Passé, présent, futur

Durant notre vie, nous passons d’un pur présent, avec un accès au passé et au futur extrêmement limité, à une modulation progressive du temps sur une échelle toujours plus vaste. Lorsqu’on est enfant, les dinosaures semblent faire partie du présent et le futur nous paraît inaccessible et magique. Puis, peu à peu, nous accédons à la notion de passé en dépassant le cadre de notre propre existence. Quant au futur, il commence à prendre de la consistance et nous disons : « Quand je serai grand je veux être voyageur ». La durée du futur se précise au fur et à mesure que nous grandissons. Certains d’entre nous auront un penchant pour le passé, alors que d’autres auront plutôt l’esprit orienté vers le futur. Et dans tous les cas, la perception de notre finitude commence à se faire jour en voyant autour de nous les gens mourir. C’est à partir du moment où nos proches décèdent que nous acquérons avec acuité la notion de temps.

Des journées infiniment longues de l’enfance nous passons à la sensation que notre vie se rétracte comme on froisse en boule une feuille de papier. Les journées deviennent de plus en plus courtes et les mois passent comme un bolide lancé sur un circuit de compétition. Qu’importent les aiguilles de notre montre qui battent imperturbablement la cadence des secondes et des minutes ; nous perdons inexorablement la notion de temps et tout s’accélère comme à la vitesse de la lumière.

Les médias nous annoncent sans cesse des disparitions d’hommes et de femmes, et le futur se télescope au fond d’un verre de bière que nous buvons en croyant ainsi arrêter les horloges atomiques. Puis la nuit tombe et nous allons nous coucher avec l’espoir incertain que demain la journée sera plus longue, tout en retrouvant au réveil l’émerveillement du regard de l’enfance.

Je me suis électrocuté avec un vélo électrique

C’est le résultat du progrès, tout devient électrique. Vélos et brosses à dents fonctionnent aux électrons, et Nicolas Tesla devient une marque de voitures électriques. Les physiciens s’unissent pour tenter de maîtriser cet électron qui ne veut pas livrer ses mystères.

La Terre va devenir une gigantesque batterie qui finira par ne plus trouver de chargeur et l’homme mourra électrocuté par un Teiser indiscret. Dans 500 ans tous les produits fabriqués seront traversés d’électrons. Nous serons passés du simple éclair orageux au millefeuilles électronique généralisé, accompagnés par des photons canalisés circulant sur toute la planète au moindre de nos gestes, pour alimenter les ordinateurs quantiques.

Je regarde tout cela d’un œil étonné, en cueillant une dernière marguerite dans la dernière clairière pas encore transformée en usine à batteries. Je vais dormir un peu, avec l’espoir que mes rêves ne deviendront pas un jour également électroniques.

(mai 2022)

Paris

Je n’ai jamais pu comprendre ce qui fascinait tant les touristes dans cette ville que l’on nomme Paris. Tout y est artificiel et sent le piège commercial pour attirer le passant et lui vider son porte-monnaie. La ville de lumière n’est qu’un gigantesque commerce où la plupart se font plumer dans des distractions stupides et qui n’ont aucune substance sur les éléments essentiels de la vie. Paris n’est belle que lorsqu’on est amoureux et que l’on fait plus attention aux yeux de celle qu’on aime qu’à ses marchands de pacotilles. Tout y est superficiel et vulgaire. Avec le temps, je ne fais plus attention à la laideur de cette ville qui transpire l’artifice. Paris n’est faite que de marchands avides que je méprise. Finir sa vie dans cette ville est un non-sens total. Mais on s’habitue à l’horreur, aux mensonges des commerçants, à toute cette puanteur de la société de consommation. Paris est une ville abjecte, tout juste bonne pour réaliser des cartes postales. Mais l’habitude nous joue des tours, et pour partir il ne faut pas être seul.

