La connaissance utile suppose-t-elle une connaissance inutile?

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Parler de l’utilité d’une connaissance amène à nous poser la question de savoir ce que l’on appelle « utile ». La peinture est-elle utile, la musique est-elle utile, la philosophie est-elle utile ? Si comme le disait Vladimir Jankélévitch lors d’une conférence, un couteau sert à couper, une fourchette sert à manger, mais à quoi sert la philosophie ? Ou alors nous pourrions dire également à quoi sert la littérature ou la poésie en particulier. Et les questions seraient ainsi sans fin.

Il semble en fait que toutes les activités humaines soient utiles et nécessaires. Aussi dire d’une connaissance qu’elle est utile reste sans signification car toutes les connaissances sont utiles à partir du moment où elles apportent du sens.

Si selon la pyramide de Maslow la connaissance utile est celle qui se trouve tout en bas de la pyramide, alors nous pourrions penser que l’agronomie fait partie des connaissances utiles par excellence. Seulement ce n’est pas aussi simple que cela. Les activités humaines ont depuis longtemps été très diversifiées. Et sur l’histoire de l’humanité, l’industrie n’est qu’un point minuscule qui s’est substitué à l’artisanat. Dire que l’industrie repose sur des connaissances utiles est aussi absurde que de dire que l’espèce humaine a atteint son point culminant avec la réalisation des usines. Une civilisation ne se mesure pas à la taille de son industrie. Le degré de civilisation est aussi la structure sociale d’une société, sa production artistique et culturelle au sens large, et une multitude d’autres facteurs.

Le questionnement sur les connaissances utiles et non utiles rejoint la polémique sur les activités essentielles et non essentielles durant la pandémie de Covid-19. Il y a en fait une intrication généralisée entre tous les champs de la connaissance, et tout est relié par des boucles systémiques. Dans ces conditions, il est impossible de modifier un élément sans en même temps modifier tout le système. Par conséquent, tout élément du système est utile et essentiel. Déjà Auguste Comte avait essayé de dresser une hiérarchisation des savoirs avec le positivisme. Hiérarchisation arbitraire car il n’y a pas de hiérarchie mais des relations liant toutes les sciences entre elles.

Dans notre société capitaliste l’utilité d’une science est corrélée avec sa rentabilité économique. En d’autres termes, ce qui se vend est utile. Lorsque l’on ramène toutes les activités humaines à des critères économiques, il y a forcément des sciences « perdantes » qui semblent ne pas avoir une grande utilité. Il en est ainsi, par exemple, de la linguistique dont la seule application industrielle serait les applications informatiques comme le traitement de la parole. Ce sont les partisans de la connaissance dite utile qui dénigrent ce genre de science comme la linguistique. Un master de ressources humaines se vend incomparablement mieux qu’un master de phonologie. Par contre, l’économie qui est une science de l’imprécis est nettement mise en avant parce qu’elle traite notamment de la propriété, des coûts et des profits.

Pour revenir à la connaissance dite « utile » qui fait grossir le PIB d’un pays, il est clair que, par exemple, la sociologie n’est pas une science que les patrons affectionnent. Un sociologue à l’usine n’est pas un élément indispensable pour faire fonctionner les chaînes de montage. De plus, le sociologue fait souvent émerger des informations qui dérangent les patrons et ceux qui dirigent la société. Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant en sont des illustrations pertinentes. Il faut bien voir que le taylorisme ne se préoccupait guère du confort et de la santé des ouvriers. Le profit est le seul critère qui importe dans la stratégie des patrons. Aussi un sociologue est-il un élément perturbateur dans une organisation. Ses connaissances ne sont pas utiles dans une usine. Quant au psychologue qui est censé dans la société apaiser les maux des travailleurs, il a également un double rôle en sélectionnant les employés au service des ressources humaines. Les « mauvais éléments » sont écartés de l’entreprise par le psychologue.

La psychologie est ici une science utile lorsqu’elle est au service de l’entreprise. Dans le cas contraire elle s’oppose à l’entreprise lorsqu’elle prescrit par exemple des arrêts de travail pour un burn-out causé par un chef tyrannique.

Nous voyons donc que la notion d’utilité est ambivalente, et que ce qui peut sembler inutile peut être très utile dans certaines situations. Aussi la polémique sur les activités utiles et celles inutiles est-elle vaine.

La technique et ses dérives

Ce 21e siècle est le siècle de la technique. Toute connaissance doit désormais aboutir à une technologie concrète. Nous sommes happés par la gadgetisation de la société. Monde du couteau suisse avec lequel nous voudrions nous tailler une vie sur mesure. Si la technique nous aide à vivre, elle n’est cependant pas la totalité des connaissances humaines. Et toute connaissance n’aboutit pas obligatoirement à une technologie. Ce n’est pas la technique qui donne l’orientation d’une vie. L’ingénierie de la connaissance reste tributaire des techniques de l’ingénieur. Et l’ingénieur ne théorise pas, ou très peu. Il fabrique seulement. Le correcteur orthographique n’est pas la linguistique et le moteur de voiture n’est pas la physique. Les techniciens sont les sophistes de la philosophie. C’est ce qui fait la différence entre un Thomas Edison et un Nicolas Tesla. Le premier est un technicien sans vergogne, alors que le second est un savant.

