La Seine m’est devenue étrangère

« L’idée de voyager me donne la nausée
J’ai déjà vu tout ce que je n’avais jamais vu
J’ai déjà vu tout ce que je n’ai pas vu encore »

(Fernando Pessoa)

Les poètes ont tant écrit sur la Seine, sur ce fleuve qui traverse Paris, que je me demande souvent si je ne suis pas devenu malvoyant lorsque je longe les quais parisiens, là où les bouquinistes disparaissent progressivement, concurrencés qu’ils sont par la vente sur internet.

La Seine n’est jolie que lorsqu’on a vingt ans et que l’on est amoureux sous le soleil de juin. Sinon c’est une eau boueuse et verdâtre dans laquelle quelques poissons tentent vainement de survivre. Elle s’est transformée en cible pour smartphone où les touristes mitraillent de mauvaises photographies et raconteront fièrement à leurs amis qu’ils sont allés à Paris.

Voyage impossible vers la capitale où tout n’est qu’artifice et simulacre. Ville-monde irrespirable comme toutes les villes-monde. Ville où le désespoir y est plus doux, comme disait Cioran. Cette ville m’est devenue étrangère. Étrangère parce que tout y est étrange dans son caractère surfait. Fourmilière qui n’est pas à une taille humaine. Anonyme parmi les anonymes, tout se perd dans une relation d’équivalence et d’uniformisation généralisée à toute la planète. Et la Seine n’est qu’un cours d’eau bordé d’architectures ayant perdu leur substance. Apollinaire devient anachronique avec ce fleuve survolé par des drones.

Je continue mon chemin sans détourner mon regard vers le cours d’eau.

© Serge Muscat.

La distorsion du temps

Et ce temps qui ne semble pas passer, dans la fulgurance de la brièveté d’une vie. Nous flottons dans la subjectivité sans jamais découvrir la réalité. Comment ne pas être écartelé dans cette élasticité de l’instant.

La nuit remue, comme disait Henri Michaux. Ça tangue tel un navire devenu fou dans la tempête. Passage du désespoir à l’espoir, dans un va-et-vient incessant, noyé dans un monde peuplé d’ordinateurs. Dans la forêt des réseaux nous cherchons vainement un sens à l’existence ; sens qui se dérobe à la moindre de nos actions quotidiennes. Ces petits riens qui nous aident à vivre, pour nous dire enfin : « ce n’était donc que cela ! »

Alors on redemande un peu de temps en suppliant la Grande Horloge de nous épargner encore pour un jour. Il nous reste à réaliser toutes ces petites choses qui donnent un peu de piquant à la vie. L’incessant appel du progrès nous intime de ne pas baisser les bras, d’aller toujours de l’avant. Personne ne sait ce qu’il y a au bout du chemin, mais nous avançons tout de même avec espoir.

Les ingénieurs conçoivent des machines démesurées, en essayant de palier à notre fragilité. On souhaiterait rallonger ce temps que la biologie nous impose. Mais nos jeunes années d’étudiant reculent comme l’horizon. Nous tous, chercheurs qui nous demandons ce que nous faisons ici. Comment la longueur d’une année peut-elle être aussi courte dans un simple souvenir ? Le passé se contracte et quant au futur, il est informe et incertain. Toujours cette sensation de vivre les mêmes choses malgré nos prouesses technologiques. L’éternel recommencement avec nos smartphones de plus en plus intelligents. Peut-être un jour ces rectangles bourrés d’électronique répondront-ils à la question : « que dois-je faire de ma vie ? »

En attendant, le soleil va se lever avec la promesse de ne pas répéter la journée d’hier.

© Serge Muscat – Septembre 2020.

Le tube de colle

Lorsque j’étais enfant, à l’âge de la pensée magique, la colle me fascinait. Cette étrange substance capable de faire tenir ensemble presque toutes les matières relevait pour moi du miracle.