L’extase des premières minutes du réveil

Lorsque, encore plongé dans les limbes du sommeil, je refais surface pour m’éveiller le matin, je goûte avec délice les premières minutes de mon réveil. Je revis durant l’espace de ces poignées de secondes l’étonnement de l’enfance où tout semble être un paradis. Je marche dans la nature en sentant la douceur du soleil et les odeurs de pins. Je suis d’un optimisme débordant et il n’y a en moi pas la moindre trace d’une mélancolie passagère. J’ouvre les bras et je vais avec enthousiasme vers le monde. Comme lorsque j’étais enfant, je suis enjoué par toutes les choses que je vais pouvoir faire durant cette journée.

Mais les secondes défilent. Ma conscience s’éclaircit progressivement… Je me lève du lit et vais boire un verre d’eau. Les rêves de l’enfance s’évaporent doucement pour laisser la place à un monde fait de contraintes et de désillusions. C’est avec la préparation d’un café bien fort que disparaissent les dernières images enfantines.

A présent j’entends le camion des éboueurs qui vient vider les poubelles. Je suis maintenant totalement réveillé. Et c’est effrayant !

Juin 2019 – © Serge Muscat.

Le bruissement intérieur

C’est souvent lorsqu’on s’assoupit pour entreprendre une sieste et que le corps est détendu, que l’esprit vagabonde en se remémorant des images, des paroles et tout un tas de sensations qui prennent une signification nouvelle aux différentes étapes de notre vie.

Le sens des situations traversées dans le moment présent ne nous est donné que très partiellement. Avec le recul et un apport d’informations supplémentaires, tout un monde que nous n’avons fait que traverser dans l’action nous apparaît soudainement riche de significations.

Aussi est-ce pour cela que j’apprécie de rester allongé de longs moments en méditant. L’expérience n’est bénéfique que lorsque nous prenons le temps de la méditer ; sinon elle reste opaque à notre conscience. En se remémorant les moindres détails, on en extrait la quintessence sémiotique sur les actions et les propos des hommes.

Que de problèmes complexes ai-je compris en m’allongeant sur un canapé !

Méditer est la même opération de révélation que l’on pratique en photographie argentique. Tout apparaît avec une netteté surprenante pour qui sait analyser ses pensées avec perspicacité et lucidité.

L’ordinateur

Cet objet caractéristique du XXe, et surtout du XXIe siècle, ne cesse de me surprendre. Cette machine polymorphe, dont on pensait il y a cinquante ans qu’elle ne servirait à rien et qui est devenue indispensable à notre vie quotidienne, est une révolution comme l’ont été l’invention de l’imprimerie et la machine à vapeur. Lorsque je vois les mutations produites, je n’ose pas imaginer ce que provoquera comme changements le successeur de l’ordinateur.

J’aime entendre le doux ronronnement des ventilateurs qui interpelle ma conscience presque comme une présence humaine. Il reste à faire une phénoménologie de cet étrange objet dont on ne fait plus attention tant il est intégré à notre vie quotidienne. Bien entendu, nous recevons aussi des publicités dans notre messagerie ; mais nous recevons aussi des messages de personnes du monde entier. Nous pourrions, comme l’a fait Francis Ponge avec la figue, écrire un livre entier intitulé : Comment un ordinateur de paroles et pourquoi. L’ordinateur est pour moi cette figue qui consolait jadis cet auteur.

Les encyclopédies en ligne sont un vrai régal qui enchanteraient les hommes des Lumières s’ils vivaient à notre époque. Mais au lieu de cela nous avons fabriqué « le capitalisme cognitif ». Avatar de l’invention de l’informatique où les hommes sont à nouveau asservis par le capital. Prolétaires du clavier et de la souris, des individus sont payés au clic. Voilà le funeste avenir de cette si belle invention. Dérapage de la technique, si nous ne prenons pas garde, cet objet qui semble anodin pourra transformer notre vie en cauchemar. Bienvenue, donc, dans le monde réel

Le territoire

Les hommes et les animaux ont toujours combattu pour un territoire. Cela fait partie de l’instinct du vivant. Aussi lorsque je parcours la ville pour me rendre à un endroit, lorsque je prends par exemple le bus, je perçois cette notion de territoire chez les personnes qui montent et descendent.

