à vivre en harmonie avec le vivant mais aussi avec les machines.

Fury Room: le grand recyclage capitaliste

Dans le monde néolibéral tout se vend et tout s’achète. Le capital est un serpent de mer que tout le monde rêve d’attraper. Il se faufile partout où il y a de l’argent à gagner.

Une de ses dernières formes est la Fury Room. Dans la Fury Room où l’on entre après avoir réglé une somme conséquente d’argent, vous avez la possibilité de casser des objets familiers, de les pulvériser pour vous défouler de votre haine du capitalisme. La sauvagerie à détruire par exemple un ordinateur est une activité très prisée, car elle est le symptôme d’une vie passée dans le cloud, où plus rien n’a vraiment de réalité. (suite)

Le développement de la bicyclette dans les grandes villes

L’urbanisation croissante produit de nos jours des villes de plus en plus denses où les déplacements en automobile deviennent impraticables. Traverser Paris en voiture aux heures de pointe peut prendre plus d’une heure et génère chez les conducteurs un stress difficile à maîtriser. Aussi, dans les agglomérations de plus de 300 000 habitants, le remède aux embouteillages est-il devenu d’utiliser la bicyclette comme moyen de locomotion, qui par ailleurs pose moins de difficultés pour le stationnement.

L’ancêtre de la bicyclette fut la draisienne inventée par l’allemand Karl Drais en 1817. Le véhicule était composé de deux roues alignées que l’on faisait avancer en poussant avec ses pieds sur le sol. Par la suite, de nombreuses innovations furent réalisées pour aboutir aux différentes bicyclettes que nous connaissons aujourd’hui.

Le parc vélocipédique français est de 21 millions dont 35,1% pour le VTT, 32,4% pour le vélo de ville, 21,2% pour le vélo de course, 9,7% pour le vélo de route, et enfin 2,7% pour le VTC. Malgré le faible pourcentage du VTC, ce dernier est en forte progression. Les ¾ des bicyclettes commercialisées en France sont importées.

A Lyon, une démarche audacieuse a produit les vélos’V. Le principe repose sur un libre service où chacun peut emprunter un vélo à une borne électronique prévue à cet effet, et le reposer à un autre endroit de la ville où se trouve une autre borne. Cependant beaucoup d’usagers se plaignent de ce type de bicyclette truffée de puces électroniques et ayant un poids bien supérieur à la moyenne. D’autres voies sont en cours d’exploration comme, par exemple, les vélos assistés d’un moteur électrique. Après Lyon qui fut le laboratoire à grande échelle, d’autres villes ont suivi le même exemple en France.

De ces constatations, nous pouvons dire que la bicyclette n’est pas morte et qu’elle possède plus que jamais encore un très bel avenir ▄

 

Je n’utilise plus de marque-page pour lire des livres

Savoir s’arrêter dans un livre a-t-il un sens ? On prend sa respiration, on médite un instant, puis on reprend sa lecture. Si l’on ne sait pas retrouver le fil d’un discours en faisant défiler les pages et que le marque-page nous est indispensable, c’est probablement parce que nous n’avons rien compris à la fausse linéarité d’un livre. Lorsque l’on plonge dans les propos d’un ouvrage comme dans une eau claire, le marque-page devient alors superflu. Car chaque phrase est soigneusement archivée dans les tiroirs de la mémoire, et à peine ouvrons-nous à nouveau le livre que nous savons où nous nous trouvons dans le discours de l’écrivain. De plus, pourquoi serions-nous obligés de suivre la numérotation des pages ? J’imagine parfois des livres sans pagination, où le propos de l’auteur serait notre seul guide. Pourquoi ne commencerions-nous pas par les dernières pages d’un livre ? Cela éliminerait tous les mauvais romans à intrigue qui ne tiennent que par leur dénouement. Car toute fin est arbitraire et artificielle. Cela ne s’arrête jamais, tout est une suite perpétuelle que seule la mort stoppe définitivement. Aussi la fin d’un livre est-elle aussi un début. Dans ces conditions, commencer par la première page n’a-t-il pas plus de sens que de commencer par la dernière.

Laisser un livre s’ouvrir au hasard est aussi une joie que l’on devrait enseigner à l’école. Ainsi les élèves deviendraient-ils des dadaïstes sans le savoir. Ouvrir les pages d’un livre au hasard, c’est analyser un texte en profondeur. Rien n’empêche de revenir sur les passages déjà lus au cours d’une deuxième ou d’une troisième lecture. Combien de lecteurs n’ont-ils pas lu de brefs passages d’un livre au hasard avant de l’acheter ou de l’emprunter dans une bibliothèque. Comme on goûte la nourriture, il nous faut goûter les propos de l’auteur afin de savoir s’ils sont à notre convenance. D’autre part à notre époque où la littérature et le cinéma sont envahis par ce qu’on appelle le thriller, ouvrir un livre au hasard, et surtout à la dernière page, permet de ne pas dépenser son argent dans un livre à intrigue. Car ouvrir un livre au hasard c’est aussi désamorcer l’intention de certains auteurs de nous manipuler avec des fictions dont tout repose sur la chute finale.

Les jours qui s’écoulent n’ont aucun marque-page pour repère. Si un livre doit représenter la vie, alors le livre doit être comme l’existence, c’est-à-dire sans repères particuliers et d’une circulation fluide où chaque instant a toute son importance. Le livre de la vie peut être un peu jauni, mais il reste toujours lisible par les plus jeunes afin qu’il transmette sa pensée aux générations successives.

Lorsque vous ouvrez un dictionnaire au hasard, vous êtes pris dans un tourbillon de renvois à d’autres endroits du dictionnaire, et ceci d’une manière presque interminable. Dans cet inextricable jeu de correspondances où chaque mot en appelle à un autre mot, il est bien difficile de marquer une quelconque page. Dans cette architecture flottante de papier, vous rebondissez telle une boule de billard dans tous les recoins de l’ouvrage. Impossible dans une telle mouvance de fixer un point d’ancrage.

Le marque-page tout comme le surligneur sont des résidus de l’école sans avoir réussi à atteindre vraiment la maturité. Un livre truffé de marque-page révèle un esprit inquiet et incertain. Ce ne sont là que des béquilles intellectuelles qui ne servent en fait à pas grand-chose sinon à embrouiller un peu plus la pensée. Ne pas se laisser emporter par l’ordre apparent d’un livre est une sage discipline. Et remonter le cours d’eau tel un saumon est encore la meilleure solution pour comprendre les propos d’un auteur

© Serge Muscat – mars 2018.

La brisure de l’âge adulte

« Tu pourras le faire lorsque tu auras dix-huit ans » dit le père à son fils. Ils sont nombreux les enfants qui rêvent d’avoir leur majorité. Pourtant, une fois atteint l’âge adulte, ils regretteront durant toute leur vie cette période de l’enfance où tout était prétexte aux jeux et à la découverte. Même les blessures sont peu de choses en regard des joies intenses que l’on éprouve. Et peu importe que l’on ne comprenne pas encore le réel dans sa complexité. L’essentiel est que nous sommes entièrement tendus vers le désir de tout essayer et de tout voir.

Nombreux sont ceux qui perdent très rapidement cette insatiable curiosité et cet émerveillement qui caractérisent l’enfance. D’autres conservent ce regard presque toute leur vie. Souvent la rudesse de l’existence empêche de conserver cette fraîcheur d’esprit, en nous faisant plier à un principe d’une réalité impitoyable produite par les hommes. Puis les enfants ne sont aussi pas tous les mêmes. La différence entre eux est la même que celle entre les adultes. Malgré cela, nous passons de merveilleux moments avec nos camarades que l’on ne reverra plus une fois devenus adultes. Car les différences en gestation deviendront plus tard de grands fossés infranchissables. C’est aussi comme cela que l’âge adulte nous apprend la solitude même en étant sociable.

Les enfants jouent entre eux alors que les adultes commercent et, parfois, s’entre-tuent. La petite dispute dans la cour de récréation se transforme à l’âge adulte en monstrueuse tuerie. L’âge de raison est aussi l’âge de la déraison et de la folie meurtrière.

Nous avons tout à apprendre de nos jeunes années ; et celui qui oublie son enfance deviendra un aveugle incapable de voir les merveilles de la nature et de la vie. Celui qui refuse l’enfant qui est en lui sombrera dans la bêtise et la barbarie. Et il ne s’agit ici nullement de régression, pour ceux qui seraient enclins à procéder à une psychanalyse de bazar. Il s’agit juste de ne jamais oublier le petit chercheur que nous avons été lorsque nous faisions notre découverte du monde qui nous entourait.

Pris entre le désintérêt pour tout et l’appât du gain, il ne reste à l’âge adulte plus beaucoup de chercheurs authentiques. Car lorsqu’on n’est plus capable de s’émerveiller, il ne reste que la consommation passive de produits inutiles et sans significations pour tenter de donner un peu de saveur aux jours qui passent. Ainsi les individus se résignent-ils à l’achat toujours croissant d’objets qui finissent dans un placard. Le rêve se transforme en fétichisme et en pensée animiste. C’est aussi cela devenir adulte ; avec tout ce que cela comporte d’atrophie de l’imagination. De l’enfance jusqu’à l’âge de raison, l’imaginaire décroît proportionnellement à l’approche du seuil de « singularité ». Arrivé à ce stade, l’homme n’agit plus que par le biais de prothèses techniques interposées. C’est le règne du post humain ou de l’homme augmenté. Toujours est-il que ce n’est pas de l’imagination dont l’homme est augmenté, mais bien plutôt d’une « pensée » calculante.

Qu’elle est loin mon enfance où je grimpais dans les arbres pour voir le monde d’un peu plus haut. A présent prendre de l’altitude se réalise par l’intermédiaire de drones toujours plus performants. On ne grimpe plus aux arbres mais l’on appuie sur des manettes en regardant un écran. Nous sommes tous devenus des spectateurs en puissance avec nos téléphones portables que nous consultons presque jusque dans notre sommeil. La vie est devenue un film interminable que l’on regarde en 3D.

Où sont les jouets de mon enfance, les figurines et les petits soldats, les maquettes et les jeux de construction ? Tout semble avoir été aspiré dans le trou noir des écrans. Il ne reste plus rien, seulement une image en haute définition.

Tout devient flou dans ma mémoire, il est temps pour moi d’éteindre l’ordinateur.

________________________________

© Serge Muscat – septembre 2018.

Les bruits dans la tuyauterie

Et il y a toujours ces bruits dans la tuyauterie. Le bruit de ces lavages, de ces rinçages, de ces savonnettes trop glissantes, de la lessive qui ravive les couleurs. Un Lavomatic à chaque coin de rue, la cité est bien gardée de sa souillure.

Toujours que la ville soit plus propre; comme pour laver notre conscience de nos actes-excréments. La tuyauterie toujours plus et partout. Le vide-ordures est bouché et voilà que c’est la révolution au bas de l’immeuble. Cacophonie technologique, où plus personne ne comprend rien à rien de ce qui est fabriqué. Tout devient sans fil et sans âme, mais il reste toujours ces millions de kilomètres de tuyauterie.

Lorsqu’une personne tire la chasse d’eau, nous assistons à un déshabillage sonore. De la tuyauterie aux tripes, tout finit dans le tout-à-l’égout. Et les usines qui sans fin déploient une pelote de tuyaux dont le profane se demande à quoi tout cela peut bien servir. Même dans le siècle prochain où règnera peut-être l’holographie, il restera toujours et encore plus de tuyaux qui ne pourront plus être gérés que par des ordinateurs, étant donné le nombre de plans en papier que cela nécessiterait.