J’avais réalisé un château fort avec des allumettes et beaucoup de colle. Cela préfigurait ce que j’ai retrouvé par la suite en biologie, à savoir l’assemblage de cellules qui constituent le vivant. Ne connaissant pas encore, du haut de mes dix ans, les phénomènes physiques qui interviennent dans le processus des matériaux collés, je m’amusais à joindre des objets hétéroclites tout en restant rêveur. Je faisais, sans m’en apercevoir, mes premières découvertes de l’empirisme, cette source intarissable de connaissances. J’assemblais des maquettes d’avions que je prenais un grand plaisir à regarder une fois entièrement montées.

Sans en prendre conscience, je tenais là un principe essentiel : que tout est fait d’assemblage. Principe dont ne déroge aucune science. Car le savoir est un gigantesque assemblage de théories qui sont souvent réfutables. Et ces théories tiennent avec de la colle conceptuelle. Parfois elles se brisent et l’on tente comme on peut de recoller les morceaux. Et nous découvrons alors, dans ce montage imparfait, une nouvelle théorie.

A présent je ne construis plus de maquettes ; je colle seulement les morceaux d’une vie qui se perd dans des souvenirs infinis et labyrinthiques.

(Décembre 2021)

Il y a des moments

Il y a des moments où tout me semble confus. Cela m’arrive surtout en soirée. Là, des sensations se télescopent pour produire des états étranges où il me semble qu’il n’y a plus rien à attendre du lendemain. Un peu comme si j’avais vécu des milliers de vies et qu’il ne me restait à présent plus rien à voir, plus aucune expérience nouvelle à traverser. Ces sensations m’assaillent la plupart du temps entre 20h00 et 23h00. Durant ce laps de temps, je peux écouter la radio, parcourir des revues ou tenter de lire un livre, tout me parait insignifiant. Les informations qui me parviennent alors me semblent anciennes et usées jusqu’à la corde. Il n’y a plus d’effet de nouveauté et je plonge dans une lassitude extrême. Comme un magnétophone monté en boucle, c’est toujours le même discours que j’entends à la radio. Ce n’est pas même une voix qui semblerait provenir d’un lointain passé, non. Juste une sorte de brève portion de temps qui tourne sans cesse pour revenir au même point de départ. Ceci sous une lumière blafarde de lampe à basse consommation qui ne peut rivaliser avec l’éclairage du soleil. Ça tourne, ça tourne sans cesse, telle une soucoupe volante, avec la même irréalité qui me tient pourtant éveillé.

Durant les longues soirées d’hiver, la consistance du réel s’évapore un peu plus pour laisser la place à de vagues souvenirs d’enfance joueuse où rire et être amoureux avaient encore du sens. A présent tout m’apparaît comme à travers un verre translucide, où je ne vois que des ombres incertaines bouger devant mon regard éteint. C’était avant, à l’époque où les objets brillaient, où les couleurs étaient magiques et les odeurs enivrantes. C’était un temps où demain me paraissait infiniment loin et où le présent portait l’empreinte d’une plénitude totale. Les leçons de choses emplissaient alors toute ma vie et je m’émerveillais devant la nature grandiose. Aujourd’hui je ne retrouve plus cette majesté des arbres qui me fascinait tant lorsque j’étais enfant. L’indifférence s’est installée en moi comme une seconde nature. Tout vire à l’état de transparence et mon regard ne se pose plus sur les choses. Une transparence floutée qui ne laisse plus discerner la réalité des objets de la vie. Tout passe dans une sorte de brouillard informe et sombre.

Il est 21h30 en ce mois de janvier. C’est l’hiver au plus profond de mon âme que le soleil de midi ne parviendra pas à réchauffer.

© Serge Muscat 2014.

Les bruits dans la tuyauterie

Et il y a toujours ces bruits dans la tuyauterie. Le bruit de ces lavages, de ces rinçages, de ces savonnettes trop glissantes, de la lessive qui ravive les couleurs. Un Lavomatic à chaque coin de rue, la cité est bien gardée de sa souillure.