Le regard posé sur les gens est imprégné de cette géographie. Chacun cherche à savoir quel est le territoire d’autrui, bien que cela soit difficile à déterminer. Et tel un chien qui grogne pour défendre sa niche, nous grognons intérieurement lorsque nous supposons qu’un individu est d’un autre territoire que le nôtre. Et c’est de cet instinct que proviennent de nombreux malentendus.

Un bus qui traverse une grande ville opère chez les voyageurs un mélange de curiosité et de déchirements intérieurs. Nous traversons une multitude de territoires, et chaque personne qui monte dans le bus semble appartenir à une petite portion de la ville. Émerveillement ? Crainte ? C’est un peu tout cela à la fois. Nous faisons de la géographie humaine sans en prendre conscience.

Comme cela serait agréable si tout le monde prenait le même bus en descendant tous au même arrêt. Il n’y aurait plus de conflits et la géographie ne servirait plus à faire la guerre. Malheureusement notre condition de terrien nous oblige à suivre toujours plus de chemins et à traverser des territoires défendus avec âpreté par ses occupants.

Je n’utilise plus de marque-page pour lire des livres

Savoir s’arrêter dans un livre a-t-il un sens ? On prend sa respiration, on médite un instant, puis on reprend sa lecture. Si l’on ne sait pas retrouver le fil d’un discours en faisant défiler les pages et que le marque-page nous est indispensable, c’est probablement parce que nous n’avons rien compris à la fausse linéarité d’un livre. Lorsque l’on plonge dans les propos d’un ouvrage comme dans une eau claire, le marque-page devient alors superflu. Car chaque phrase est soigneusement archivée dans les tiroirs de la mémoire, et à peine ouvrons-nous à nouveau le livre que nous savons où nous nous trouvons dans le discours de l’écrivain. De plus, pourquoi serions-nous obligés de suivre la numérotation des pages ? J’imagine parfois des livres sans pagination, où le propos de l’auteur serait notre seul guide. Pourquoi ne commencerions-nous pas par les dernières pages d’un livre ? Cela éliminerait tous les mauvais romans à intrigue qui ne tiennent que par leur dénouement. Car toute fin est arbitraire et artificielle. Cela ne s’arrête jamais, tout est une suite perpétuelle que seule la mort stoppe définitivement. Aussi la fin d’un livre est-elle aussi un début. Dans ces conditions, commencer par la première page n’a-t-il pas plus de sens que de commencer par la dernière.

Laisser un livre s’ouvrir au hasard est aussi une joie que l’on devrait enseigner à l’école. Ainsi les élèves deviendraient-ils des dadaïstes sans le savoir. Ouvrir les pages d’un livre au hasard, c’est analyser un texte en profondeur. Rien n’empêche de revenir sur les passages déjà lus au cours d’une deuxième ou d’une troisième lecture. Combien de lecteurs n’ont-ils pas lu de brefs passages d’un livre au hasard avant de l’acheter ou de l’emprunter dans une bibliothèque. Comme on goûte la nourriture, il nous faut goûter les propos de l’auteur afin de savoir s’ils sont à notre convenance. D’autre part à notre époque où la littérature et le cinéma sont envahis par ce qu’on appelle le thriller, ouvrir un livre au hasard, et surtout à la dernière page, permet de ne pas dépenser son argent dans un livre à intrigue. Car ouvrir un livre au hasard c’est aussi désamorcer l’intention de certains auteurs de nous manipuler avec des fictions dont tout repose sur la chute finale.

Les jours qui s’écoulent n’ont aucun marque-page pour repère. Si un livre doit représenter la vie, alors le livre doit être comme l’existence, c’est-à-dire sans repères particuliers et d’une circulation fluide où chaque instant a toute son importance. Le livre de la vie peut être un peu jauni, mais il reste toujours lisible par les plus jeunes afin qu’il transmette sa pensée aux générations successives.