Son grand frère, le tunnel, n’est pas en reste. Le monde est rongé par le trépan. Ça perfore et ça perfore encore. Dans ces tunnels? Des tuyaux. L’un n’allant pas sans l’autre. Des tuyaux d’arrivée d’air, des tuyaux d’eau potable, des tuyaux d’évacuation des eaux usées… Tout finit toujours par un tuyau. Jusqu’à la fin, sur le lit d’hôpital, l’individu est encore empêtré de tuyaux dont il ne sait quelle est leur utilité. Tuyaux dans la bouche, dans les narines, tuyaux dans les veines… Entuyauté de partout pour partir vers le néant, dans un cercueil qui roulera dans le dernier tunnel d’incinération.

© Serge Muscat – septembre 2009

Les livres sont faits pour voyager

Tout livre devrait s’expatrier. Tels des oiseaux migrateurs, les livres sont faits pour voyager. Imaginez l’espace d’un instant, avec l’invention de l’aviation, les milliers de livres qui voyagent par les airs chaque jour, à chaque instant, et qui apporteront un moment de joie en passant par l’ouverture des boites aux lettres.

C’est à un double voyage que le livre convie : le premier est le transport physique du livre ; le second est le voyage du lecteur en parcourant le livre.

Le livre, si c’est l’espoir d’un auteur qui met sa pensée à plat, c’est aussi parfois le désespoir et le seul refuge pour retrouver une lumière dans l’obscurité intérieure.

Le livre c’est enfin « une longue lettre adressée aux amis ». Le courrier postal ayant presque disparu, ces livres sont donc les dernières lettres sur la Terre.

Adam et Eve

Par sympathie pour les animaux, le professeur Elios avait nommé les deux souris blanches : Adam et Eve. Ces deux prénoms lui semblaient appropriés étant donné que ces deux souris allaient l’aider dans l’étude d’un homme nouveau, à une création sans précédant. Et c’est avec la participation d’Adam et Eve que le professeur allait pouvoir tester le fruit de ses recherches. Ces dernières consistaient à multiplier la durée de vie normale d’un homme par cent. Autant dire tout de suite que le terme de révolution scientifique était bien peu pour qualifier cette prodigieuse découverte. Si l’expérience aboutissait à un résultat positif, Adam et Eve ; et par la suite l’homme, traverseraient une aventure encore inédite. (suite…)

Copyright Serge Muscat 2000

Rêves après rêves, nous sommes tous des dormeurs éveillés

A peine se réveille-t-on d’un rêve que nous entrons dans un autre rêve. Et si nous devenons à court de rêves, alors la vie se transforme en cauchemar. Nous ne percevons le réel qu’à travers le prisme de l’imaginaire.
On croit souvent que le rêve est le propre de l’enfance et que l’on accède au réel une fois devenu adulte. Ceci est une illusion de plus car une fois atteint l’âge adulte, nous continuons à rêver.
Toutes les prouesses humaines sont nées de rêves lentement maîtrisés. Le rêve et la réalité ne sont que les deux faces d’une très mince feuille qui parfois se déchire. L’homme qui ne rêve plus est un être à l’état de vie végétative. Que ferions-nous du lendemain si nous n’étions pas portés par des rêves qui nous font agir ? On oppose très souvent les rêveurs aux gens d’action. Mais les gens d’action ne sont-ils pas aussi des rêveurs ? Il faut avoir des rêves démesurés pour, par exemple, partir à la conquête de l’espace. Il est nécessaire d’avoir des rêves puissants pour qu’ils deviennent réalités.

Comme l’avaient compris Deleuze et Guattari, l’homme rêve le monde et non le cercle restreint de sa petite famille. Freud n’a fait que faire errer des générations de psychanalystes pour qui la cellule familiale est le centre des rêves des individus. Lacan disait que « la psychanalyse ne peut rien contre la connerie ». Nous ne pouvons rien pour Lacan, car il n’a jamais guéri la moindre personne.

Le rêve donc. C’est le rêve et l’imagination qui ont permis à Einstein de concevoir la Relativité et à Jules Verne d’écrire Vingt mille lieues sous les mers. Nous laissons de côté l’entêtement des psychanalystes pour qui toute imagination un peu trop débordante n’est pas « normale », c’est-à-dire en dehors de la norme qui est une moyenne statistique de l’individu moyen.
Tous les grands créateurs que l’histoire a pu nous livrer étaient des hommes et des femmes doués d’une grande capacité à rêver. Il n’y a que la bêtise de l’ordinateur qui ne rêve pas. Et encore une bête rêve-t-elle plus que le plus gros supercalculateur.
Qui saura comprendre la source des mécanismes de l’imaginaire qui pousse l’homme vers un changement perpétuel, que certains réussissent à prédire plusieurs siècles à l’avance ? Probablement les génies sont-ils ceux que l’on n’a pas pu empêcher de rêver •

(Janvier 2019)

Le ready-made est-il l’art de tourner en rond?

(PDF)

Le ready-made de Marcel Duchamp a jusqu’à nos jours fait beaucoup parler de lui. Cette esthétique de la banalité questionne sans cesse sur ce qui est ou n’est pas de l’art. Si tout objet de la vie quotidienne devient une œuvre d’art à partir du moment où il est exposé dans un musée, la définition de l’art (si définition définitive il y a) devient problématique. Aussi nous posons-nous la question de savoir si le ready-made est transposable en musique ? Si nous regardons par exemple Fontaine ou la Pelle à neige, un bruit industriel peut-il devenir une œuvre musicale ? Si les Pink Floyd furent parmi les premiers à introduire des bruits de la vie quotidienne dans la musique, leurs créations ne sont toutefois pas composées uniquement de cela. Si le bruit de la caisse enregistreuse est utilisé dans le morceau intitulé Money, il y a néanmoins une musique « traditionnelle » qui englobe ce bruit de caisse. Un ready-made musical intégral ferait donc entendre uniquement le bruit de la caisse enregistreuse. Peut-on dans ce cas encore parler d’art de la musique ? On sait que des compositeurs comme Pierre Henry et Pierre Schaeffer se sont adonnés à des expérimentations musicales peu courantes, notamment dans le domaine de la musique concrète. Et on pourrait se demander si la musique concrète est un ready-made dans le monde musical.

Procéder à une analogie entre les arts plastiques et les autres arts permet de mieux se poser la question de la légitimé artistique du ready-made de Marcel Duchamp. En appliquant ce principe au cinéma, le film d’amateur et de famille serait donc de l’art en puissance ! Nous laisserons de côté la notion d’art brut développée par Jean Dubuffet ; car l’art brut n’est pas un ready-made. Le ready-made n’est qu’une banalité transfigurée en « art » par le biais d’un regard différent porté sur les objets de la vie courante. Jean-Pierre Burgart critique à ce propos le caractère non artistique du ready-made. Comme il l’écrit dans le titre d’un de ses ouvrages1, ce n’est qu’un avatar de la banalité. « L’art à l’état gazeux », dont parle Yves Michaud2, a commencé avec le ready-made et poursuit son chemin jusqu’à nos jours en clamant que « tout est art », puisque c’est le regardeur qui fait l’œuvre d’art. A partir de là toutes les déclinaisons sont possibles et le monde devient un gigantesque musée à contempler…

Si un ballon dans un aquarium est une œuvre d’art, alors n’importe quel cataclysme devient une œuvre grandiose. Dans ce cas, les photographes peuvent se frotter les mains et mitrailler tout ce qui se présente devant eux, puisque le spectacle du monde est potentiellement de l’art. Selon ces procédés, de simples photographies de famille ou une photo d’identité deviennent des photographies d’art.

Il en est de même avec le caractère « d’étrangeté » d’une œuvre. Si tout ce qui est étrange est de l’art en barre, alors nous vivons sur une planète-musée, car l’étrangeté est ce qu’il y a de plus répandu et de plus banal dans notre vie quotidienne. Durant toute notre vie le monde nous semble chaque jour étrange et différent de ce que l’on percevait la veille. Le sentiment d’étrangeté est une des choses les plus partagées par les humains. Cette sensation ne peut donc pas être un critère pour qualifier une œuvre d’art. Il n’y a rien de plus étrange et de jubilatoire qu’un ready-made. On oscille sans cesse devant son spectacle entre la farce et l’étrangeté qui nous amènent à nous dire : « Mais quelle est donc l’intention de l’artiste ? »

Il n’y a aucune intention dans le fait d’exposer une pelle à neige, sinon le désir de choquer justement par la banalité extrême.

Nous voyons donc que quel que soit l’art considéré, la démarche du ready-made ne donne aucun résultat artistique, que cela soit pour le cinéma, la photographie ou la musique. Le ready-made de Marcel Duchamp est un scandale en soi. Et ce scandale se perpétue toujours à l’entrée du 21e siècle, car nombreux sont les disciples de cet artiste qui n’a cessé de se moquer de nous

© Serge Muscat – mars 2018.

1Cf. Jean-Pierre Burgart, Le ready-made original, Avatars de la banalité, Paris, éd. Sens & Tonka, 2014.

2Cf. Yves Michaud, L’artiste et les commissaires, Nîmes, éd. Jacqueline Chambon, 1989.

Afin de donner un éclairage complémentaire sur notre propos, voici une archive radiophonique sur l’art analysé par Pierre Bourdieu: cliquer ici.

L’objet improbable de la littérature et sa nécessité

(PDF)

On a beau nommer les lieux, l’espace littéraire est toujours un endroit où les géomètres n’ont pas leur place. La littérature ne trace pas de plans car ce n’est pas son objet. Bien entendu nous parlons de Paris, de Barcelone, de Londres ou de quelque autre ville, avec des foules qui traversent les rues mais sans que jamais nous puissions les voir vraiment. Et c’est au fond sans aucune espèce d’importance. Depuis qu’existe le cinéma, la littérature naturaliste est devenue ennuyeuse. Le romancier n’a pas vocation à être ingénieur ou architecte ou même mathématicien. L’oulipo est une verrue littéraire qu’il convient d’extirper rapidement de l’espace romanesque. La littérature au grattage ou à la roulette de casino sera toujours vidée de la substance spécifique qui constitue l’humain. L’infini recule lorsqu’on tente de s’en approcher. Le propre de la littérature est ailleurs.

Le langage articulé est impropre à décrire une réalité matérielle. C’est pour cela que le dessin industriel a été inventé. La littérature est avant tout au service de la vie intérieure. Même si le mot brûlant ne brûle pas, il a toutefois le mérite de s’approcher de nos sensations et impressions particulières à chacun de nous. Et c’est ce flux continu de perceptions que la littérature tente de transmettre. Car même ce que nous croyons être des pensées n’est en fait qu’une remémoration de perceptions passées. Ce n’est pas la table que tente de nous montrer l’auteur, mais la perception qu’il a de celle-ci. Nous sommes donc bien éloignés du dessinateur industriel qui souhaite montrer un objet avec le plus possible de précisions objectives pour procéder à sa fabrication. L’auteur ne dresse pas de plans pour une quelconque réalisation de machines diverses. Le romancier se situe en cela aux antipodes de l’informaticien pour qui tout symbole a une action très concrète sur une machine. C’est du reste pour cette raison que les informaticiens lisent très peu de romans et que les romanciers font de piètres informaticiens. Les uns sont tournés vers la subjectivité alors que les autres essaient de rendre objectifs la moindre chose qui les entoure, y compris l’être humain.