Toujours que la ville soit plus propre; comme pour laver notre conscience de nos actes-excréments. La tuyauterie toujours plus et partout. Le vide-ordures est bouché et voilà que c’est la révolution au bas de l’immeuble. Cacophonie technologique, où plus personne ne comprend rien à rien de ce qui est fabriqué. Tout devient sans fil et sans âme, mais il reste toujours ces millions de kilomètres de tuyauterie.

Lorsqu’une personne tire la chasse d’eau, nous assistons à un déshabillage sonore. De la tuyauterie aux tripes, tout finit dans le tout-à-l’égout. Et les usines qui sans fin déploient une pelote de tuyaux dont le profane se demande à quoi tout cela peut bien servir. Même dans le siècle prochain où règnera peut-être l’holographie, il restera toujours et encore plus de tuyaux qui ne pourront plus être gérés que par des ordinateurs, étant donné le nombre de plans en papier que cela nécessiterait.

Son grand frère, le tunnel, n’est pas en reste. Le monde est rongé par le trépan. Ça perfore et ça perfore encore. Dans ces tunnels? Des tuyaux. L’un n’allant pas sans l’autre. Des tuyaux d’arrivée d’air, des tuyaux d’eau potable, des tuyaux d’évacuation des eaux usées… Tout finit toujours par un tuyau. Jusqu’à la fin, sur le lit d’hôpital, l’individu est encore empêtré de tuyaux dont il ne sait quelle est leur utilité. Tuyaux dans la bouche, dans les narines, tuyaux dans les veines… Entuyauté de partout pour partir vers le néant, dans un cercueil qui roulera dans le dernier tunnel d’incinération.

© Serge Muscat – septembre 2009

Je me souviens

Je me souviens. Mais est-ce un souvenir ? Après tout la vie est un rêve dont on ne s’éveille qu’en mourant. Il me semble me souvenir. La campagne ; le parfum fort des arbres. Tout est flou. Je crois que je ne me souviendrai jamais totalement. La mer ; le bruit des vagues qui me fascinait tant. Cette petite fille de dix ans dont j’étais amoureux et dont les parents acceptaient avec difficulté de nous laisser jouer ensemble. Les coquillages sous nos pieds avec le sable dans lequel nous nous enfoncions avec douceur. Le chant sans fin des cigales qui berçait l’âme d’une musique surnaturelle.

C’était un autre monde ; un monde que je n’ai jamais plus retrouvé : le monde de l’enfance, c’est-à-dire un monde imaginaire où la réalité est transfigurée en une réalité qui n’existe pas. C’est bien plus tard que nous prenons conscience de cette non-existence de ce que nous avons cru voir. Et toute notre vie est faite ainsi de rêves successifs qui s’évaporent un à un sans jamais accéder à une quelconque réalité. Ils sont pourtant nombreux ceux qui parlent de réalité. Du psychologue en passant par le philosophe et le physicien, sans oublier l’historien et son fameux recul historique. Tous courent après cette réalité dont ils ne savent pas ce qu’elle est exactement. Je me souviens de cette curiosité intense, de ce désir de tout voir, de tout sentir et comprendre, avec cette perception aiguë qui me faisait remarquer les palpitations de la nature vivante, le moindre mouvement d’ailes d’une abeille posée sur une fleur.

Tous les enfants sont des explorateurs et des aventuriers. Puis le temps nous fait faussement croire que nous avons tout découvert. Certains passent de l’émerveillement au cauchemar, avec des hommes qui s’affrontent violemment pour défendre par exemple une parcelle de territoire. Si l’adulte est capable de faire des prouesses, il est aussi capable des pires horreurs. Dans une cour d’école tous les enfants se parlent entre eux. Une fois adultes ils marcheront par milliers dans des couloirs de métro sans parfois même se lancer un regard bienveillant.

