Je voudrais

Je voudrais fermer les yeux, et, ma langue sur ta langue, me fondre avec toi dans le moment présent. Je te serrerais très fort contre ma poitrine, et ainsi attaché à toi, je serais ton prisonnier à perpétuité.

J’ai tant attendu de pouvoir t’embrasser, de te voir bouger avec cette fièvre électrique, que je ne sais plus si tu viendras un jour.

J’aurais passé plus de la moitié de ma vie à t’attendre en perdant mon temps avec des sciences dont ton simple sourire est bien plus passionnant.

J’aimerais, oui, j’aimerais. J’aimerais tellement t’embrasser dans le cou et te chuchoter que je t’aime.

La montagne russe

 La chanson nous débarrasse de ceux qui se croient poètes

(Jean Cocteau)

 

 

Tu es une montagne russe qui donne le vertige et dont on ne peut prévoir ce qu’il y aura une fois dans la rapide descente. Je veux voyager sur les hauteurs et les creux de ton corps jusqu’à perdre la tête et sentir mon cœur palpiter, sans prévoir les sensations que m’apportera la prochaine descente qui ne mènera pas aux enfers.

Je ne trouve plus le sommeil, et toi seule peut m’aider à dormir sans ne plus penser à rien. Tu es mon hypnotique naturel qui me plongera dans des rêves qui ignorent les cauchemars.

 

J’ai tant rêvé

J’ai tant souhaité retrouver le sommeil, toi qui peuple mes insomnies. Ne plus prendre d’hypnotiques en m’endormant sous ton regard dans la nuit. Sentir ton corps contre mon corps, et dans la tiédeur d’une fin de journée, ne pas penser au temps qui passe. Vivre l’instant présent, préoccupé que je serais à regarder ta chevelure blonde. Évacuer le sordide du quotidien en le transfigurant dans des instants sans penser. La pensée est absence, et je te voudrais présente à chacun de mes pas.

Je tangue

J’ai tant attendu que l’espoir se lève sur cette ville où tous les scintillements nocturnes brillent comme la blancheur de ton visage, où tout me fait penser à ton regard clair, à ta vivacité, à ton énergie déchaînée, comme l’océan peut l’être parfois ; à tes mains si fines qu’elles ne semblent pouvoir briser le moindre objet ou froisser la moindre fleur.

Je me perds dans un quotidien qui n’a aucun sens, dans ces jours qui semblent tous identiques, comme une morne machine fabrique des produits sortis d’un seul et même moule. Je me perds et pense à toi qui accélère mon cœur lorsque je te vois.

Je pars à la dérive comme une barque incapable d’affronter la mer. Je fais tout par automatisme, comme une machine qui n’attend que toi pour enfin laisser la place à l’imprévisible, pour enrayer ces rouages et me libérer du connu.

Source d’émerveillement, je sens les palpitations de ton être comme si elles venaient de mon propre corps. Fusionner avec toi, comme deux étoiles font l’amour pour donner naissance à ce que l’univers a de plus indéchiffrable. Je pars à la dérive mon amour qui ne sais avec quelle puissance je t’aime, jusqu’à ne plus me comprendre moi-même. Je suis ivre de toi, et les mots sont peu de chose pour exprimer cette sensation de bonheur lorsque m’apparaît ton visage. Je sombre dans les confins du néant. Ne me laisse pas seul, sans toi la vie n’est qu’un non-sens

Ivresse

Je tresse une corde pour descendre le long de mon verre. Une corde faite de mes cheveux, mais qui a la solidité d’un filin d’acier. Je descends, je descends, sur une distance qui me semble lointaine et que je sais pourtant finie.

Ce n’est pas la descente aux enfers, non ; mais plutôt une sorte de parcours où il y aurait des fleurs sur chaque bord. Des fleurs qui me parleraient, qui me diraient que je suis sur le bon chemin, que tout ira bien, et que demain sera meilleur qu’aujourd’hui.

Je descends, je descends, vers où brille la lumière, où le monde serait entièrement bleu, comme les notes bleues d’une musique qui m’accompagnerait. Au loin, tu serais là, à te promener, à dire bonjour aux papillons dont la vie est trop brève. Je franchirais des distances qui me sembleraient très grandes, pour enfin m’approcher de toi et entendre ta voix.