Parler de sa petite vie privée n’est pas l’objet de la littérature disait en d’autres termes Gilles Deleuze. Ces propos sont très critiquables en posant l’hypothèse qu’il y aurait un universel de l’expérience humaine qui serait représentable par le biais de la création d’un personnage. Or chaque expérience humaine est unique et n’est en rien universelle, c’est-à-dire applicable à la totalité des hommes. La tentative de généralisation reste en surface, en évacuant les détails qui forment la singularité. Et c’est cette singularité que transmet la littérature. Il y a une infinité de façons d’être joyeux ou de souffrir dans la tristesse. L’universel n’est qu’un paravent qui cache la spécificité de chaque individu. Le général et le particulier ont toujours existé l’un dans l’autre.

L’interprétation du langage est fortement liée à l’expérience sensible.

Le monde du langage et celui de nos cinq sens sont inextricablement liés. Le sens des mots n’est pas qu’une affaire de lexicographes. Il est aussi lié à notre expérience sensorielle. C’est pour cette raison que la signification d’un livre varie lors des différentes relectures tout au long de notre vie. De ce fait l’univers littéraire est mouvant même si les mots restent figés. C’est cette expérience fluctuante où « la nuit remue » que l’écrivain tente de transmettre à son lecteur.

La littérature n’est pas un fait journalistique où le journaliste essaie de communiquer un évènement en tentant de s’effacer et d’être le plus neutre possible (même si cette neutralité n’existe pas). Le romancier ou le poète montre au contraire tout son être dans ce qu’il écrit jusqu’à ne faire qu’un entre ce qu’il vit et les mots sur le papier. Il donne de sa personne comme un comédien s’expose devant l’objectif d’une caméra. C’est aussi par l’envie de crier cette difficulté à être au monde qu’il prend son stylo pour écrire.

A quoi sert la littérature lorsqu’on peut aller dans l’espace ou être identifié numériquement par la reconnaissance faciale ?

A l’heure où les machines se multiplient toujours plus, la littérature est une issue de secours permettant à l’homme de ne pas sombrer définitivement dans un comportement d’automate dénué de liberté. Si des ordinateurs battent des champions aux échecs, ce n’est là toutefois qu’illusions car le vivant est bien plus complexe qu’un échiquier avec ses quelques pièces. Il est très probable que le biologique aura toujours une longueur d’avance sur le machinique.

La littérature n’en finit pas de disparaître et pourtant elle existe toujours. Tant que l’homme aura l’usage de la parole, il y aura cette petite voix intérieure qui fait que nous pensons en permanence par le biais du langage et qu’il nous faut des récits pour mieux nous comprendre. Que ces récits soient oraux ou écrits ne change rien à cette singularité humaine. Ce n’est pas le support qui importe mais plutôt le fait que l’homme est irrémédiablement un animal parlant

© Serge Muscat – Janvier 2018.

Les remous de la conscience

Passer une nuit blanche procure une sorte de fusion avec l’univers et le grand tout. Après tout, la lumière n’est que peu de chose dans l’obscurité des espaces infinis. C’est aussi pour cela que le nocturne me fascine, même si l’homme a besoin de la lumière. Les astronomes travaillent beaucoup durant la nuit et j’imagine leurs sensations lorsque dans l’obscurité ils observent ces lumières qui questionnent plus qu’elles n’apportent de réponses.

Regarder le ciel et sentir en soi la conscience du temps qui passe et ne se reproduit jamais de la même façon nous mènent à une impression de haute félicité. On en arrive parfois même à oublier que nous allons mourir dans cet état de profonde extase. Il doit y avoir quelque chose même si l’on ne croit pas en Dieu. Ce n’est pas possible autrement. Tout cela ne peut pas exister sans qu’il y ait un principe, une force, une intention dans l’incommensurable univers.

C’est à ces réflexions que la nuit est propice. Et le petit matin où tous les hommes se lèvent pour entreprendre une nouvelle journée efface avec ses fausses certitudes les questions que la nuit apporte

Petite traversée dans le monde du tourisme

Comme l’a si bien montré Michel Houellebecq, il n’y a rien de plus simple que de se transformer en touriste. Il suffit de franchir la porte de n’importe quelle agence de voyage et de se « laisser guider » depuis le départ jusqu’au retour. Tout est prévu et est soigneusement planifié. Le parcours du zoo humain est balisé et toutes les sécurités sont là pour parer à l’imprévu.

Les touristes ont la particularité de dépenser leur argent dans le pays où ils arrivent. Ils sont donc une sorte de « ressource » financière que les pays s’arrachent. L’industrie du tourisme est une grande usine qui rapporte beaucoup d’argent. Mais que signifie exactement être touriste à l’ère des « loisirs programmés » ?

Le touriste comme parfait anti-chercheur ou l’idiot qui regarde tout ce qu’on a prévu de lui montrer

Le touriste ne fait essentiellement attention qu’à deux choses : l’architecture et la cuisine locale. Tout le reste lui échappe. La population touristique est un peu particulière. Elle n’a aucune ressemblance avec ce que l’on nomme un sociologue ou un ethnologue. Le touriste d’agence de voyage est par définition aveugle et sourd. La seule chose qu’il souhaite est de se « distraire ». Et les agences de voyage ont tout prévu pour réaliser ce souhait.

Le propre d’un parcours touristique est d’être justement un « parcours », c’est-à-dire une suite de lieux prévus pour être regardés. Alors se pose la question de savoir pourquoi ce parcours plutôt qu’un autre a été choisi ? Cette question élémentaire, le touriste ne semble pas se la poser. Il écoute avec attention ce que « l’animateur » a choisi de lui dire et de lui montrer. Et lorsqu’il n’y a pas d’animateur, le touriste suit le groupe majoritaire pour se rassurer, en se disant que « puisque tout le monde va dans cette direction, c’est qu’il y a quelque chose à voir ». Aussi ces touristes ne regardent-ils rien d’autre que ce que l’on préparé pour eux afin de ne pas voir ce qui serait gênant.

Une culture n’est pas seulement l’architecture et la cuisine locale

Ce qui se présente en premier lieu au touriste est l’architecture. La plupart du temps s’opère une vision sommaire des bâtiments qui donne une vague idée de la culture dans laquelle il est immergé. Et comme il faut se nourrir trois fois par jour, en second lieu intervient le type de cuisine que trouve le touriste dans l’endroit où il séjourne. Et encore, ces deux éléments peuvent être fabriqués dans une autre culture, comme par exemple dans les grandes chaînes d’hôtels internationaux de cinq étoiles, où les personnes vivent en circuit fermé sans avoir de contacts approfondis avec la vie des habitants du pays.

Le touriste est de ce fait aux antipodes de ces étudiants qui vont étudier à l’étranger. Car le touriste n’étudie rien et n’est bon qu’à prendre des photos médiocres qu’il montrera à ses amis avec fierté. La population touristique se déplace par ailleurs en grands groupes afin de former une micro-société, une sorte de bulle dans laquelle les individus préservent leur culture sans se mélanger à la culture locale, ou alors avec une grande distance. Pour toute médiation ils ont un animateur qui leur explique dans leur langue l’histoire de telle ou telle architecture ou de telle place publique. Le touriste est satisfait de ce pâle vernis culturel que distille l’animateur. Le soir, chacun rentre dans sa chambre d’hôtel en imaginant des histoires plus ou moins féeriques qu’il racontera à ses amis et collègues de travail en espérant les faire rêver.

Le retour

Le touriste doit bien revenir dans sa tribu. Son séjour « artificiel » ne lui a pas appris grand-chose sinon savoir dire bonjour, au revoir et merci dans la langue du pays qu’il a visité. Il a rapporté des gadgets fabriqués en Chine en se disant que ces objets sont le reflet de la culture du pays où il a séjourné. Il doit retourner au travail, supporter son chef de service autoritaire et qui pratique le taylorisme. Il ne lui reste plus qu’à faire de nouvelles économies pour pouvoir faire un autre séjour touristique dans un autre pays par le biais d’une agence de voyage. Et lorsque, ainsi, il aura « visité » une dizaine de pays, il se dira que c’est un aventurier qui a parcouru le monde

© Serge Muscat – Décembre 2017.

La photographie et le cinéma au service du consumérisme

Dès l’utilisation de la photographie dans l’imprimerie, la publicité fit un usage intensif de cette technique pour promouvoir les produits des entreprises. Ce fut le début de la consommation de masse jusqu’à ce que nous connaissons aujourd’hui. Sans la photographie utilisée dans les journaux et les magazines, la marchandise n’aurait pas pu faire l’objet d’une diffusion de masse comme ce fut le cas. L’industrie du luxe a par exemple fait appel aux photographes les plus talentueux pour mettre en avant ses produits. Sans photographie, pas de visibilité massive des marchandises et pas de déclenchement du désir. Car le consommateur est un être désirant. Le développement du capitalisme et de la consommation de masse repose donc sur la « représentation » des produits qui incite à déclencher leur achat. La photographie est donc la meilleure alliée de l’industrie de masse.

Pour Walter Benjamin, la photographie industrielle est en quelque sorte une dégénérescence de la photographie artistique. Comme il le remarque dans les passages parisiens, la construction industrielle a pris le pas sur la construction issue des beaux arts. L’industrie a tout surpassé jusqu’à parler de nos jours « d’industries culturelles ». L’ingénieur a détrôné l’artiste sur son propre terrain qui est celui de la création artistique. De ce fait, l’artisanat a été remplacé par l’ouvrier spécialisé et l’industrie capitaliste.

Dans les photographies d’Eugène Atget c’est tout ce monde artisanal en train de disparaître qui est mis au premier plan avec une certaine mélancolie. Cet univers désuet attire particulièrement Walter Benjamin car il représente le vieux Paris, une capitale pas encore menacée par l’industrialisation. C’est également le moment où la photographie n’est pas encore totalement industrielle et où elle conserve un certain caractère expérimental. Mais l’industrialisation fera disparaître cet univers bucolique pour laisser la place aux cheminées des usines et au développement de la pellicule 35 millimètres qui deviendra un standard de la photographie et du cinéma, même si d’autres formats ont gravité autour.

Le monde marchand a détrôné tout un savoir-faire détenu par les grands photographes qui maîtrisaient de façon artisanale la photographie. La bourgeoisie souhaitant être immortalisée sur la plaque photographique, elle fut la meilleure clientèle de ces marchands attirés par l’appât du gain. A cette époque, de nombreux portraitistes peintres se lancèrent dans le portrait photographique pour gagner leur vie. Le portrait fut l’élément fondamental qui caractérisa l’essor de la photographie pendant très longtemps. Par ailleurs, avec le développement intense de la société de consommation, la photographie est devenue le médium principal sans lequel la publicité est difficilement efficace. Ainsi les affiches publicitaires ont suivi tous les développements de l’imprimerie, avec la couleur et les grands formats. La photographie véhicule aussi bien les œuvres purement artistiques que l’image des produits de consommation courante. Walter Benjamin sent cela venir puisque l’affiche photographique est relativement récente dans l’histoire de l’imprimerie. Il relève également le caractère politique de la photographie. Car une photographie est toujours un acte politique, elle n’est jamais « neutre ». Photographier c’est s’engager politiquement. Les photo-journalistes qui doivent respecter une certaine éthique ne sont pas neutres lorsqu’ils réalisent une photographie. Il y a même parfois des images qui déclenchent des scandales.