Lorsque vous ouvrez un dictionnaire au hasard, vous êtes pris dans un tourbillon de renvois à d’autres endroits du dictionnaire, et ceci d’une manière presque interminable. Dans cet inextricable jeu de correspondances où chaque mot en appelle à un autre mot, il est bien difficile de marquer une quelconque page. Dans cette architecture flottante de papier, vous rebondissez telle une boule de billard dans tous les recoins de l’ouvrage. Impossible dans une telle mouvance de fixer un point d’ancrage.

Le marque-page tout comme le surligneur sont des résidus de l’école sans avoir réussi à atteindre vraiment la maturité. Un livre truffé de marque-page révèle un esprit inquiet et incertain. Ce ne sont là que des béquilles intellectuelles qui ne servent en fait à pas grand-chose sinon à embrouiller un peu plus la pensée. Ne pas se laisser emporter par l’ordre apparent d’un livre est une sage discipline. Et remonter le cours d’eau tel un saumon est encore la meilleure solution pour comprendre les propos d’un auteur

© Serge Muscat – mars 2018.

La brisure de l’âge adulte

« Tu pourras le faire lorsque tu auras dix-huit ans » dit le père à son fils. Ils sont nombreux les enfants qui rêvent d’avoir leur majorité. Pourtant, une fois atteint l’âge adulte, ils regretteront durant toute leur vie cette période de l’enfance où tout était prétexte aux jeux et à la découverte. Même les blessures sont peu de choses en regard des joies intenses que l’on éprouve. Et peu importe que l’on ne comprenne pas encore le réel dans sa complexité. L’essentiel est que nous sommes entièrement tendus vers le désir de tout essayer et de tout voir.

Nombreux sont ceux qui perdent très rapidement cette insatiable curiosité et cet émerveillement qui caractérisent l’enfance. D’autres conservent ce regard presque toute leur vie. Souvent la rudesse de l’existence empêche de conserver cette fraîcheur d’esprit, en nous faisant plier à un principe d’une réalité impitoyable produite par les hommes. Puis les enfants ne sont aussi pas tous les mêmes. La différence entre eux est la même que celle entre les adultes. Malgré cela, nous passons de merveilleux moments avec nos camarades que l’on ne reverra plus une fois devenus adultes. Car les différences en gestation deviendront plus tard de grands fossés infranchissables. C’est aussi comme cela que l’âge adulte nous apprend la solitude même en étant sociable.

Les enfants jouent entre eux alors que les adultes commercent et, parfois, s’entre-tuent. La petite dispute dans la cour de récréation se transforme à l’âge adulte en monstrueuse tuerie. L’âge de raison est aussi l’âge de la déraison et de la folie meurtrière.

Nous avons tout à apprendre de nos jeunes années ; et celui qui oublie son enfance deviendra un aveugle incapable de voir les merveilles de la nature et de la vie. Celui qui refuse l’enfant qui est en lui sombrera dans la bêtise et la barbarie. Et il ne s’agit ici nullement de régression, pour ceux qui seraient enclins à procéder à une psychanalyse de bazar. Il s’agit juste de ne jamais oublier le petit chercheur que nous avons été lorsque nous faisions notre découverte du monde qui nous entourait.

Pris entre le désintérêt pour tout et l’appât du gain, il ne reste à l’âge adulte plus beaucoup de chercheurs authentiques. Car lorsqu’on n’est plus capable de s’émerveiller, il ne reste que la consommation passive de produits inutiles et sans significations pour tenter de donner un peu de saveur aux jours qui passent. Ainsi les individus se résignent-ils à l’achat toujours croissant d’objets qui finissent dans un placard. Le rêve se transforme en fétichisme et en pensée animiste. C’est aussi cela devenir adulte ; avec tout ce que cela comporte d’atrophie de l’imagination. De l’enfance jusqu’à l’âge de raison, l’imaginaire décroît proportionnellement à l’approche du seuil de « singularité ». Arrivé à ce stade, l’homme n’agit plus que par le biais de prothèses techniques interposées. C’est le règne du post humain ou de l’homme augmenté. Toujours est-il que ce n’est pas de l’imagination dont l’homme est augmenté, mais bien plutôt d’une « pensée » calculante.