Le filin tient toujours, et je descends toujours et encore. Cela me semble être infini, bien que je t’aperçoive vêtue d’une robe bleue, cette robe bleue que tu portais il y a plus de vingt ans, lorsque l’été approchait. J’étais alors très triste de te voir partir. Et tout en descendant, je suis toujours aussi triste, car plus je pense m’approcher de toi, et plus tu sembles reculer comme l’horizon.

Alors je descends encore, sans savoir s’il existe une matière enfin solide que j’atteindrai bientôt. Mais tout parait irréel, comme si tu étais un hologramme que je ne pourrai jamais toucher. Le filin s’étire toujours ; et je ne sais plus quelle est la distance parcourue.

Je voudrais que le filin casse, pour enfin t’atteindre et t’embrasser. Mais il résiste toujours, et c’est comme si j’étais irrémédiablement accroché à lui, pour descendre encore et encore, sans que je puisse voir tes yeux bleus et élaborer la géographie de ton visage, sans réussir à ce que tu deviennes enfin réalité.

Le serveur me demande si je souhaite la même chose. Je lui réponds que non, et sors du bar bondé

© Serge Muscat – 2013.

Le temps et le papillon

Le temps a passé. Je suis resté hypnotisé par ton être. Que c’est court une vie d’homme comparée à la longévité d’un arbre. Ma vie est celle d’un papillon de nuit se collant à une lampe électrique. Tu es cette lampe, cette lumière éphémère que j’aperçois au loin et qui, pourtant, réchauffe un peu mes ailes.

Le temps a passé sans que je m’en aperçoive. La passion est intemporelle, je viens d’en faire l’expérience. Je sais à présent ce que signifie le mot « toujours », que j’écrivais spontanément il y a plus de vingt-cinq ans. Toujours est de si courte durée, qu’il ne faudrait pas le prononcer.

Je suis ce papillon de nuit qui cherche ta lumière. Ne me laisse pas dans l’obscurité.

La Seine m’est devenue étrangère

« L’idée de voyager me donne la nausée
J’ai déjà vu tout ce que je n’avais jamais vu
J’ai déjà vu tout ce que je n’ai pas vu encore »

(Fernando Pessoa)

Les poètes ont tant écrit sur la Seine, sur ce fleuve qui traverse Paris, que je me demande souvent si je ne suis pas devenu malvoyant lorsque je longe les quais parisiens, là où les bouquinistes disparaissent progressivement, concurrencés qu’ils sont par la vente sur internet.

La Seine n’est jolie que lorsqu’on a vingt ans et que l’on est amoureux sous le soleil de juin. Sinon c’est une eau boueuse et verdâtre dans laquelle quelques poissons tentent vainement de survivre. Elle s’est transformée en cible pour smartphone où les touristes mitraillent de mauvaises photographies et raconteront fièrement à leurs amis qu’ils sont allés à Paris.

Voyage impossible vers la capitale où tout n’est qu’artifice et simulacre. Ville-monde irrespirable comme toutes les villes-monde. Ville où le désespoir y est plus doux, comme disait Cioran. Cette ville m’est devenue étrangère. Étrangère parce que tout y est étrange dans son caractère surfait. Fourmilière qui n’est pas à une taille humaine. Anonyme parmi les anonymes, tout se perd dans une relation d’équivalence et d’uniformisation généralisée à toute la planète. Et la Seine n’est qu’un cours d’eau bordé d’architectures ayant perdu leur substance. Apollinaire devient anachronique avec ce fleuve survolé par des drones.

Je continue mon chemin sans détourner mon regard vers le cours d’eau.

© Serge Muscat.

Le tube de colle

Lorsque j’étais enfant, à l’âge de la pensée magique, la colle me fascinait. Cette étrange substance capable de faire tenir ensemble presque toutes les matières relevait pour moi du miracle.

J’avais réalisé un château fort avec des allumettes et beaucoup de colle. Cela préfigurait ce que j’ai retrouvé par la suite en biologie, à savoir l’assemblage de cellules qui constituent le vivant. Ne connaissant pas encore, du haut de mes dix ans, les phénomènes physiques qui interviennent dans le processus des matériaux collés, je m’amusais à joindre des objets hétéroclites tout en restant rêveur. Je faisais, sans m’en apercevoir, mes premières découvertes de l’empirisme, cette source intarissable de connaissances. J’assemblais des maquettes d’avions que je prenais un grand plaisir à regarder une fois entièrement montées.