Walter Benjamin note également le caractère contre-révolutionnaire du cinéma, par le fait que celui-ci fonctionne avec le capitalisme. Au cinéma le culte des stars participe à l’idéologie libérale avec son star-système. L’art est perverti en n’étant plus au service d’un acte révolutionnaire. Walter Benjamin relève cette contradiction du cinéma qui est avant tout un art capitaliste, même si ce n’était pas le cas au tout début de la création de cet art. Il parle ainsi du cinéma : « L’acteur de cinéma […] est à tout moment conscient1. Il sait, tandis qu’il se tient devant les appareils, que c’est au public qu’il a affaire en dernière instance : au public des consommateurs, qui constituent le marché. Ce marché sur lequel il ne s’offre pas seulement avec sa force de travail, mais aussi avec sa peau et ses cheveux, son cœur et ses reins […]. Le culte des stars encouragé par le capitalisme du cinéma entretient ce charme magique de la personnalité, désormais perverti depuis longtemps par sa dimension mercantile. »

Le cinéma n’a donc plus rien à dire comme l’avait compris Guy Debord et Isidore Isou. Des années 40 jusqu’à nos jours, le cinéma est resté une machine commerciale qui vend du rêve et endoctrine les esprits. Seule une infime partie de la production cinématographique a encore un message qui transformera la société dans ses récits. Tout le reste n’est qu’abrutissement et commerce très lucratif sur lequel se greffent la presse people, les chaînes de télévision et tout un tas de produits dérivés. Walter Benjamin avait pressenti ce qui est, au 21e siècle, la société du divertissement capitaliste avec ses parcs d’attraction et la disneylandisation de la société. Cela a commencé dès les trente glorieuses. C’est autour de cette époque que Walter Benjamin écrit ses textes sur l’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique et Paris capitale du 19e siècle. Toutes les prémisses du futur qui arrivera sont dans ses écrits. Aussi pose-t-il un regard très clairvoyant sur le monde en devenir et sur les sociétés de masses

© Serge Muscat – avril 2017.

1Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, éd. Allia, Paris, 2011, p. 59.

Toute discussion est un malentendu

Tout individu est emmuré dans ce qui constitue sa « personnalité ». Toute confrontation d’un homme avec un autre homme pourrait être considérée comme étant une effraction et un malentendu. L’autre ne comprends jamais ce que l’on exprime. Et c’est dans cette incompréhension qu’émerge du sens.

Bien entendu, il y a les théories de la communication utilisées par les linguistes, mais malgré toutes ces tentatives d’explications, il n’empêche que la communication repose toujours sur un malentendu, une impossibilité fondamentale à comprendre ce que dit l’autre. Ce qui fait que nous n’en finissons jamais de parler pour réajuster le discours qui s’échappe comme une anguille au fur et à mesure que l’on tente de se faire comprendre, en sombrant dans le labyrinthe des mots qui renvoient indéfiniment à d’autres mots. Nous sommes pris dans l’étau de la convention et du dépassement de cette convention de la langue.

Sans entrer dans la problématique des linguistes, depuis les premiers travaux de Saussure, comme par exemple le rapport du signifiant au signifié, il y a un réel problème qui est que le langage renvoit inextricablement à lui-même et que nous sommes ballottés d’un renvoi de mots à d’autres mots. En ce sens, le langage est une structure fermée sur elle-même dont seuls les arts visuels et la musique nous permettent de sortir. Et même les arts visuels et la musique sont également l’objet d’un discours articulé, comme si le langage venait pallier à un manque de ces arts qui sembleraient ne pas se suffire à eux-mêmes. Pourtant, si les arts visuels et la musique existent, c’est parce que le langage ne peut pas tout exprimer. Ainsi des chercheurs ont analysé et codifié les distances entre les individus et ont appelé cette science la proxémique (dont Edward T. Hall est le précurseur). Ce qui montre bien que le langage articulé n’est pas un élément de communication complet.

D’une manière ou d’une autre, dès que l’on analyse une chose, que cela soit un art, une science, etc, nous en revenons toujours à la problématique du langage. On pourrait donc se dire à juste titre que la linguistique est la science des sciences et qu’elle est au fondement de tous les autres savoirs. Nos cinq sens seraient même influencés, dans leur perception, par le langage. D’où son importance primordiale, comme l’ont bien compris les psychanalystes, dans la structuration d’un individu.

Les groupes sociaux et leurs différentes manières de parler

S’il est déjà difficile de se faire comprendre dans un groupe social homogène, il est encore plus difficile de communiquer lorsque les groupes sociaux sont différents, c’est-à-dire lorsque les classes sociales ne sont pas les mêmes. Car, par exemple, le vocabulaire de la classe ouvrière est essentiellement l’argot, alors que les différentes strates de la bourgeoisie utilisent la langue « standard », c’est-à-dire celle enseignée à l’école. Or la plupart des enfants de la classe ouvrière refusent de parler la langue qui est enseignée à l’école, ce qui complique encore plus la situation de communication. Lorsque l’un dit « travail », un autre dit « boulot » et encore un autre dira « taf ». Il n’y a pas que les logiciels qui deviennent de plus en plus volumineux ; il y a également les dictionnaires qui prennent une taille tellement importante que leur manipulation devient difficile sous la forme papier, et l’on finit par les informatiser et les mettre sur Internet.

Nous vivons dans un monde de jargons où le nombre des mots augmente sans cesse. Dans ces conditions le dialogue devient de plus en plus un malentendu. Nous n’en finissons pas de parler pour tenter de faire comprendre un fait ou une idée à un interlocuteur, avec des mécanismes de redondance pour essayer d’exprimer les choses avec le plus grand nombre de codes qu’il est possible d’exprimer. La masse d’informations devient tellement gigantesque que nous en arrivons à inventer des ordinateurs quantiques pour augmenter massivement la puissance de traitement. Toutefois, l’humain parle, lit et écrit toujours à la même vitesse ; ce qui nous pousse vers un paradoxe insurmontable où l’homme est totalement dépassé par la vitesse des machines. C’est également ce fait qui produit des discours de plus en plus hachés et rapides, un peu comme sous la forme de clips. La discussion est un art de la lenteur. Dans un monde où l’on communique des bribes de phrases par téléphone mobile et où des outils comme Twitter limitent les messages à un style télégraphique, il n’est pas étonnant que nous ayons beaucoup de difficulté à nous comprendre.

Le bruit cacophonique généré par les médias de masse et la vulgarisation

La cacophonie généralisée avec un nombre croissant de chaînes de télévision et de radios brouille totalement « les informations pertinentes », comme le disait Pierre Bourdieu. Pour diminuer ce « bruit », qui de plus surcharge le cerveau d’informations qui ne donnent aucun outil critique, l’individu devrait fermer le robinet médiatique et faire un choix entre ce qui est « pollution informationnelle » et une « information éclairante » pour le sain développement de son esprit critique. Cet apprentissage du discernement est réalisé par l’école. Par conséquent ceux qui ont fait peu d’études ne savent pas trier l’information et prennent ce qu’ils pensent être un savoir et qui ne l’est en fait pas, ce qui n’est qu’une opinion comme le disait Gilles Deleuze lorsqu’il parlait de la nature de la télévision. Le peu de connaissances « critiques » qu’elle communique est un savoir tellement sous-vulgarisé qu’il n’apporte en fait strictement rien à l’individu pour son développement personnel, et produit même une vision biaisée de la réalité. Il en est de même pour les magazines où les écrits ne sont que des opinions, sans poser de problématique et de tenter de la résoudre. C’est par exemple ce qui se déroule dans les magazines consacrés au cinéma. Chaque journaliste propose son opinion (j’ai aimé ou je n’ai pas aimé) sur tel ou tel film sans élaborer la moindre théorisation.

Ainsi, dès que l’on s’adresse à un grand nombre de personnes, le message est modifié, dénaturé, jusqu’à être vidé de sa réelle substance signifiante. Vouloir être compris par tout le monde revient en fait à n’être compris de personne, car ce tout le monde n’existe pas ; c’est seulement un concept qui aide à penser le multiple.

Enfin nous dirons que le plus grand mal de notre siècle, où règnent les médias de masse, est la vulgarisation à outrance où tout le monde souhaite se faire comprendre de tout le monde

Les déterminations sociales de l’art

En arts pullulent des styles, aussi bien en arts plastiques qu’en musique ou en littérature. Si tous ces styles semblent jaillir d’une manière chaotique, il n’en demeure pas moins qu’ils sont le fruit de groupes sociaux déterminés. Ainsi la culture pop est-elle la résultante des hippies des années 70. Et à chaque style correspond un groupe social situé dans une époque. L’opéra est un style de musique et de chant fabriqué par et pour des bourgeois.

Ce que nous voudrions montrer ici est que la « comparaison » entre, par exemple, les différents styles de musique n’est qu’une comparaison, ou mieux, un rapport de force entre différents groupes sociaux. Ainsi telle musique ne nous plaira pas, non pas tant par son contenu, mais plutôt pour le groupe social qu’elle représente. N’importe qu’elle musique vise un groupe social particulier et n’est pas un « hasard sociologique ». On voit donc pointer le caractère tout relatif du jugement de goût. Ce jugement de goût n’est en fait qu’une adhésion ou une non adhésion au groupe social d’où provient l’œuvre. Ainsi la musique hip hop était-elle au départ la manifestation de la révolte des jeunes des banlieues pauvres. Et la plupart du temps, ne pas apprécier ce genre de musique revient à contester politiquement ce groupe social. Et il en est ainsi de toutes les musiques. Ce que l’on apprécie ou n’apprécie pas chez un artiste c’est avant tout le groupe social qu’il « représente » beaucoup plus que l’œuvre elle-même. Car il émerge des artistes de toutes les couches de la société, des plus pauvres aux plus riches. Surtout avec les moyens actuels de la microélectronique, il est très facile de diffuser une œuvre pour un coût modéré.

Ce sont donc les classes sociales qui s’affrontent par le biais de la création artistique. C’est l’opéra des bourgeois contre le rap des pauvres. Selon où l’on est situé socialement, on aimera soit l’un, soit l’autre. Pierre Bourdieu l’a par exemple bien montré dans son étude sur la pratique de la photographie où il relève que cette pratique est bien souvent celle du petit bourgeois ou du prolétaire émancipé (par exemple devenu propriétaire) et non de la bourgeoisie savante qui préférera à la photographie l’activité de faire de la peinture ou de la sculpture. Comme il le dit, la photographie est un « art moyen » fait pour les classes moyennes ou tout juste moyennes. La classe savante pratique très peu la photographie d’amateur.

Nous voyons donc que derrière un hasard apparent se trouve en fait une détermination sociale. Le travail qu’a réalisé sur ce sujet Pierre Bourdieu est d’une grande pertinence, en mettant en lumière les mécanismes cachés qui participent au jugement de goût. Tout ceci n’est par ailleurs pas figé et bouge dans le temps ; que cela soit au cours d’une simple vie ou au fil des différentes époques. Ainsi, le cinéma qui était au départ une simple distraction de foire s’est vu accaparé par une bourgeoisie montante qui a vu là le moyen de gagner beaucoup d’argent. C’est alors que le cinéma est devenu une grande entreprise capitaliste, avec tout ce que cela signifie, c’est-à-dire des cachets misérables pour les figurants et les techniciens de base, et des fortunes considérables pour les premiers rôles et le réalisateur. Ce qui ne se déroulait pas ainsi lorsque le cinéma était une distraction de foire.

C’est que le cinéma est une immense machine à rêves, où ce qu’il y a sur l’écran devient plus vrai que la « réalité ». C’est cette puissance onirique qui fait que quel que soit le prix à payer, les gens dépensent leur argent pour voir un film. Cela devient un peu une sorte de drogue, au même titre que la cocaïne ou le cannabis. Et lorsque la vie est pleine de tracas et de problèmes à résoudre, oublier la réalité devient un impératif dont les professionnels du cinéma ont su largement profiter.