Qu’elle est loin mon enfance où je grimpais dans les arbres pour voir le monde d’un peu plus haut. A présent prendre de l’altitude se réalise par l’intermédiaire de drones toujours plus performants. On ne grimpe plus aux arbres mais l’on appuie sur des manettes en regardant un écran. Nous sommes tous devenus des spectateurs en puissance avec nos téléphones portables que nous consultons presque jusque dans notre sommeil. La vie est devenue un film interminable que l’on regarde en 3D.

Où sont les jouets de mon enfance, les figurines et les petits soldats, les maquettes et les jeux de construction ? Tout semble avoir été aspiré dans le trou noir des écrans. Il ne reste plus rien, seulement une image en haute définition.

Tout devient flou dans ma mémoire, il est temps pour moi d’éteindre l’ordinateur.

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© Serge Muscat – septembre 2018.

Les livres sont faits pour voyager

Tout livre devrait s’expatrier. Tels des oiseaux migrateurs, les livres sont faits pour voyager. Imaginez l’espace d’un instant, avec l’invention de l’aviation, les milliers de livres qui voyagent par les airs chaque jour, à chaque instant, et qui apporteront un moment de joie en passant par l’ouverture des boites aux lettres.

C’est à un double voyage que le livre convie : le premier est le transport physique du livre ; le second est le voyage du lecteur en parcourant le livre.

Le livre, si c’est l’espoir d’un auteur qui met sa pensée à plat, c’est aussi parfois le désespoir et le seul refuge pour retrouver une lumière dans l’obscurité intérieure.

Le livre c’est enfin « une longue lettre adressée aux amis ». Le courrier postal ayant presque disparu, ces livres sont donc les dernières lettres sur la Terre.

Rêves après rêves, nous sommes tous des dormeurs éveillés

A peine se réveille-t-on d’un rêve que nous entrons dans un autre rêve. Et si nous devenons à court de rêves, alors la vie se transforme en cauchemar. Nous ne percevons le réel qu’à travers le prisme de l’imaginaire.
On croit souvent que le rêve est le propre de l’enfance et que l’on accède au réel une fois devenu adulte. Ceci est une illusion de plus car une fois atteint l’âge adulte, nous continuons à rêver.
Toutes les prouesses humaines sont nées de rêves lentement maîtrisés. Le rêve et la réalité ne sont que les deux faces d’une très mince feuille qui parfois se déchire. L’homme qui ne rêve plus est un être à l’état de vie végétative. Que ferions-nous du lendemain si nous n’étions pas portés par des rêves qui nous font agir ? On oppose très souvent les rêveurs aux gens d’action. Mais les gens d’action ne sont-ils pas aussi des rêveurs ? Il faut avoir des rêves démesurés pour, par exemple, partir à la conquête de l’espace. Il est nécessaire d’avoir des rêves puissants pour qu’ils deviennent réalités.

Comme l’avaient compris Deleuze et Guattari, l’homme rêve le monde et non le cercle restreint de sa petite famille. Freud n’a fait que faire errer des générations de psychanalystes pour qui la cellule familiale est le centre des rêves des individus. Lacan disait que « la psychanalyse ne peut rien contre la connerie ». Nous ne pouvons rien pour Lacan, car il n’a jamais guéri la moindre personne.