Dans notre société de consommation qui dure depuis cinquante ans, nombreux sont ceux qui ne savent pas discerner l’accessoire de l’essentiel. Tous les savoirs ne sont pas sur le même plan. Il y a des connaissances qui aident à vivre, et d’autres qui au contraire nous agitent et nous égarent. Comme le dit Bernard Stiegler, « il y a eu un bel âge de la consommation1 », avec des produits utiles en soulageant les individus des tâches quotidiennes. Puis la technique s’est généralisée à toutes les activités humaines. Or la technique ne pense pas, ou du moins ne pense pas aux conséquences de ses actions. La technique a un champs de réflexion très restreint. Elle ne s’occupe de sciences que si cela est utile à la fabrication d’un produit.

Nous arrivons à un stade où l’industrie touche tous les secteurs de l’activité humaine. Nous ne pensons pas que cela soit une bonne chose, notamment dans les domaines de la culture et de l’enseignement. Que les universités deviennent des entreprises est néfaste pour la connaissance et la recherche fondamentale. Du reste, les grandes écoles (qui sont calquées sur le modèle des entreprises) ne font quasiment pas de recherche fondamentale. Pour cette dernière il faut se tourner du côté des universités et des instituts de recherche.

La ruse technicienne

La ruse technicienne repose sur « l’art accommoder les restes ». C’est un savoir-faire beaucoup plus qu’un savoir théorique, la théorie étant ce qui rend compte du réel. Pas de grande découverte, donc, chez le technicien, mais le système D. Fabriquer des produits avec les théories existantes, telle est la tâche du technicien. L’innovation se fait avec l’existant, jusqu’au moment où l’on fait des découvertes dans les sciences fondamentales. Et il faut beaucoup de temps pour trouver des applications à une découverte. L’utilitarisme des entreprises est rarement en résonance avec le monde de la recherche fondamentale. Il est par exemple bien difficile de trouver une application à une découverte archéologique. Et ce n’est ici qu’un cas de figure parmi beaucoup d’autres. La manie de vouloir appliquer les connaissances à la technologie est une maladie récente dans le long chemin de l’histoire des sciences. Cette maladie se nomme le libéralisme, qui a pour corollaire le profit. Or on ne fait pas de profit en produisant des connaissances dont la seule utilité est de connaître.

Si on savait ce que l’on cherche, on ne ferait plus de découvertes !

La bêtise technicienne n’a jamais rien compris à ce qu’était et sera la recherche fondamentale. Bien souvent hommes aux gros doigts, les techniciens ne sont bons qu’à bricoler. Et quand ils sont entrepreneurs, ils s’occupent du concret le plus primaire. Ils ont, ce qu’appelait Pierre Goguelin, une intelligence concrète. Expression paradoxale puisque ce qui caractérise l’intelligence est justement la capacité à faire des abstractions !

Tant que les entreprises voudront orienter la recherche des chercheurs, il n’y aura pas de découverte majeure. La liberté du chercheur est la condition première pour essayer de trouver quelque chose. La recherche n’est pas de l’ingénierie contrairement à ce que croient beaucoup de gens. Et du reste, en sciences humaines et sociales, je ne vois pas ce que pourrait trouver un ingénieur. A moins qu’on invente par exemple l’ingénierie de l’anthropologie !

Pour conclure, je dirais que ce 21e est d’une médiocrité accablante tant nous sommes envahis par la culture technologique. La recherche fondamentale est tournée en dérision par les hommes de la technique qui veulent toujours avoir le dernier mot en fabriquant une nouvelle machine. Si l’avenir est de transformer l’humain en machine (comme le pensent les transhumanistes), alors il n’y a plus rien à dire et à faire sinon bricoler dans un garage, comme Steve Jobs, pour fabriquer des robots supérieurs à l’homme et qui permettront de devenir milliardaire.

© Serge Muscat, Octobre 2020.

1Cf Bernard Stiegler, Ars industrialis, Réenchanter le monde, éd. Flammarion, 2006.

Second Life ou la dernière vie

C’est sur le développement de l’économie de marché que s’est développé l’industrie encore récente du jeu vidéo.

Depuis les premiers jeux que l’on trouvait dans les cafés et dans les salles prévues à cet effet, jusqu’à l’apparition des ordinateurs individuels, les jeux n’ont cessé d’être un moyen de compensation de toutes les frustrations fabriquées par le capitalisme. Depuis des lustres maintenant, des psychologues nous disent que les jeux vidéo sont pour ainsi dire inoffensifs, et qu’ils ne génèrent que dans de très rares cas des pathologies. Cependant, cette compensation entrevue par les producteurs de jeux vidéo a servi et sert encore de fond de commerce à l’essor toujours plus intensif des productions de toutes sortes.