Mais revenons au jugement de goût. Nous voyons bien vite que ce fameux jugement n’est que relatif à une sociologie de la consommation artistique. Alors que l’individu pense être libre et libéré de tout jugement de classe, il n’est en fait que la simple illustration de sa condition sociale. Du reste, les différentes classes sociales ne se déterminent pas seulement par leur capital économique. Il y a également le capital culturel et symbolique. Et la classe savante n’est pas toujours la plus riche économiquement. Les plus pauvres ont souvent du mal à faire cette distinction. Ceux qui savent ne sont pas forcément des possédants. Et ce sont tous ces élements conflictuels qui entrent en jeu dans le jugement sur l’art. Si Mozart est apprécié par certains, on comprend aisément qu’il soit détesté par d’autres. Car Mozart représente un groupe, une classe sociale à laquelle on appartient ou n’appartient pas. L’art est art de classe. Il serait illusoire de vouloir couper l’art des classes sociales. « Le piano du pauvre » est l’accordéon. Et l’accordéon est de ce fait socialement situé (les pauvres). Comme le disait un comédien, un orchestre symphonique est trop grand pour une chambre de bonne. Le jugement de goût est donc inextricablement lié aux rapports et aux conflits des classes sociales.

Comme l’a montré la sociologie, le capitalisme ne recherche pas la connaissance (car le savant est bien souvent modeste) mais le profit et la richesse. Ce qui anime le capitaliste est la richesse financière au détriment de toute autre forme de richesse. Et le jugement de goût s’aligne et se met en adéquation avec les différentes richesses financières. Ceci n’a rien de nouveau et existait déjà il y a plus de 2000 ans. De ce fait, le jugement de goût, contrairement à ce que pensait Kant, est lié à la richesse de l’artiste ainsi qu’à la richesse du consommateur d’art, ou autrement dit à l’appartenance à une classe sociale. Le fait de posséder des biens est ce qui différencie les classes sociales. Dans un système libéral où la propriété privée est la norme, les individus se différencient par rapport à ce qu’ils possèdent comme biens privés. C’est celui qui possède qui dominera ceux qui ne possèdent rien ou moins. La possession est le seul critère et objectif du capitalisme.

Le snobisme consiste, dans le jugement de goût, à apprécier ce qui a une grande valeur économique. Ou, autrement dit, ce qui coûte cher est beau. Ou encore, apprécier ce qu’apprécie la classe dominante est un critère de « distinction » pour se démarquer des classes dominées. Ainsi le petit bourgeois aura tendance à mimer le grand bourgeois pour ne pas être relégué au rang de prolétaire. Il est à remarquer que ce processus de « distinction » a lieu dans une société de classes, c’est-à-dire dans un système capitaliste. Les individus ont souvent le souhait de passer à une classe supérieure en devenant plus riche. Et ce passage à une classe supérieure passe par l’accession à la propriété. C’est la propriété privée qui donne des privilèges sur ceux qui ne possèdent rien. Dès qu’une personne a un salaire suffisamment élevé, elle devient propriétaire de quelque chose (immobilier, actions en bourses, etc). Ce n’est pas pour rien que les hommes s’entre-tuent pour la propriété privée. C’est que cette propriété procure des bénéfices considérables par rapport à ceux qui ne possèdent rien. Et la distinction, avant d’être un mécanisme de violence symbolique, est avant tout une distinction de possession. Le capitaliste possède beaucoup alors que le prolétaire ne possède rien, même pas ses enfants puisque parfois, dans certains pays, il les vend pour avoir un peu d’argent. Et l’art n’échappe pas à ce mécanisme. Il y a des artistes qui sont pauvres et des artistes qui sont très riches. Et le jugement de goût du public variera en fonction de la richesse.

Nous voyons donc que les catégories du beau et du sublime volent en éclats avec l’éclairage de la sociologie. Car les catégories définies par Kant laissent de côté les classes sociales et leurs différentes logiques. C’est là que nous nous apercevons que la sociologie possède une certaine autonomie et que les réflexions sur l’esthétique n’expliquent pas tout

© Serge Muscat – Juin 2017. Article publié dans la revue RALM.

Être extérieur

Lorsque j’étais enfant et que je lisais les manuels d’histoire, je voyais toute cette population humaine faire des choses incroyables et aussi, souvent, macabres tout en me sentant « extérieur » à toutes ces activités. C’est ce qui était merveilleux : d’être extérieur à tout cela. Puis progressivement les hommes m’ont enrôlé de force dans leurs aventures, et là tout a basculé. De l’extériorité je suis passé à la place d’acteur. Les batailles des hommes n’étaient plus de simples illustrations dans les encyclopédies pour enfant mais une rude réalité où il me faudrait moi-même mourir dans cette lutte acharnée des hommes entre eux. Si je riais encore après la quarantaine , ce n’était pas sans quelque difficulté. La réalité humaine est hideuse et nous n’en finissons jamais avec notre narcissisme. Il faut bien s’aimer soi-même pour pouvoir aimer les autres nous disent les psychologues. Et pourtant ce narcissisme est le problème de toutes les guerres en voulant anéantir autrui pour pouvoir se regarder dans un miroir et se dire : « je suis le meilleur ». Quelle bêtise que tout cela. Il n’y a pas et il n’y aura jamais de meilleur malgré les prix et les médailles que nous décernons à quelques individus. Nous sommes tous perdus dans cette aventure qu’est la vie sans savoir pourquoi nous sommes venu au monde. Deux êtres qui s’aiment ; la belle histoire. Juste la nature qui reprend ses droits et oriente le vivant sans que rien ne l’arrête. Les biologistes ont beau s’acharner à chercher à comprendre pourquoi une cellule se scinde en deux, il n’empêche pas moins que la vie est un mystère dont nous ne comprendrons peut-être jamais l’origine de sa force.

Les hommes s’entre-tuent comme les globules blancs qui attaquent une substance dangereuse pour l’organisme. La vie ? La plus mauvaise farce de l’agencement de la matière. Une fleur n’est belle que parce qu’elle montre son sexe. Nous sommes condamnés à nous reproduire jusqu’à ce que la terre devienne néant.

La matière est pleine de possibilités. Et le vivant n’est qu’une option comme une autre. Qui peut donc dire que la matière ne prendra pas une autre orientation après être passée par le stade de la biologie ?

Mais je ne veux pas en dire plus car je ne suis qu’un humain comme les autres, pris dans le tourbillon de l’incommensurable univers dans lequel je finirai en éléments du tableau de Mendeleïev

Je me souviens

Je me souviens. Mais est-ce un souvenir ? Après tout la vie est un rêve dont on ne s’éveille qu’en mourant. Il me semble me souvenir. La campagne ; le parfum fort des arbres. Tout est flou. Je crois que je ne me souviendrai jamais totalement. La mer ; le bruit des vagues qui me fascinait tant. Cette petite fille de dix ans dont j’étais amoureux et dont les parents acceptaient avec difficulté de nous laisser jouer ensemble. Les coquillages sous nos pieds avec le sable dans lequel nous nous enfoncions avec douceur. Le chant sans fin des cigales qui berçait l’âme d’une musique surnaturelle.

C’était un autre monde ; un monde que je n’ai jamais plus retrouvé : le monde de l’enfance, c’est-à-dire un monde imaginaire où la réalité est transfigurée en une réalité qui n’existe pas. C’est bien plus tard que nous prenons conscience de cette non-existence de ce que nous avons cru voir. Et toute notre vie est faite ainsi de rêves successifs qui s’évaporent un à un sans jamais accéder à une quelconque réalité. Ils sont pourtant nombreux ceux qui parlent de réalité. Du psychologue en passant par le philosophe et le physicien, sans oublier l’historien et son fameux recul historique. Tous courent après cette réalité dont ils ne savent pas ce qu’elle est exactement. Je me souviens de cette curiosité intense, de ce désir de tout voir, de tout sentir et comprendre, avec cette perception aiguë qui me faisait remarquer les palpitations de la nature vivante, le moindre mouvement d’ailes d’une abeille posée sur une fleur.

Tous les enfants sont des explorateurs et des aventuriers. Puis le temps nous fait faussement croire que nous avons tout découvert. Certains passent de l’émerveillement au cauchemar, avec des hommes qui s’affrontent violemment pour défendre par exemple une parcelle de territoire. Si l’adulte est capable de faire des prouesses, il est aussi capable des pires horreurs. Dans une cour d’école tous les enfants se parlent entre eux. Une fois adultes ils marcheront par milliers dans des couloirs de métro sans parfois même se lancer un regard bienveillant.

Le réel est mouvant et fluctue sans cesse tout au long de la vie. Cependant avec les années passées, je prends conscience que je ne rêve plus avec la même intensité et que le réel m’apparaît avec une plus grande rugosité. Me voilà condamné à faire sans cesse le tour de la terre en m’apercevant de l’absurdité de ces voyages. Avec le temps la planète devient trop petite alors que lorsque j’étais enfant le monde m’apparaissait comme étant une immensité à parcourir

© Serge Muscat – Juin 2017.

La sociologie comme science complète qui décrit les stratégies des hommes pour arriver à leurs fins

La sociologie s’apparente à l’art de la guerre. Le désir de domination chez l’homme fait que ce dernier utilise toutes les stratégies dont il peut disposer pour anéantir son adversaire. Quant aux sociologues, ils sont divers et variés. Il y en a des plus réactionnaires jusqu’aux plus progressistes. Il est donc de ce fait nécessaire de ne pas leur coller à tous la même étiquette. Lorsque Pierre Bourdieu nous dit que « la sociologie est un sport de combat », il ne s’agit pas ici d’un euphémisme. La sociologie est au sens propre un art de la guerre sociale, ou plus exactement l’analyse de cette guerre sociale. Et comme dans toute guerre, il y a des alliances, des trahisons, bref, des stratégies multiples pour atteindre des objectifs. La société étant constituée de dominants et de dominés (la société sans classes ayant échoué), chaque dominant essaie de dominer toujours plus, et chaque dominé tente de s’extraire du pouvoir de son dominateur. C’est ce que font par exemple ceux qui montent leur petite entreprise pour ne plus subir l’emprise de leur patron et s’extraire de son exploitation financière. Une psychanalyste faussement naïve disait que toute la sociologie consiste à analyser la lutte des pauvres contre les riches. Puis elle ajoutait : « c’est sûr que pour faire des bonnes études, il vaut mieux être beau et riche ! » Phrase d’une stupidité affligeante qui vise, en tant que psychanalyste, à tout ramener à l’individuel alors que l’individu est totalement immergé dans le social et ses luttes perpétuelles. Ainsi cette psychanalyste fait-elle reposer tout le poids des responsabilités sur l’individu, comme si le monde social n’existait pas. Face à cela , nous disons que la science placée au début de la classification des sciences est la science de la guerre. Toute la connaissance est une machine de guerre. Et la sociologie étudie justement ces luttes entre les hommes, ces micro-guerres qui se déroulent par exemple dans une entreprise ou une institution quelconque. De ce fait, le monde néolibéral qui est en train de se profiler n’est pas prêt de voir cesser les guerres sur la planète. Tant que l’un voudra plus qu’autrui, l’homme sera condamné à combattre son semblable. Et les théories sur l’égalité ne sont que pures chimères, car il y a toujours un combat pour l’inégalité, pour se démarquer de son voisin, comme nous le montre le libéralisme avec ses entreprises à but lucratif. Au début de ce XXIe siècle, rien ne fait plus horreur que d’être « semblable » à son voisin. Se démarquer des autres est le but de toute entreprise humaine. Que cela soit dans le sport ou dans les sciences, être différent des autres est l’objectif suprême à atteindre. Et même les individus placés dans une même institution ou dans un même groupe social chercheront tout de même à se démarquer « des autres », ne serait-ce que d’une façon subtile. C’est parce que l’homme n’est pas un clone qu’il fait la guerre sous toutes ses formes. Il ne viendrait jamais à l’esprit à des clones de s’entre-tuer puisqu’ils sont parfaitement égaux. Et encore, il n’est pas certain qu’un clone ne cherche pas à se différencier des autres clones. Cette réponse nous sera peut-être donnée dans les temps futurs, lorsque le clonage aura atteint un haut degré de technicité.