Le réel est mouvant et fluctue sans cesse tout au long de la vie. Cependant avec les années passées, je prends conscience que je ne rêve plus avec la même intensité et que le réel m’apparaît avec une plus grande rugosité. Me voilà condamné à faire sans cesse le tour de la terre en m’apercevant de l’absurdité de ces voyages. Avec le temps la planète devient trop petite alors que lorsque j’étais enfant le monde m’apparaissait comme étant une immensité à parcourir

© Serge Muscat – Juin 2017.

Une abeille sur mon écran d’ordinateur…

Habituellement je me méfie des abeilles. Indispensables à la planète, elles ont toutefois un moyen de défense persuasif : elles piquent.

Comment savoir ce qui se passe dans la minuscule tête d’une abeille, et être certain qu’elle ne vous piquera pas ?

Les abeilles sont comme les humains. Elles font du miel comme les pâtissiers font des gâteaux. Mais comme l’abeille peut vous piquer, le pâtissier peut également vous empoisonner.

Il se trouve qu’en cette journée d’été, une abeille s’est introduite par la fenêtre pour venir se poser sur l’écran de mon ordinateur. Je ne fais alors aucun geste brusque et l’observe en train de se promener. Son esthétique est agréable. C’est un bel insecte. Sur cet écran elle ne risque pas de trouver la moindre trace de pollen. Soudain elle s’immobilise en me faisant face et semble me regarder droit dans les yeux. La vision d’une abeille n’est pas bien nette. Aussi je me pose des questions quant à ce qu’elle peut discerner de ma personne.

Elle finit de m’observer fixement puis commence à se passer les pattes de devant sur la tête avec des gestes rapides. Le fait qu’elle soit occupée me rassure. Ce que j’apprécie chez les abeilles, tout autant que chez les fourmis, c’est que ce sont des insectes sociaux. En ce sens, ils ont un point commun avec les humains : ils collaborent pour atteindre des objectifs communs.

L’abeille a repris sa marche. Elle est maintenant au centre de l’écran. Je n’ai plus la force de l’observer. N’ayant pas du tout dormi la nuit dernière, je me sens pris d’une intense fatigue. J’entends alors un bourdonnement. Je vois tout à coup l’abeille traverser la pièce et franchir la fenêtre laissée ouverte.

Saisissant ma souris, je fixe sur l’écran le pointeur. C’est à ce moment que j’aperçois comme une tâche au milieu de l’écran. Je m’approche et vois une sorte de pointe sur la surface de verre. Passant alors mon doigt, je sens une nette rugosité. J’essaie de gratter avec l’ongle mais rien n’y fait. Cette abeille a définitivement marqué mon écran, me dis-je. Tant pis, je finirai bien par m’habituer…

© Serge Muscat 2014.

Pied

Bien qu’étant infiniment complexe, le corps humain n’est après tout constitué que d’un tronc et de cinq membres. Et à l’extrémité des membres inférieurs on trouve ce qui, à mes yeux, constitue les éléments les plus laids chez l’homme : deux pieds.

Comme pour bien d’autres choses, mes premières impressions concernant les pieds datent de l’enfance. En ayant vu tout d’abord les pieds de mes parents puis, par la suite, ceux de mes petits camarades. Il a cependant fallu que j’atteigne environ l’âge de cinq ans pour que les pieds, et plus particulièrement les pieds d’autrui, m’apparaissent avec une certaine étrangeté. Ce fait est d’autant plus troublant que les autres parties du corps se présentaient à mon esprit comme allant de soi. Je trouvais une certaine harmonie dans la constitution des bras, du tronc et de la tête tandis que les pieds venaient tout gâcher dans l’équilibre de cet édifice d’os et de chair. Cette sensation de difformité et de laideur n’a d’ailleurs fait que s’accentuer avec les années. Car, en fin de compte, que peut-il y avoir de plus laid qu’un pied chez l’homme ? Sur le talon se forme souvent de la corne, la longueur et la forme des orteils font penser à des griffes, et l’ossature qui constitue le pied forme de hideuses bosses ressemblant presque à des abcès.