Sans en prendre conscience, je tenais là un principe essentiel : que tout est fait d’assemblage. Principe dont ne déroge aucune science. Car le savoir est un gigantesque assemblage de théories qui sont souvent réfutables. Et ces théories tiennent avec de la colle conceptuelle. Parfois elles se brisent et l’on tente comme on peut de recoller les morceaux. Et nous découvrons alors, dans ce montage imparfait, une nouvelle théorie.

A présent je ne construis plus de maquettes ; je colle seulement les morceaux d’une vie qui se perd dans des souvenirs infinis et labyrinthiques.

(Décembre 2021)

Les bruits dans la tuyauterie

Et il y a toujours ces bruits dans la tuyauterie. Le bruit de ces lavages, de ces rinçages, de ces savonnettes trop glissantes, de la lessive qui ravive les couleurs. Un Lavomatic à chaque coin de rue, la cité est bien gardée de sa souillure.

Toujours que la ville soit plus propre; comme pour laver notre conscience de nos actes-excréments. La tuyauterie toujours plus et partout. Le vide-ordures est bouché et voilà que c’est la révolution au bas de l’immeuble. Cacophonie technologique, où plus personne ne comprend rien à rien de ce qui est fabriqué. Tout devient sans fil et sans âme, mais il reste toujours ces millions de kilomètres de tuyauterie.

Lorsqu’une personne tire la chasse d’eau, nous assistons à un déshabillage sonore. De la tuyauterie aux tripes, tout finit dans le tout-à-l’égout. Et les usines qui sans fin déploient une pelote de tuyaux dont le profane se demande à quoi tout cela peut bien servir. Même dans le siècle prochain où règnera peut-être l’holographie, il restera toujours et encore plus de tuyaux qui ne pourront plus être gérés que par des ordinateurs, étant donné le nombre de plans en papier que cela nécessiterait.

Son grand frère, le tunnel, n’est pas en reste. Le monde est rongé par le trépan. Ça perfore et ça perfore encore. Dans ces tunnels? Des tuyaux. L’un n’allant pas sans l’autre. Des tuyaux d’arrivée d’air, des tuyaux d’eau potable, des tuyaux d’évacuation des eaux usées… Tout finit toujours par un tuyau. Jusqu’à la fin, sur le lit d’hôpital, l’individu est encore empêtré de tuyaux dont il ne sait quelle est leur utilité. Tuyaux dans la bouche, dans les narines, tuyaux dans les veines… Entuyauté de partout pour partir vers le néant, dans un cercueil qui roulera dans le dernier tunnel d’incinération.

© Serge Muscat – septembre 2009

Je me souviens

Je me souviens. Mais est-ce un souvenir ? Après tout la vie est un rêve dont on ne s’éveille qu’en mourant. Il me semble me souvenir. La campagne ; le parfum fort des arbres. Tout est flou. Je crois que je ne me souviendrai jamais totalement. La mer ; le bruit des vagues qui me fascinait tant. Cette petite fille de dix ans dont j’étais amoureux et dont les parents acceptaient avec difficulté de nous laisser jouer ensemble. Les coquillages sous nos pieds avec le sable dans lequel nous nous enfoncions avec douceur. Le chant sans fin des cigales qui berçait l’âme d’une musique surnaturelle.

C’était un autre monde ; un monde que je n’ai jamais plus retrouvé : le monde de l’enfance, c’est-à-dire un monde imaginaire où la réalité est transfigurée en une réalité qui n’existe pas. C’est bien plus tard que nous prenons conscience de cette non-existence de ce que nous avons cru voir. Et toute notre vie est faite ainsi de rêves successifs qui s’évaporent un à un sans jamais accéder à une quelconque réalité. Ils sont pourtant nombreux ceux qui parlent de réalité. Du psychologue en passant par le philosophe et le physicien, sans oublier l’historien et son fameux recul historique. Tous courent après cette réalité dont ils ne savent pas ce qu’elle est exactement. Je me souviens de cette curiosité intense, de ce désir de tout voir, de tout sentir et comprendre, avec cette perception aiguë qui me faisait remarquer les palpitations de la nature vivante, le moindre mouvement d’ailes d’une abeille posée sur une fleur.