L’immobilisme des structures sociales

La science et la technique ont beau progresser, il n’en demeure pas moins que les structures sociales restent toujours les mêmes. Il y a toujours le binôme groupe/chef. Il faut toujours qu’il y ait un « responsable » dans tout groupe, ce qui signifie donc que le groupe est irresponsable puisqu’il y a un chef responsable ! Et il semble bien impossible de sortir de ce « système ». Ce système pyramidal se perpétue depuis des milliers d’années, et nous ne voyons pas en quoi la société a changé depuis ces temps reculés. Même dans les sociétés dites « primitives » nous retrouvons un chef qui assujettit un groupe. Et le groupe des chefs est à nouveau assujetti à un autre chef placé plus haut hiérarchiquement… Ainsi nous ne sortons pas « de la base et du sommet » malgré les milliers d’années d’évolution de l’être humain. Il semblerait que les animaux dits « sociaux » soient condamnés à un système pyramidal où aucune alternative est possible. Toute notre existence confrontée aux autres est basée sur le concept de pyramide. Nos amis sont par exemple ceux qui sont placés sur la même hauteur de la pyramide. Ainsi Michel Houellebecq écrit dans un de ses romans qu’il ne s’occupe pas des pauvres ni non plus des riches. Situé dans la classe moyenne, sa vie se déroule dans cette strate de la pyramide et il ignore tout le reste de l’édifice social. Situation qui se résume à être anti-sociale, comme l’est par principe le système des classes sociales. Ceci a pour effet d’engendrer des guerres perpétuelles pour pouvoir se positionner à un niveau plus haut de la pyramide.

Le problème est donc de savoir comment constituer une société non-pyramidale et si cela est possible étant donné le désir de différenciation des hommes afin de régner sur un groupe grand ou petit pour en retirer des intérêts financiers ou de prestige.

La vérité sociologique comme désenchantement total du monde social

La sociologie se trouve par exemple aux antipodes de la presse people et même de la grande presse en général. Si la presse cherche à nous vendre du rêve pour manipuler les foules, l’objectif de la sociologie est au contraire de démonter tous les mécanismes qui participent à faire rêver ces foules. Ainsi si le journal dit un « mensonge » tout en disant une « vérité », la sociologie démasque la vérité derrière le mensonge. Mensonge qui est du reste bien souvent collectif et est porté par un groupe social dans ses guerres pour la domination. Tous les préjugés, toutes les rumeurs et toutes les fausses informations de la presse sont écrasés sous le rouleau-compresseur de la sociologie pour faire jaillir la vérité cachée. Ce n’est pas pour rien que la classe dominante rêvait de voir mourir le plus rapidement possible Pierre Bourdieu. Car ce dernier décortiquait toutes les stratégies cachées aux yeux du peuple. Comme Marx a montré le « travail non payé » dans l’entreprise capitaliste, Pierre Bourdieu a dit tout haut ce que la haute bourgeoisie dit tout bas dans les bureaux hermétiquement fermés. Car non seulement la société sans classes a échoué, mais de plus les fossés entre les classes sociales se creusent de plus en plus. Or ce qui est intéressant de comprendre, c’est par quels processus ces écarts deviennent de plus en plus grands et quelles sont les stratégies symboliques utilisées pour que les individus se résignent à une servitude volontaire.

La sociologie nous montre que tout ce qui semble relever de l’aléatoire et du pur hasard est en fait déterminé par des stratégies sociales. Ainsi, par exemple, se lier d’amitié avec telle ou telle personne n’est pas un acte neutre. Ni le fait de fréquenter telle ou telle institution. Tout cela participe d’une stratégie pour atteindre des objectifs. Marcel Mauss a par exemple montré que tout don n’est pas innocent et provoque une « dette » chez celui qui le reçoit.

Est-il possible de réenchanter le monde après le dévoilement du réel par les sciences sociales ?

Si la science désenchante le monde, elle permet également de le réenchanter par le biais, par exemple, des création artistiques. De plus, les prouesses de la nature sont sources d’émerveillement en nous faisant retrouver notre regard d’enfant face aux merveilles de l’univers dont il est difficile d’en connaître les origines. Les découvertes de la science participent donc en même temps à la vision d’un monde magique malgré les explications provisoires qu’en donnent les scientifiques

© Serge Muscat – juin 2017. Texte publié dans la revue Infusion.

L’homme que je croisais dans ma rue

Il passait très souvent dans ma rue. Ce « il » est Tzvetan Todorov. C’était un homme calme qui ne faisait pas du karaté comme certains enseignants dont on se demande bien ce qu’ils font dans l’enseignement supérieur, sinon polluer l’esprit des étudiants.

Ayant lu presque tous ses livres, je ne voyais cependant pas dans sa lente démarche la passion que l’on trouvait dans ses ouvrages. Son visage était comme éteint à toute stimulation extérieure. C’est bien souvent le propre des écrivains que de ne plus vivre qu’au travers de leurs livres.

Puis, en l’espace de quelques mois, toujours en le croisant dans ma rue, j’ai vu Tzvetan Todorov décliner, dépérir, se plier en deux comme un homme qui n’arrive plus à porter son propre poids. Juste avant qu’il décède, je l’ai croisé une dernière fois. Il marchait avec une canne, accompagné d’une personne qui lui tenait le bras.

Quelques semaines plus tard, j’ai appris par le biais de France Culture que Tzvetan Todorov était mort.

Génération GNU/Linux

Ceux qui ont fait leurs débuts en informatique avec le CP/M, puis MS/DOS pour ensuite passer à la série des Windows sont à l’écart de la nouvelle génération GNU/Linux. Malgré un certain ressentiment à l’égard de la firme de Redmond, ces utilisateurs conservent une certaine nostalgie pour Microsoft qui a bercé toute leur jeunesse.

Avec GNU/Linux il n’en est pas de même, car nous n’avons pas affaire avec la même génération d’individus. Ceux-ci sont quasiment nés avec Internet et les ordinateurs portables. Avides de savoir et de comprendre, la philosophie de l’open source et de la licence GPL les attire tout particulièrement. Ceci par le fait qu’ils peuvent devenir acteurs et créateurs en réalisant ou en améliorant les logiciels, ce qui n’est pas possible avec les logiciels propriétaires. Car le logiciel propriétaire est par nature incestueux et reste fermé aux innovations.

Les 90 000 développeurs de Microsoft sont peu nombreux face aux développeurs sous GNU/Linux qui existent dans le monde. De ce fait, la nouvelle génération curieuse de découvertes préfère le foisonnement des logiciels open source au cloisonnement des logiciels propriétaires qui mettent l’individu dans une situation passive. La logique de profit du logiciel propriétaire n’est pas en phase avec le logiciel collaboratif qui fonctionne sous GNU/Linux. Le logiciel open source vient s’inscrire dans une mouvance plus large qui va de l’altermondialisme à l’écologie dans une société où domine la notion de réseau. Car la création et l’évolution de GNU/Linux reposent sur le réseau Internet où chacun peut participer à l’élaboration d’une portion de logiciel.

Par ailleurs, GNU/Linux favorise également les rencontres des utilisateurs par le biais d’organisations de colloques ou plus simplement de manifestations où les gens échangent des procédés qu’ils ont développés en utilisant Linux. Les fameux GUL (Groupes d’Utilisateurs de Linux – ou LUG en anglais) fleurissent un peu partout en permettant une participation active des utilisateurs. Ce qui bien entendu n’existe pas avec les utilisateurs de logiciels propriétaires qui ont tendance à être repliés sur eux-mêmes. Même si Microsoft réussit à passer en force dans les établissements scolaires, il n’empêche que de plus en plus d’écoles équipent leurs salles d’informatique avec GNU/Linux.

Qu’en est-il du modèle économique de GNU/Linux et du logiciel libre? Linux repose sur une économie de service. Quant aux divers paquets (ou logiciels) qui sont utilisés par Linux, leur économie repose sur le don et la collaboration de programmeurs bénévoles. Progressivement se développe une éthique du don. Les utilisateurs donnent de l’argent pour les logiciels dont ils sont satisfaits et dont ils souhaitent les voir évoluer. Chaque utilisateur ou institution donne selon ses moyens. C’est ce qui se passe par exemple avec le développement de l’interface graphique KDE.

Ainsi le modèle économique de Linux et des logiciels libres est-il totalement différent de celui des logiciels propriétaires, ces derniers reposant sur un système de rentes par le biais des brevets. Système de brevets que l’on retrouve en agriculture avec les OGM. Le logiciel libre participe donc à tout un courant de contestations sur la brevetabilité des productions humaines où des sociétés comme Microsoft fabriquent, selon les propos de Richard Stallman, des menottes numériques. Et le plus dramatique est que la plupart de la population ne prend pas conscience de ce phénomène. Certains vont même jusqu’à qualifier le logiciel libre d’informatique communiste.

L’informatique prenant une place sans cesse croissante dans les activités humaines, les utilisateurs ne veulent plus de logiciels brevetés et bridés. Ils aspirent à une liberté qu’apporte justement Linux et ses logiciels sous licence GPL. D’autre part, le système d’exploitation GNU/Linux est incomparablement plus performant que n’importe quelle version de Windows, il est bon ici de le souligner. Et ceci même les utilisateurs débutants l’entrevoient très rapidement.

Pour toutes ces raisons, une génération GNU/Linux est en train de naître rapidement, et qui laissera de côté les logiciels de la firme Microsoft

Cioran et la compétition

Si Cioran avait été chercheur, il n’aurait pas pu entrer dans la compétition acharnée du libéralisme. Dernier de la classe, cancre qui ne souhaite avoir aucune médaille, son « laboratoire » n’aurait eu aucune subvention.

Cette frénésie de l’homme à entrer en compétition avec autrui est une tare dont il semble qu’il ne pourra jamais guérir. Il est donc bien difficile d’imaginer Cioran « défendre son budget de recherche ». La recherche ? Laisser couler le temps qui passe. Respirer, comme il le disait, est une activité à plein temps. Seulement sentir l’air entrer dans ses poumons et se dire que la vie est une mauvaise farce dont on a du mal à rire. Si on lui avait demandé : « quels sont vos projets de recherche ? » il aurait probablement répondu : « faire de la bicyclette ». Voilà un beau projet de recherche qui ne réclame pas d’ingénierie de la pile à combustible.

Si Cioran s’est peut-être trompé sur quelques points, il a toutefois montré que la « compétition » est une absurdité totale qui mènera l’homme à sa perte.

On devrait enseigner qu’il n’y a pas de premier ou de dernier de la classe, mais seulement des individus qui cherchent à comprendre le sens de l’existence. Lui qui était en permanence préoccupé par ce temps qui ne passe pas, qu’aurait-il bien pu faire sur une chaîne de montage d’usine où le manager regarde sa montre en adulant Taylor ?

Cioran a perçu le caractère insensé de la vie humaine sans ne fonder aucune théorie. Sa prose interpelle directement le lecteur, même à peine alphabétisé. Lorsque j’entends des philosophes disserter sur les écrits de Cioran, on sent bien là le goût de la rente ainsi que la pensée du fonctionnaire qui est payé chaque mois à la même date exacte. Pas un seul de ces philosophes n’a ressenti les affres du gouffre dans lequel Cioran était plongé dans ses longs moments de détresse. Les commentaires philosophiques sur Cioran ne sont que des habits mal taillés qui donnent des allures de clowns à ces intellectuels en vogue.