Si la main est une partie noble du corps par le fait qu’elle permet d’agir et de modifier la nature, le pied est quant à lui convoqué pour une bien basse besogne qui consiste à supporter tout le poids de l’homme.

On peut dire d’une main qu’elle est de pianiste ou bien d’ouvrier, d’intellectuel ou de manuel, qu’elle est d’une précision de chirurgien ou bien gauche et maladroite ; mais que peut-on dire d’un pied ? Pas grand-chose sinon qu’il est laid et bête.

Les ongles des mains, lorsqu’ils sont bien entretenus, donnent à ces dernières une certaine esthétique ; ce qui n’est pas le cas pour le pied. Qu’ils soient courts ou longs, les ongles des pieds trahissent l’animalité chez l’homme.

Considérant cette partie du corps comme étant insolite, j’ai avec le temps accumulé de nombreuses observations sur le pied ainsi que sur ce qui le protège, à savoir la chaussure.

Si l’habillement des individus est dans bien des cas lié à des circonstances aléatoires, il n’en est pas de même pour la chaussure. De tout ce que nous mettons sur notre peau, la chaussure est probablement l’objet qui donne le plus fidèle reflet de notre personnalité. Bien que le pied soit caché par la chaussure, on devine néanmoins certaines caractéristiques de celui-ci. Ainsi les hommes aux grands pieds par rapport à leur taille n’ont-ils pas la même personnalité que les hommes aux pieds menus. Lorsque les chaussures sont aérées, comme par exemple les sandales, la longueur et la forme des ongles en disent long sur les individus. Si « le visage est le miroir de l’âme », le pied l’est également.

Pourtant, malgré l’incapacité du pied à égaler la main, il s’est forgé avec ce mot qui le désigne une multitude d’expressions pour parler de l’homme. Ainsi le pied est-il devenu dans la vie de tous les jours le porte-parole de nos états d’âme.

Avec l’âge, nos pieds sont bien souvent les premiers témoins de notre flétrissure. Avoir mal aux pieds est chose beaucoup plus courante que d’avoir mal aux mains.

Tandis que nous marchons avec insouciance les mains dans les poches, la conscience d’avoir des pieds reste permanente jusqu’à la décrépitude totale qui nous emmène finalement six pieds sous terre.

Copyright 2002 – Serge Muscat.

Dire aide à supporter la vie

Lorsque le réel se montre sans son voile d’illusions, il devient alors difficile de penser aux joies du lendemain. Lorsque la magie enfantine des choses qui nous entourent s’évapore comme un brouillard pour laisser apparaître un monde sans mystère, il ne reste alors à l’homme que les histoires pour réenchanter le monde.
Il y eut au fil de l’aventure humaine de nombreuses utopies. Cependant aucune d’elles n’a jamais été à ma mesure. Car ces espoirs d’une autre vie se déroulent toujours sur la Terre. Or je suis arrivé à ce stade où plus rien de ce qui constitue cette boule de matière recouverte pour la plus grande partie d’eau, n’est source d’émerveillement.
Les biologistes ont tant loué le miracle qu’est la vie, que j’en arrive à me demander si ces scientifiques n’ont pas perdu la raison. Si la vie est le paroxysme de l’agencement de la matière, elle est aussi le paroxysme de la souffrance.

Les histoires, donc : celles racontées dans les bars, celles écrites dans les livres, celles tournées dans les films, celles évoquées par la musique… Voilà de quoi nous avons besoin pour supporter l’intolérable qu’est la vie. Les histoires sont notre ultime anti-dépresseur lorsque plus aucun comprimé ne réussit à nous cacher la réalité. Ces histoires sont énoncées par des hommes comme tous les autres hommes. Et cependant, bien qu’insérés eux aussi dans les violences de notre monde, ces gens qui créent semblent venir d’un ailleurs, d’un lieu impossible à vraiment déterminer.
Sans histoires les hommes se suicideraient probablement tous. Ainsi les rues mornes que nous voyons tous les jours prennent-elles une coloration nouvelle et insolite lorsqu’elles sont racontées en images ou par des mots d’une quelconque personne. Ce qui nous entoure ne dégage une signification pleine qu’à partir du moment où une histoire en est faite.
Ceux qui passent leur vie à raconter des histoires s’accrochent à ces dernières pour survivre. Car lorsque plus rien n’a de sens, le seul moyen de rester encore en vie est de dire quelque chose. Tout cri est un cri de survie. Et cet instinct de survie qui pousse à raconter des histoires aide aussi les autres hommes à trouver une quelconque signification au jour qui se lève.