Tous les enfants sont des explorateurs et des aventuriers. Puis le temps nous fait faussement croire que nous avons tout découvert. Certains passent de l’émerveillement au cauchemar, avec des hommes qui s’affrontent violemment pour défendre par exemple une parcelle de territoire. Si l’adulte est capable de faire des prouesses, il est aussi capable des pires horreurs. Dans une cour d’école tous les enfants se parlent entre eux. Une fois adultes ils marcheront par milliers dans des couloirs de métro sans parfois même se lancer un regard bienveillant.

Le réel est mouvant et fluctue sans cesse tout au long de la vie. Cependant avec les années passées, je prends conscience que je ne rêve plus avec la même intensité et que le réel m’apparaît avec une plus grande rugosité. Me voilà condamné à faire sans cesse le tour de la terre en m’apercevant de l’absurdité de ces voyages. Avec le temps la planète devient trop petite alors que lorsque j’étais enfant le monde m’apparaissait comme étant une immensité à parcourir

© Serge Muscat – Juin 2017.

Une abeille sur mon écran d’ordinateur…

Habituellement je me méfie des abeilles. Indispensables à la planète, elles ont toutefois un moyen de défense persuasif : elles piquent.

Comment savoir ce qui se passe dans la minuscule tête d’une abeille, et être certain qu’elle ne vous piquera pas ?

Les abeilles sont comme les humains. Elles font du miel comme les pâtissiers font des gâteaux. Mais comme l’abeille peut vous piquer, le pâtissier peut également vous empoisonner.

Il se trouve qu’en cette journée d’été, une abeille s’est introduite par la fenêtre pour venir se poser sur l’écran de mon ordinateur. Je ne fais alors aucun geste brusque et l’observe en train de se promener. Son esthétique est agréable. C’est un bel insecte. Sur cet écran elle ne risque pas de trouver la moindre trace de pollen. Soudain elle s’immobilise en me faisant face et semble me regarder droit dans les yeux. La vision d’une abeille n’est pas bien nette. Aussi je me pose des questions quant à ce qu’elle peut discerner de ma personne.

Elle finit de m’observer fixement puis commence à se passer les pattes de devant sur la tête avec des gestes rapides. Le fait qu’elle soit occupée me rassure. Ce que j’apprécie chez les abeilles, tout autant que chez les fourmis, c’est que ce sont des insectes sociaux. En ce sens, ils ont un point commun avec les humains : ils collaborent pour atteindre des objectifs communs.

L’abeille a repris sa marche. Elle est maintenant au centre de l’écran. Je n’ai plus la force de l’observer. N’ayant pas du tout dormi la nuit dernière, je me sens pris d’une intense fatigue. J’entends alors un bourdonnement. Je vois tout à coup l’abeille traverser la pièce et franchir la fenêtre laissée ouverte.

Saisissant ma souris, je fixe sur l’écran le pointeur. C’est à ce moment que j’aperçois comme une tâche au milieu de l’écran. Je m’approche et vois une sorte de pointe sur la surface de verre. Passant alors mon doigt, je sens une nette rugosité. J’essaie de gratter avec l’ongle mais rien n’y fait. Cette abeille a définitivement marqué mon écran, me dis-je. Tant pis, je finirai bien par m’habituer…

© Serge Muscat 2014.

Pied

Bien qu’étant infiniment complexe, le corps humain n’est après tout constitué que d’un tronc et de cinq membres. Et à l’extrémité des membres inférieurs on trouve ce qui, à mes yeux, constitue les éléments les plus laids chez l’homme : deux pieds.