© Serge Muscat – mars 2017.

Les lendemains qui mentent, Peut-on civiliser le management ? de Camille Desmarais

Camille Desmarais, Les lendemains qui mentent, Peut-on civiliser le management? éditions du Seuil, février 2001.

Le management est la technique pour faire travailler les autres. Ici l’auteur nous montre l’utilisation de certaines méthodes pour obtenir de la « productivité ». Les théories de Taylor ne sont pas mortes, bien au contraire. L’aliénation règne dans de nombreuses entreprises où les salariés ne connaissent par les finalités de ce qu’ils font. Cet ouvrage décortique l’idéologie du management qui n’est qu’au service du capitalisme.

De la mappemonde au cybermonde

Pendant très longtemps, le lieu géographique puis ensuite les adresses postales ont été ce qui prédominaient pour envoyer un message écrit, ou autrement dit une lettre. Puis est apparu le télégraphe et ensuite le téléphone. Cependant, malgré l’invention de ces deux techniques, le courrier postal resta la méthode principale pour communiquer.

Avec l’avènement d’Internet et de la technologie du web, nous avons vu apparaître un monde sans géographie. Ainsi lorsqu’on achète une revue, traditionnellement il y a l’adresse postale de l’éditeur. Or avec le web nous avons accès à une multitude de documents sans que, la plupart du temps, une adresse postale soit mentionnée. Ainsi nous ne savons pas comment localiser avec précision ces écrits que nous lisons sur notre ordinateur. Et progressivement toutes les adresses postales disparaissent des sites. Ainsi notre monde devient un cybermonde n’ayant plus comme point de référence que le réseau Internet. La carte est remplacée par la toile. Mais la toile est un lieu sans géographie. Pour envoyer un e-mail de Paris à Paris, le message peut faire trois fois le tour du monde avant d’arriver à son destinataire. La géographie est donc brouillée, jusqu’à ne rien situer vraiment à un endroit précis.

Lorsqu’on envoie une lettre postale, on inscrit une adresse sur l’enveloppe qui correspond à un lieu géographique aisément identifiable. Mais qu’en est-il avec la messagerie électronique ? Aucun indice de la situation géographique n’est mentionné dans l’adresse électronique. Ce qui fait que le scripteur n’a aucune idée du lieu où se trouve le destinataire. C’est ainsi que le monde de la toile est le lieu de nulle part. Son seul point de référence est une adresse web ou une adresse e-mail.

Le nulle part est pourtant bien situé quelque part

Internet est donc résolument un lieu sans géographie, même si concrètement tout est bien localisé. Il ne s’agit que d’un masque, d’un travestissement pour cacher le lieu où sont les opérateurs et les entreprises. C’est ce jeu de « cache-cache »qui fait que l’Internet est transnational et n’a que faire des frontières. Le cybermonde a toujours été à vocation planétaire tout de suite après sa création et ses premiers balbutiements. La vocation d’Internet n’a jamais été d’être un réseau « local ». Et dans ce désir d’être planétaire, les sites et les adresses sont paradoxalement nulle part. C’est ce qui procure cette sensation « d’ubiquité », d’être nulle part et partout à la fois. Ainsi l’individu connecté à Internet ressent-il une certaine puissance d’être partout sans que personne ne sache où il se trouve (si toutefois il a pris garde de rendre sa connexion totalement anonyme). Voir sans être vu, c’est le mécanisme du voyeur et du pervers. Ainsi des millions d’individus regardent leur écran d’ordinateur en éprouvant tous cette même sensation.

Ce lieu qui est nulle part est le même lieu que l’on retrouve dans le film Matrix. Un lieu électronique où l’on se déplace à la vitesse de 300 000 kilomètres par seconde. Plus de lourdeur de corps et soudain tout circule avec une grande fluidité et une rapidité à donner le vertige. On se transforme en électron, libre ou pas libre, pour faire le tour de la Terre sans même avoir le temps d’en prendre conscience. Ainsi le « quelque part » est également « nulle part ». Équivalence paradoxale avec laquelle la conscience doit se débrouiller.

Internet et l’hypermédiation

Que cela soit par le biais des ondes ou des câbles électriques, Internet est devenu le support du média total. Ère de l’hyper-médiation, notre époque désire tout diffuser à la fois dans une « transparence totale ». Le syndrome du télé-réalisme s’est répandu sur la planète à une vitesse fulgurante. La miniaturisation sans cesse croissante des ordinateurs fait que l’on peut « tout » voir et entendre à chaque instant ou presque. « Le cerveau planétaire est devenu réalité et la médiation s’opère aussi sur les objets qui, presque tous, deviennent communicants. L’hyper-médiation développe progressivement une « conscience » planétaire qui s’incorpore peu à peu aux machines logiques. Monde de l’économie collaborative où chacun participe au développement de la société via l’informatique et ses dérivés. Notre vie est désormais intimement liée aux puces électroniques que l’on rencontre partout, même lorsque nous achetons un kilo de tomates. L’informaticien est devenu le nouveau « notable » devant lequel on s’incline pour ses mystérieuses compétences comme jadis devant l’homme de Loi.

Celui qui sait déchiffrer le code informatique est promu au rang de visionnaire. Il est gardien de la porte qui s’ouvre sur les médias. Les nouvelles stars du XXIe siècle sont des hommes qui ont un pied dans l’informatique. C’est la conséquence de l’hyper-médiation par le biais de l’électronique. Dans les universités se créent des formations à l’hyper-média avec des diplômes spécifiques qui transforment les individus en « hyper-communicants ».

La terre comme boule électronique

La planète, de son passage à l’éclosion de la vie, s’oriente progressivement du biologique à l’électronique ; comme si la biologie n’était pas la seule issue possible pour faire émerger l’animé et le conscient. Tous les amateurs de prospective et de science-fiction commencent à prendre très au sérieux les hypothèses d’une intelligence dite « artificielle ». Une sorte de seconde forme d’intelligence vient peu à peu se greffer sur l’intelligence humaine. Ainsi un réseau neuronal se crée sur la planète reliant tous les humains entre eux. Nous en arrivons au « cerveau planétaire » si cher à Joël de Rosnay. Il est difficile de prévoir si l’homme va muter dans ce nouveau contexte. L’homme n’a jamais eu autant d’informations à traiter depuis qu’existent les ordinateurs. C’est beaucoup plus qu’une révolution industrielle à laquelle nous sommes confrontés. C’est à un changement radical de civilisation qui nous fait prendre conscience que « l’outil » est aussi important que le « langage » dans l’évolution de l’espèce humaine. La Terre se transforme ainsi, par le biais de l’homme, en un super cerveau collectif dont il devient de plus en plus difficile de comprendre le fonctionnement.

Toutes les options sont possibles par le développement des machines. Quant à savoir si le futur sera celui de « Terminator », il reste impossible de le dire

© Serge Muscat – Décembre 2016.

Article publié dans la revue Humanisme n°314, février 2017.

Bavardages

Comme le disaient Cioran et Gilles Deleuze, bavarder n’a d’autre utilité que de meubler le silence. Beaucoup de gens sont des experts du bavardage. Ils parlent sans questionner, sans chercher vraiment à comprendre. Leur parole n’atteint bien souvent même pas le niveau animal. Car, par exemple, la communication des abeilles et des fourmis, même si elle est rudimentaire, possède néanmoins le mérite d’être efficace et d’informer pour agir.

L’explosion de la communication par le biais d’Internet (communication écrite, visuelle, audio, jusqu’à faire transiter même le téléphone) est une explosion du bavardage.

Pourquoi veut-on toujours entendre parler les créateurs ? Cette maladie si répandue dans le public sera-t-elle un jour guérissable ? Il est nécessaire de comprendre enfin que l’œuvre, qu’elle soit écrite, photographique, sonore… se suffit à elle-même. De ce fait, il est tout à fait inutile de distiller vers le public un bavardage que ce public réclame.

Les écrivains « de la quotidienneté » ont cherché justement à montrer le bavardage dans la vie de tous les jours, ce bavardage inscrit dans la banalité de l’existence. Le monde est un gigantesque comptoir de café où les hommes bavardent sans « poser un problème », pour reprendre l’expression de Deleuze. Sans problème, parler ne sert strictement à rien, sinon à se protéger de l’angoisse du silence…et de la mort.

L’électronique

Cette science récente dérivée de la physique m’a tant fasciné durant mon adolescence que je me tiens toujours informé de ses avancées malgré mes divers centres d’intérêt d’aujourd’hui.

Je pressentais lorsque j’avais seize ans que l’électronique alors naissante allait bouleverser le monde et participer à un changement radical de la société. Peu à peu, je suis passé de l’étude de l’électronique à l’étude de la physique ; mais les progrès de cette dernière dépendaient des progrès de la première. Il y a en fait une boucle systémique entre l’électronique et la physique. C’était l’époque où les électroniciens portaient une blouse blanche comme les médecins dans un hôpital. Ce n’était pas la science des prolétaires comme ça l’est devenu par la suite. L’électronicien était détenteur d’un savoir d’avant-garde qui allait révolutionner la société. A présent l’électronique est banalisée et fait partie de notre quotidien. Plus personne n’est fasciné par le mot « électronicien » et la profession est rabaissée au rang d’un simple technicien qui vient réparer votre machine à laver. Il n’y a que le titre « d’ingénieur en électronique » qui garde encore un peu de son prestige. On l’imagine en train de concevoir des robots qui viendraient assister l’homme dans ses travaux les plus difficiles.

Que n’ai-je pas rêvé devant un simple transistor de puissance. Ce composant qui chauffait beaucoup était la plupart du temps affublé d’un radiateur dont l’esthétique me fascinait. J’ai fait bien des calculs et des prototypes de petits systèmes électroniques. Et ce qui était pourtant rationnel relevait pour moi de la magie. Ces électrons dans la matière me plongeaient dans d’infinies rêveries. J’imaginais le courant électrique qui passait d’un composant à un autre avec une certaine mystique.

Aujourd’hui j’ai conservé ce regard lorsque je mets en marche mes ordinateurs. Et chaque fois que j’appuie sur le bouton « On/Off », une bouffée de mon adolescence remonte à la surface de mon esprit. Je sais que j’avais vu juste et que ces simples transistors déboucheraient sur des architectures complexes qui battent les champions aux échecs. Ce que je regrette un peu est la banalisation de l’électronique et que le métier d’électronicien ait perdu beaucoup de son prestige. Pourtant le XXIe siècle sera celui de l’électronique et de ses prouesses qui dépasseront de beaucoup l’imagination du commun des mortels

Le bonheur paradoxal de Gilles Lipovetsky.

Notre monde ne pense qu’à la croissance. Jusqu’où peut croître l’économie dans un monde fini? L’hyperconsommation de notre XXIe siècle devient absurde dans sa croissance toujours plus grande. L’auteur soulève ici les paradoxes de la croissance infinie du libéralisme alors que les individus sont de plus en plus aliénés.

Gilles Lipovetsky, Le bonheur paradoxal, Essai sur la société d’hyperconsommation, éd. Gallimard, 2006.

Interview de Richard Stallman à Milan

Voici une interview de Richard Stallman, le père du logiciel libre, qui se déroule à Milan. Dans cette interview quelques points complexes de la licence libre sont explicités et vous comprendrez mieux ce que signifie « logiciel libre », qui ne veut pas dire gratuit car les utilisateurs font des dons.

La conférence est au format audio libre .ogg. Bonne écoute.

 

Le pessimisme de Philip K. Dick.