Le rêve donc. C’est le rêve et l’imagination qui ont permis à Einstein de concevoir la Relativité et à Jules Verne d’écrire Vingt mille lieues sous les mers. Nous laissons de côté l’entêtement des psychanalystes pour qui toute imagination un peu trop débordante n’est pas « normale », c’est-à-dire en dehors de la norme qui est une moyenne statistique de l’individu moyen.
Tous les grands créateurs que l’histoire a pu nous livrer étaient des hommes et des femmes doués d’une grande capacité à rêver. Il n’y a que la bêtise de l’ordinateur qui ne rêve pas. Et encore une bête rêve-t-elle plus que le plus gros supercalculateur.
Qui saura comprendre la source des mécanismes de l’imaginaire qui pousse l’homme vers un changement perpétuel, que certains réussissent à prédire plusieurs siècles à l’avance ? Probablement les génies sont-ils ceux que l’on n’a pas pu empêcher de rêver •

(Janvier 2019)

Les remous de la conscience

Passer une nuit blanche procure une sorte de fusion avec l’univers et le grand tout. Après tout, la lumière n’est que peu de chose dans l’obscurité des espaces infinis. C’est aussi pour cela que le nocturne me fascine, même si l’homme a besoin de la lumière. Les astronomes travaillent beaucoup durant la nuit et j’imagine leurs sensations lorsque dans l’obscurité ils observent ces lumières qui questionnent plus qu’elles n’apportent de réponses.

Regarder le ciel et sentir en soi la conscience du temps qui passe et ne se reproduit jamais de la même façon nous mènent à une impression de haute félicité. On en arrive parfois même à oublier que nous allons mourir dans cet état de profonde extase. Il doit y avoir quelque chose même si l’on ne croit pas en Dieu. Ce n’est pas possible autrement. Tout cela ne peut pas exister sans qu’il y ait un principe, une force, une intention dans l’incommensurable univers.

C’est à ces réflexions que la nuit est propice. Et le petit matin où tous les hommes se lèvent pour entreprendre une nouvelle journée efface avec ses fausses certitudes les questions que la nuit apporte

Être extérieur

Lorsque j’étais enfant et que je lisais les manuels d’histoire, je voyais toute cette population humaine faire des choses incroyables et aussi, souvent, macabres tout en me sentant « extérieur » à toutes ces activités. C’est ce qui était merveilleux : d’être extérieur à tout cela. Puis progressivement les hommes m’ont enrôlé de force dans leurs aventures, et là tout a basculé. De l’extériorité je suis passé à la place d’acteur. Les batailles des hommes n’étaient plus de simples illustrations dans les encyclopédies pour enfant mais une rude réalité où il me faudrait moi-même mourir dans cette lutte acharnée des hommes entre eux. Si je riais encore après la quarantaine , ce n’était pas sans quelque difficulté. La réalité humaine est hideuse et nous n’en finissons jamais avec notre narcissisme. Il faut bien s’aimer soi-même pour pouvoir aimer les autres nous disent les psychologues. Et pourtant ce narcissisme est le problème de toutes les guerres en voulant anéantir autrui pour pouvoir se regarder dans un miroir et se dire : « je suis le meilleur ». Quelle bêtise que tout cela. Il n’y a pas et il n’y aura jamais de meilleur malgré les prix et les médailles que nous décernons à quelques individus. Nous sommes tous perdus dans cette aventure qu’est la vie sans savoir pourquoi nous sommes venu au monde. Deux êtres qui s’aiment ; la belle histoire. Juste la nature qui reprend ses droits et oriente le vivant sans que rien ne l’arrête. Les biologistes ont beau s’acharner à chercher à comprendre pourquoi une cellule se scinde en deux, il n’empêche pas moins que la vie est un mystère dont nous ne comprendrons peut-être jamais l’origine de sa force.

Les hommes s’entre-tuent comme les globules blancs qui attaquent une substance dangereuse pour l’organisme. La vie ? La plus mauvaise farce de l’agencement de la matière. Une fleur n’est belle que parce qu’elle montre son sexe. Nous sommes condamnés à nous reproduire jusqu’à ce que la terre devienne néant.

La matière est pleine de possibilités. Et le vivant n’est qu’une option comme une autre. Qui peut donc dire que la matière ne prendra pas une autre orientation après être passée par le stade de la biologie ?