Comme pour bien d’autres choses, mes premières impressions concernant les pieds datent de l’enfance. En ayant vu tout d’abord les pieds de mes parents puis, par la suite, ceux de mes petits camarades. Il a cependant fallu que j’atteigne environ l’âge de cinq ans pour que les pieds, et plus particulièrement les pieds d’autrui, m’apparaissent avec une certaine étrangeté. Ce fait est d’autant plus troublant que les autres parties du corps se présentaient à mon esprit comme allant de soi. Je trouvais une certaine harmonie dans la constitution des bras, du tronc et de la tête tandis que les pieds venaient tout gâcher dans l’équilibre de cet édifice d’os et de chair. Cette sensation de difformité et de laideur n’a d’ailleurs fait que s’accentuer avec les années. Car, en fin de compte, que peut-il y avoir de plus laid qu’un pied chez l’homme ? Sur le talon se forme souvent de la corne, la longueur et la forme des orteils font penser à des griffes, et l’ossature qui constitue le pied forme de hideuses bosses ressemblant presque à des abcès.

Si la main est une partie noble du corps par le fait qu’elle permet d’agir et de modifier la nature, le pied est quant à lui convoqué pour une bien basse besogne qui consiste à supporter tout le poids de l’homme.

On peut dire d’une main qu’elle est de pianiste ou bien d’ouvrier, d’intellectuel ou de manuel, qu’elle est d’une précision de chirurgien ou bien gauche et maladroite ; mais que peut-on dire d’un pied ? Pas grand-chose sinon qu’il est laid et bête.

Les ongles des mains, lorsqu’ils sont bien entretenus, donnent à ces dernières une certaine esthétique ; ce qui n’est pas le cas pour le pied. Qu’ils soient courts ou longs, les ongles des pieds trahissent l’animalité chez l’homme.

Considérant cette partie du corps comme étant insolite, j’ai avec le temps accumulé de nombreuses observations sur le pied ainsi que sur ce qui le protège, à savoir la chaussure.

Si l’habillement des individus est dans bien des cas lié à des circonstances aléatoires, il n’en est pas de même pour la chaussure. De tout ce que nous mettons sur notre peau, la chaussure est probablement l’objet qui donne le plus fidèle reflet de notre personnalité. Bien que le pied soit caché par la chaussure, on devine néanmoins certaines caractéristiques de celui-ci. Ainsi les hommes aux grands pieds par rapport à leur taille n’ont-ils pas la même personnalité que les hommes aux pieds menus. Lorsque les chaussures sont aérées, comme par exemple les sandales, la longueur et la forme des ongles en disent long sur les individus. Si « le visage est le miroir de l’âme », le pied l’est également.

Pourtant, malgré l’incapacité du pied à égaler la main, il s’est forgé avec ce mot qui le désigne une multitude d’expressions pour parler de l’homme. Ainsi le pied est-il devenu dans la vie de tous les jours le porte-parole de nos états d’âme.

Avec l’âge, nos pieds sont bien souvent les premiers témoins de notre flétrissure. Avoir mal aux pieds est chose beaucoup plus courante que d’avoir mal aux mains.

Tandis que nous marchons avec insouciance les mains dans les poches, la conscience d’avoir des pieds reste permanente jusqu’à la décrépitude totale qui nous emmène finalement six pieds sous terre.

Copyright 2002 – Serge Muscat.

Dire aide à supporter la vie

Lorsque le réel se montre sans son voile d’illusions, il devient alors difficile de penser aux joies du lendemain. Lorsque la magie enfantine des choses qui nous entourent s’évapore comme un brouillard pour laisser apparaître un monde sans mystère, il ne reste alors à l’homme que les histoires pour réenchanter le monde.
Il y eut au fil de l’aventure humaine de nombreuses utopies. Cependant aucune d’elles n’a jamais été à ma mesure. Car ces espoirs d’une autre vie se déroulent toujours sur la Terre. Or je suis arrivé à ce stade où plus rien de ce qui constitue cette boule de matière recouverte pour la plus grande partie d’eau, n’est source d’émerveillement.
Les biologistes ont tant loué le miracle qu’est la vie, que j’en arrive à me demander si ces scientifiques n’ont pas perdu la raison. Si la vie est le paroxysme de l’agencement de la matière, elle est aussi le paroxysme de la souffrance.