© 2015 Serge Muscat.

Les premiers jours de printemps

A pas feutrés, le printemps amène ses premiers chants d’oiseaux dans la capitale. Chaque année, à la même période, mon être se gonfle d’espoirs. La vie demeure la même et cependant des éventails de possibilités germent dans ma conscience.
Bien qu’étant adulte, je pense à chaque printemps aux joies de l’enfance, où jouer m’importait plus que de travailler à l’école. Jouer aux billes, goûter, être amoureux de ma camarade de classe, et n’entrevoir de l’avenir qu’un monde coloré et enchanteur. Voilà ce qui m’habite lorsque, chaque année, apparaissent les premiers bourgeons sur les arbres encore endormis par l’hiver. Quand les premiers rayons chauds du soleil inondent la ville et que le ciel m’apparaît soudain très haut, j’oublie toutes les idées sombres qui souvent m’assaillent durant une bonne partie de l’année. Non pas que je sois spécialement lugubre ou taciturne. Je suis seulement lucide. « Il ne faut pas trop rechercher la lucidité », me disait un médecin lors d’une discussion. Malheureusement je ne puis m’empêcher de voir ce que je vois ou d’entendre ce que j’entends. Pourtant, lorsque je regarde une fleur, je sens comme un flux de vie me traverser. Et c’est ce qui se produit en ce début de printemps quand je vais par exemple me promener au jardin des plantes ou du Luxembourg. Des bouffées d’enfance remontent à la surface de ma conscience et je perçois le monde alors tel qu’il devrait être. Bien sûr, ce n’est là qu’illusions et cependant je me prends au jeu tellement la sensation est douce et agréable. Mais à peine vois-je un couple se disputer dans une allée fleurie que déjà je sombre à nouveau dans le réel rugueux. L’homme ne passe son temps qu’à faire la guerre. Guerre froide, guerre économique, guerre amoureuse, toutes les déclinaisons existent. Bien qu’ayant troqué mes jouets d’enfance contre une épaisse armure pour combattre, lorsque le printemps arrive, je laisse ma protection de guerrier au placard. Lorsque s’épanouissent les premières violettes, la paix semble être revenue sur la terre. Malheureusement je sais que ce n’est là que miroir aux alouettes. J’aime cependant ces images reflétées qui m’aident à vivre. Toujours chercher la vérité rend la vie impossible à vivre. Que le quotidien serait morne sans l’étincelle de la rêverie.
Lorsque le printemps montre son visage, toutes les impossibilités, tous les paradoxes, tous les échecs passés, toutes ces choses qui donnent un goût amer à la vie s’évaporent comme une rosée sous le soleil. Je suis alors pris d’un optimisme sans limite, tel un enfant faisant de brillants projets sur son avenir. De l’incohérence de l’existence se dégage alors un sens. Une sorte d’ordre apparaît dans le désordre de la vie. J’imagine chez autrui des qualités qui n’existent peut-être pas. De la monstruosité humaine je n’aperçois que les brefs éclairs de la gentillesse. Tout bascule et j’accède à une autre réalité du monde. Mon esprit foisonne d’impossibles équations qui ont soudain une solution. Je découvre le monde comme un navigateur découvre une île inexplorée recelant des merveilles naturelles.
Six mois avec le printemps et l’été. Six mois pour oublier les six autres mois de l’année.

© 2000 Serge Muscat .