Mais je ne veux pas en dire plus car je ne suis qu’un humain comme les autres, pris dans le tourbillon de l’incommensurable univers dans lequel je finirai en éléments du tableau de Mendeleïev

Cioran et la compétition

Si Cioran avait été chercheur, il n’aurait pas pu entrer dans la compétition acharnée du libéralisme. Dernier de la classe, cancre qui ne souhaite avoir aucune médaille, son « laboratoire » n’aurait eu aucune subvention.

Cette frénésie de l’homme à entrer en compétition avec autrui est une tare dont il semble qu’il ne pourra jamais guérir. Il est donc bien difficile d’imaginer Cioran « défendre son budget de recherche ». La recherche ? Laisser couler le temps qui passe. Respirer, comme il le disait, est une activité à plein temps. Seulement sentir l’air entrer dans ses poumons et se dire que la vie est une mauvaise farce dont on a du mal à rire. Si on lui avait demandé : « quels sont vos projets de recherche ? » il aurait probablement répondu : « faire de la bicyclette ». Voilà un beau projet de recherche qui ne réclame pas d’ingénierie de la pile à combustible.

Si Cioran s’est peut-être trompé sur quelques points, il a toutefois montré que la « compétition » est une absurdité totale qui mènera l’homme à sa perte.

On devrait enseigner qu’il n’y a pas de premier ou de dernier de la classe, mais seulement des individus qui cherchent à comprendre le sens de l’existence. Lui qui était en permanence préoccupé par ce temps qui ne passe pas, qu’aurait-il bien pu faire sur une chaîne de montage d’usine où le manager regarde sa montre en adulant Taylor ?

Cioran a perçu le caractère insensé de la vie humaine sans ne fonder aucune théorie. Sa prose interpelle directement le lecteur, même à peine alphabétisé. Lorsque j’entends des philosophes disserter sur les écrits de Cioran, on sent bien là le goût de la rente ainsi que la pensée du fonctionnaire qui est payé chaque mois à la même date exacte. Pas un seul de ces philosophes n’a ressenti les affres du gouffre dans lequel Cioran était plongé dans ses longs moments de détresse. Les commentaires philosophiques sur Cioran ne sont que des habits mal taillés qui donnent des allures de clowns à ces intellectuels en vogue.

© Serge Muscat – mars 2017.

L’électronique

Cette science récente dérivée de la physique m’a tant fasciné durant mon adolescence que je me tiens toujours informé de ses avancées malgré mes divers centres d’intérêt d’aujourd’hui.

Je pressentais lorsque j’avais seize ans que l’électronique alors naissante allait bouleverser le monde et participer à un changement radical de la société. Peu à peu, je suis passé de l’étude de l’électronique à l’étude de la physique ; mais les progrès de cette dernière dépendaient des progrès de la première. Il y a en fait une boucle systémique entre l’électronique et la physique. C’était l’époque où les électroniciens portaient une blouse blanche comme les médecins dans un hôpital. Ce n’était pas la science des prolétaires comme ça l’est devenu par la suite. L’électronicien était détenteur d’un savoir d’avant-garde qui allait révolutionner la société. A présent l’électronique est banalisée et fait partie de notre quotidien. Plus personne n’est fasciné par le mot « électronicien » et la profession est rabaissée au rang d’un simple technicien qui vient réparer votre machine à laver. Il n’y a que le titre « d’ingénieur en électronique » qui garde encore un peu de son prestige. On l’imagine en train de concevoir des robots qui viendraient assister l’homme dans ses travaux les plus difficiles.

Que n’ai-je pas rêvé devant un simple transistor de puissance. Ce composant qui chauffait beaucoup était la plupart du temps affublé d’un radiateur dont l’esthétique me fascinait. J’ai fait bien des calculs et des prototypes de petits systèmes électroniques. Et ce qui était pourtant rationnel relevait pour moi de la magie. Ces électrons dans la matière me plongeaient dans d’infinies rêveries. J’imaginais le courant électrique qui passait d’un composant à un autre avec une certaine mystique.