Les histoires, donc : celles racontées dans les bars, celles écrites dans les livres, celles tournées dans les films, celles évoquées par la musique… Voilà de quoi nous avons besoin pour supporter l’intolérable qu’est la vie. Les histoires sont notre ultime anti-dépresseur lorsque plus aucun comprimé ne réussit à nous cacher la réalité. Ces histoires sont énoncées par des hommes comme tous les autres hommes. Et cependant, bien qu’insérés eux aussi dans les violences de notre monde, ces gens qui créent semblent venir d’un ailleurs, d’un lieu impossible à vraiment déterminer.
Sans histoires les hommes se suicideraient probablement tous. Ainsi les rues mornes que nous voyons tous les jours prennent-elles une coloration nouvelle et insolite lorsqu’elles sont racontées en images ou par des mots d’une quelconque personne. Ce qui nous entoure ne dégage une signification pleine qu’à partir du moment où une histoire en est faite.
Ceux qui passent leur vie à raconter des histoires s’accrochent à ces dernières pour survivre. Car lorsque plus rien n’a de sens, le seul moyen de rester encore en vie est de dire quelque chose. Tout cri est un cri de survie. Et cet instinct de survie qui pousse à raconter des histoires aide aussi les autres hommes à trouver une quelconque signification au jour qui se lève.

© 2015 Serge Muscat.

Les premiers jours de printemps

A pas feutrés, le printemps amène ses premiers chants d’oiseaux dans la capitale. Chaque année, à la même période, mon être se gonfle d’espoirs. La vie demeure la même et cependant des éventails de possibilités germent dans ma conscience.
Bien qu’étant adulte, je pense à chaque printemps aux joies de l’enfance, où jouer m’importait plus que de travailler à l’école. Jouer aux billes, goûter, être amoureux de ma camarade de classe, et n’entrevoir de l’avenir qu’un monde coloré et enchanteur. Voilà ce qui m’habite lorsque, chaque année, apparaissent les premiers bourgeons sur les arbres encore endormis par l’hiver. Quand les premiers rayons chauds du soleil inondent la ville et que le ciel m’apparaît soudain très haut, j’oublie toutes les idées sombres qui souvent m’assaillent durant une bonne partie de l’année. Non pas que je sois spécialement lugubre ou taciturne. Je suis seulement lucide. « Il ne faut pas trop rechercher la lucidité », me disait un médecin lors d’une discussion. Malheureusement je ne puis m’empêcher de voir ce que je vois ou d’entendre ce que j’entends. Pourtant, lorsque je regarde une fleur, je sens comme un flux de vie me traverser. Et c’est ce qui se produit en ce début de printemps quand je vais par exemple me promener au jardin des plantes ou du Luxembourg. Des bouffées d’enfance remontent à la surface de ma conscience et je perçois le monde alors tel qu’il devrait être. Bien sûr, ce n’est là qu’illusions et cependant je me prends au jeu tellement la sensation est douce et agréable. Mais à peine vois-je un couple se disputer dans une allée fleurie que déjà je sombre à nouveau dans le réel rugueux. L’homme ne passe son temps qu’à faire la guerre. Guerre froide, guerre économique, guerre amoureuse, toutes les déclinaisons existent. Bien qu’ayant troqué mes jouets d’enfance contre une épaisse armure pour combattre, lorsque le printemps arrive, je laisse ma protection de guerrier au placard. Lorsque s’épanouissent les premières violettes, la paix semble être revenue sur la terre. Malheureusement je sais que ce n’est là que miroir aux alouettes. J’aime cependant ces images reflétées qui m’aident à vivre. Toujours chercher la vérité rend la vie impossible à vivre. Que le quotidien serait morne sans l’étincelle de la rêverie.
Lorsque le printemps montre son visage, toutes les impossibilités, tous les paradoxes, tous les échecs passés, toutes ces choses qui donnent un goût amer à la vie s’évaporent comme une rosée sous le soleil. Je suis alors pris d’un optimisme sans limite, tel un enfant faisant de brillants projets sur son avenir. De l’incohérence de l’existence se dégage alors un sens. Une sorte d’ordre apparaît dans le désordre de la vie. J’imagine chez autrui des qualités qui n’existent peut-être pas. De la monstruosité humaine je n’aperçois que les brefs éclairs de la gentillesse. Tout bascule et j’accède à une autre réalité du monde. Mon esprit foisonne d’impossibles équations qui ont soudain une solution. Je découvre le monde comme un navigateur découvre une île inexplorée recelant des merveilles naturelles.
Six mois avec le printemps et l’été. Six mois pour oublier les six autres mois de l’année.

© 2000 Serge Muscat .