(Version PDF)

D’après sa brève biographie, Philip K. Dick a eu une vie tumultueuse. Instable sentimentalement, il ne réussit pas à vivre avec une seule et unique femme. Toutefois, à l’heure où l’on parle de réalités virtuelles, il soulève des questions essentielles — ayant été très en avance sur son époque — et reste un prodigieux visionnaire.

En 1953, le cinéma est dépassé par la télévision. Peu de temps après, en 1955, la presse subit le même choc. De nombreux magazines disparaissent avec l’avènement de la télévision, ce mal du XXe siècle. De fait, Philip K. Dick ne peut plus vivre de ses écrits composés essentiellement de nouvelles. Il se lance alors dans la rédaction d’une série de romans dont certains ont été adaptés au cinéma avec succès.
La science-fiction est au départ un univers de bricoleurs, comme le dit Jacques Goimard. Elle se développe durant les débuts de l’ère technologique. Au cours de ces années, la technique n’a pas atteint le stade où elle en est aujourd’hui. C’est l’époque des premiers satellites artificiels et de la guerre froide. La S.F. est lue par les plus grands dirigeants et les hommes de pouvoir. Ses écrivains majeurs, dont Philip K. Dick, sont souvent des hommes brillants pour leurs qualités scientifiques et de prospective.

Le mirage du transhumanisme

Philip K. Dick a produit une œuvre importante. En dehors de ses romans qui ont eu moins de succès que ses nouvelles, l’auteur pose un regard sceptique sur les progrès de l’humanité. À une époque où n’existaient pas encore les développements de l’informatique actuelle, Philip K. Dick pose les grands problèmes de la société et de son devenir. Lucide, il l’est incontestablement ; comme il possède une avance considérable sur son temps. Aussi, avant que n’apparaisse la problématique complexe de la génomique, il envisage dans Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, adapté au cinéma sous le titre Blade Runner, ce que sera la post-humanité, soit l’homme augmenté : le courant du transhumanisme. Que sera l’homme augmenté ? De ce point de vue, Philip K. Dick reste très pessimiste sur les capacités de l’homme à produire de la technique. Cette idée n’est pas spécifique à cet auteur, bien qu’elle soit très prononcée chez lui ; on la retrouve dans tout un courant de la littérature américaine de science-fiction. Les auteurs américains connaissent bien les difficultés que pose la technique. Malgré les progrès réalisés en la matière, ils témoignent d’un certain doute quant à son évolution. Philip K. Dick demeure la figure emblématique de ce doute à l’égard de la techno-science, susceptible de se retourner contre l’homme.
Dans l’adaptation cinématographique de Blade Runner, les androïdes ont une durée de vie limitée. Ainsi, en dépit des progrès techniques, existe toujours la question de la finitude. Tout a un terme, aussi bien l’homme que ses créations techniques. Tout meurt. Et c’est cette lutte pour la vie qui sera le thème central de l’histoire. Même lorsque le personnage principal tombe amoureux d’une androïde, il est à nouveau question de la durée de vie. Tous les autres androïdes meurent : elle seule semble vivre plus longtemps. La vie triomphe de la mort dans l’amour. C’est bien là ce qui ressort de cette narration où chacun lutte pour vivre plus longtemps.
Les histoires sentimentales n’occupent pas une place prédominante chez Philip K. Dick. Dans ses nouvelles, le côté absurde du progrès technique prend le pas sur tout le reste. Une sorte de phobie technologique caractérise ses écrits de ce nouvelliste et romancier. C’est dans une atmosphère de catastrophe technique, sans le moindre optimisme sur cette voie pour l’humanité, que l’écrivain déroule ses histoires qui pourraient faire peur à de nombreux partisans du transhumanisme — qui imaginent un homme peut-être un jour immortel. Car même si nous arrivions à ce stade, une quantité impressionnante de problèmes reste sans réponse.
Transférer les informations du cerveau sur une machine informatique afin de prolonger la conscience ne donnera pas plus d’humain qu’un simple ordinateur. La société Google se berce d’illusions quant à la possibilité de l’homme augmenté. Un homme restera toujours un homme parce qu’il a un corps biologique. Une machine sans corps ne peut en aucun cas être un humain. Le corps participe aussi bien à l’intelligence de l’homme que son cerveau ; les prothèses électromécaniques restent incapables de reproduire l’essence de l’homme. C’est ce qu’a bien compris Philip K. Dick lorsqu’il nous dépeint un futur très avancé. L’homme n’a pas d’autre issue que la biologie : la mécanique, aussi sophistiquée soit-elle, fera perdre la spécificité humaine. L’avenir sera biologique ou ne sera pas. Toute mécanique est impropre à se régénérer. Seul le vivant possède cette faculté — du reste bien mystérieuse — avec ses cellules biochimiques. Aussi est-ce la caractéristique des androïdes dans Blade Runner. Il n’y est aucunement question de mécanique pilotée par de l’électronique. Avec cette intuition, l’auteur a vu juste. Biologie de synthèse imparfaite, elle a néanmoins le mérite de fonctionner et même d’éprouver des sentiments. C’est là le seul chemin possible pour l’espèce humaine.

Le Double et l’Autre

Il y a toujours chez Philip K. Dick le soupçon qu’un humain soit en fait une machine. Dans Le Père truqué, nous voyons un enfant qui découvre que son père n’est en fait pas son père, mais une sorte d’androïde qui le remplace sans que sa mère s’en aperçoive. Chez cet écrivain, il y a souvent « substitution » des personnages humains par des non-humains. Cette pensée le hante, dans une sorte de leitmotiv que l’on retrouve dans de nombreux textes. Dans Colonie, une étrange forme de vie s’empare des humains tout en étant capable d’un parfait mimétisme. À la fin de la nouvelle, « la forme de vie » imite le vaisseau qui doit venir les chercher. Tous les hommes montent à bord de l’engin qui est en fait sa reproduction parfaite par la forme de vie étrangère, celle-ci engloutissant alors tous les passagers.
Pour l’auteur, la vie extraterrestre est forcément nuisible à l’homme. Pas un seul instant il ne lui vient à l’esprit qu’une espèce supérieure pourrait être bienveillante. C’est d’ailleurs une spécificité de la science-fiction américaine, où règne la binarité entre le « bien » et le « mal ». De plus, la culture protestante a eu tendance à influencer les récits dans la science-fiction américaine, alors que dans la science-fiction soviétique, où la croyance religieuse n’est pas du même ordre, l’impact sur les narrations est totalement différent. On n’y retrouve pas les contradictions qui subsistent dans la S.F. américaine.

La guerre et l’enfermement

La défiance de Philip K. Dick à l’égard des machines est totale. Pour lui, il est presque certain que l’homme sera dominé par les machines. Sa vision du futur est manichéenne et ne possède pas de nuances quant au potentiel humain. La machine finit toujours par prendre le pouvoir sur l’homme. Il n’y a pas cet optimisme que l’on trouve par exemple chez Jules Verne, où la technique est parfaitement domestiquée pour servir l’homme sans se retourner contre lui ; même si certains romans de Verne se terminent de façon tragique, la technique ne trahit pas l’homme, c’est plutôt l’homme qui devient désespéré. Ce n’est pas le cas avec Philip K. Dick. La science-fiction européenne et française reste globalement plus optimiste que son homologue américaine. La « catastrophe » y est moins présente. Ce sont les premiers constructeurs de la technique elle-même qui doutent de ses potentialités. C’est parce que les américains connaissent parfaitement les limites de ce qu’ils fabriquent qu’ils envisagent la catastrophe comme tout à fait plausible. On ne se méfie que de ce que l’on connaît vraiment. Philip K. Dick, dans une période de conflit entre les deux blocs russe et américain, considère la technique comme un moyen de faire la guerre et de s’autodétruire. Aussi peut-on comprendre son pessimisme à l’égard de la techno-science dans le climat de la guerre mondiale.
Il est à remarquer que la plupart de ses textes se déroulent dans un univers militaire. Il y a peu de récits où les personnages sont ceux de la vie civile. Le monde militaire est le lieu de prédilection de la S.F. américaine. La technologie y est avant tout utilisée à des fins belliqueuses. Le genre de la science-fiction a également été fortement influencé par la grande période d’observations d’OVNI, tant aux Etats-Unis que dans le reste du monde (comme par exemple en Belgique). La S.F. est donc apparue à la faveur d’un assemblage de faits sociaux et culturels qui ont fait qu’elle « devait » naître et se développer. D’autre part, elle a servi de sonnette d’alarme pour nous faire entrevoir des voies qui demeurent sans issue. Dans l’adaptation cinématographique de la nouvelle de Philip K. Dick Rapport minoritaire (The Minority Report), le personnage principal vit dans une société qui voudrait réduire le nombre de crimes en les « prévoyant ». L’histoire nous montre la défaillance d’une telle société où personne n’est à l’abri d’une erreur. Cela fait partie des préoccupations constantes des auteurs américains, pour lesquels la liberté côtoie l’enfermement dans une contradiction insoluble. Et l’auteur n’échappe pas à cette contradiction dans sa nouvelle adaptée au cinéma. Le pays de la liberté est en même temps celui où l’on va le plus en prison et où il n’y a que très peu de « démarches préventives ». Tout y est axé sur la « sanction » — du reste, de nombreux innocents sont jetés en prison et parfois exécutés.
Ce paradoxe américain, que l’on retrouve dans sa littérature de genre, s’avère très présent dans l’œuvre visionnaire et cauchemardesque de Philip K. Dick.

© Serge Muscat – juillet 2016.

Une abeille sur mon écran d’ordinateur…

Habituellement je me méfie des abeilles. Indispensables à la planète, elles ont toutefois un moyen de défense persuasif : elles piquent.

Comment savoir ce qui se passe dans la minuscule tête d’une abeille, et être certain qu’elle ne vous piquera pas ?

Les abeilles sont comme les humains. Elles font du miel comme les pâtissiers font des gâteaux. Mais comme l’abeille peut vous piquer, le pâtissier peut également vous empoisonner.

Il se trouve qu’en cette journée d’été, une abeille s’est introduite par la fenêtre pour venir se poser sur l’écran de mon ordinateur. Je ne fais alors aucun geste brusque et l’observe en train de se promener. Son esthétique est agréable. C’est un bel insecte. Sur cet écran elle ne risque pas de trouver la moindre trace de pollen. Soudain elle s’immobilise en me faisant face et semble me regarder droit dans les yeux. La vision d’une abeille n’est pas bien nette. Aussi je me pose des questions quant à ce qu’elle peut discerner de ma personne.

Elle finit de m’observer fixement puis commence à se passer les pattes de devant sur la tête avec des gestes rapides. Le fait qu’elle soit occupée me rassure. Ce que j’apprécie chez les abeilles, tout autant que chez les fourmis, c’est que ce sont des insectes sociaux. En ce sens, ils ont un point commun avec les humains : ils collaborent pour atteindre des objectifs communs.

L’abeille a repris sa marche. Elle est maintenant au centre de l’écran. Je n’ai plus la force de l’observer. N’ayant pas du tout dormi la nuit dernière, je me sens pris d’une intense fatigue. J’entends alors un bourdonnement. Je vois tout à coup l’abeille traverser la pièce et franchir la fenêtre laissée ouverte.

Saisissant ma souris, je fixe sur l’écran le pointeur. C’est à ce moment que j’aperçois comme une tâche au milieu de l’écran. Je m’approche et vois une sorte de pointe sur la surface de verre. Passant alors mon doigt, je sens une nette rugosité. J’essaie de gratter avec l’ongle mais rien n’y fait. Cette abeille a définitivement marqué mon écran, me dis-je. Tant pis, je finirai bien par m’habituer…

© Serge Muscat 2014.