Aujourd’hui j’ai conservé ce regard lorsque je mets en marche mes ordinateurs. Et chaque fois que j’appuie sur le bouton « On/Off », une bouffée de mon adolescence remonte à la surface de mon esprit. Je sais que j’avais vu juste et que ces simples transistors déboucheraient sur des architectures complexes qui battent les champions aux échecs. Ce que je regrette un peu est la banalisation de l’électronique et que le métier d’électronicien ait perdu beaucoup de son prestige. Pourtant le XXIe siècle sera celui de l’électronique et de ses prouesses qui dépasseront de beaucoup l’imagination du commun des mortels

La précision de la technique

Je suis toujours étonné des fonctionnalités et de la précision de la technique. Autant la science reste souvent floue et hypothétique, autant la technique est éblouissante par sa précision et sa capacité d’efficience. J’ai toujours été étonné de voir mes ordinateurs se mettre en fonctionnement lorsque j’appuie sur le bouton : marche/arrêt. La tangibilité de la technique me surprend inlassablement. Une science ne devient belle que lorsqu’elle passe au stade de la technique. Là elle déploie toute sa splendeur, sa manière explicite de présenter le monde. C’est ce qu’avait comprit Simondon.

Pour passer des spéculations théoriques à la technique, il y faut de l’acharnement, de la perspicacité et un savoir-faire qui n’est pas théorisable. C’est que l’homme pense autant avec son corps qu’avec son esprit, et il déploie une ingéniosité qu’un cerveau seul ne saurait concevoir. Car pour cela, il y faut également un corps.

La vie est un rêve

De partout les hommes nous parlent de réalité. J’ai tant entendu ce mot que j’ai fini par y croire parfois. Pourtant, je sais bien que la réalité n’existe pas, qu’elle est fugace et insaisissable. Vouloir croire en une quelconque réalité c’est encore et encore se bercer d’illusions. Si la réalité existait, depuis que l’humanité existe nous aurions fini par la trouver. Comment percevoir le réel alors que nous sommes nous-mêmes producteurs de cette réalité ? Le principe de réalité dont parle Freud est une illusion de plus sur le grand tableau des chimères. Chacun porte en soi une réalité qui est la seule à exister. Toute production matérielle est la projection d’une réalité individuelle. La nature nous a fait imparfaits et incapables de voir le réel. Et pourtant l’on tue au nom de ce réel qui existerait. L’école est faite pour nous apprendre une réalité que l’on imposera ensuite à des gens dans le monde du travail. Toutes les violences sont faites au nom de la réalité. C’est au nom du réel que les hommes se font la guerre. C’est à cause d’une certaine réalité que des hommes meurent de faim et de soif. C’est à cause d’une certaine réalité que des gens vivent dans la rue. Le principe de réalité énoncé par Freud est avant tout une réalité bourgeoise qui fait que des hommes sont dominés par d’autres hommes. Et cette réalité n’a rien d’universel.
Ce n’est pas uniquement le réel qui change, mais également nous-mêmes. Le réel s’évanouit selon l’heure de la journée, selon où nous en sommes dans notre vie, selon le lieu où l’on se trouve et dépend de mille autres facteurs qui font que nous ne percevons jamais la réalité.
La réalité n’est-elle pas celle de l’artiste qui propose une vision de ce que nous ne voyons pas toujours ? La réalité c’est aussi celle du poète qui nous fait vivre des sensations personnelles qui sont le propre de chaque homme. Dans l’impossibilité de tout vivre, nous sommes amputés du réel. La réalité est toujours en devenir, jamais atteinte ; elle fuit comme la ligne d’horizon. Les professionnels de la réalité envahissent les médias en nous disant sur un ton péremptoire ce qu’il en est exactement de la réalité du monde. Le réel est caché, masqué sous un vernis de fausse objectivité. Il n’y a que des points de vue, des angles d’approche, des discours personnels qui n’ont aucune valeur de vérité. Le réel c’est chacun de nous, pourrait-on dire. On ne perçoit la réalité qu’à partir de schémas théoriques et d’expériences antérieures. Or chaque expérience est unique, et de ce fait il n’y a pas de réalité universelle.