En cette période de crise économique profonde est apparu le jeu Second Life. Alors que l’aliénation capitaliste atteint un stade tel, que les individus en arrivent à se suicider sur leur lieu de travail, le jeu Second Life propose aux internautes de vivre dans l’imaginaire tout ce que l’économie de marché empêche de réaliser par les salariés.

Dans ce jeu, le comble de la perversion est atteint en faisant payer aux « joueurs » des simulacres de vie par le biais d’une carte bancaire. Ainsi la personne qui ne peut s’acheter un logement ou avoir plus simplement du temps libre trouve dans ce jeu la possibilité de se faire construire une villa virtuelle à son goût, moyennant une somme modique de quelques euros, d’habiller son avatar avec des vêtements virtuels portant la griffe des plus grands couturiers. L’entreprise du nom de Linden Lab qui récupère cet argent pour une poignée de rêves engrange des bénéfices sur le dos de ces hommes et de ces femmes dont la vie professionnelle n’apporte que frustrations et voire même, dans certains cas, pathologies.

Le rêve à crédit fonctionne bien pour les damnés à qui la société n’offre qu’une malheureuse condition de prolétaires écrasés sous le poids du capitalisme planétaire. Les joueurs ont choisi la pilule bleue de Matrix afin de ne pas se réveiller sur une réalité cauchemardesque constituée par la basse condition sociale de ceux pour qui la vie est synonyme de précarité et d’angoisse.

Ainsi pour quelques euros ou quelques dollars, les joueurs vivent-ils une vie de prince en s’inventant des dialogues selon l’humeur du moment et les caractéristiques de leur imaginaire qui travaille avec le refoulé. On y trouve une ambiance plutôt détendue, avec des discours gradués qui vont depuis des propos d’adolescent attardé jusqu’à des discours plus élaborés pour ceux qui décident de vraiment jouer le jeu de la « seconde vie ». Une seconde vie qui n’est en fait que celle de la schizophrénie. Deux vies représentatives de l’aliénation dans la société de production capitaliste qui sépare l’individu de sa fonction dans l’entreprise où les classes sociales s’affrontent.

Second Life est un jeu où la socialisation virtuelle ne se fait non plus sur la fonction mais sur l’individu même en tant qu’être. Pas de classes sociales prononcées dans ce jeu malgré les différents habits que portent les avatars des joueurs. Le dédoublement de personnalité ne vient en fait que compenser la schizophrénie première par une autre forme de schizophrénie

établissant une sorte d’équilibre. L’être humain cherche toujours à compenser un déplaisir par un plaisir réparateur, fut-il imaginaire.

Dans ce jeu règne en maître la consommation. Ainsi voit-on un long défilé de gadgets de toutes sortes: vêtements, coiffures, véhicules, alcools, accessoires divers, etc. L’univers de la marchandise dont parlait Guy Debord se déploie ici en force. Cependant, d’un certain point de vue, le joueur est dupe deux fois. Une première fois en endossant une personnalité fictive qui ne fait que le mener dans une impasse; et une deuxième fois en achetant des objets fictifs allant de la simple chemise à la maison avec son terrain, pour ne vivre qu’un rêve digne de celui de Matrix, avec toutes les conséquences que cela comporte. La fétichisation de la marchandise atteint ici son apogée avec les univers virtuels constitués de pixels éphémères.

Avec Second Life, à partir d’un travail minimal, nous entrons dans la boucle de l’argent qui produit de l’argent qui, à son tour, produit de l’argent. Le travail est ici relégué au second plan. La seconde vie est une vie spéculative. Les joueurs procèdent à une surenchère pour obtenir toujours plus d’objets variés venant alimenter leur rêve de seconde vie. Objets dont certains sont élaborés par les joueurs eux-mêmes pour les revendre ensuite en étant payés par une monnaie fictive, le L$.

Lorsque la société n’offre plus qu’un monde bouché, fleurissent alors comme au printemps les mondes virtuels qui ne résoudront pas les problèmes de société. Lorsque l’autruche sortira la tête de son trou virtuel, elle risquera probablement de constater un monde dévasté qu’aucun jeu vidéo ne pourra reconstruire ■

© Serge Muscat.

 

 

Regards croisés sur quelques séries

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Série qui n’a pu être imitée, Chapeau melon et bottes de cuir possède néanmoins des éléments filmiques communs avec les autres séries télévisées des années 70 comme Les envahisseurs ou Le prisonnier. Cette période était florissante pour ce qui concernait la créativité. Il faut dire que toute cette ébullition était également liée à la guerre froide et à la fin, non très lointaine, de la seconde guerre mondiale.

Si nous regardons par exemple la série Les envahisseurs, nous constatons que pas une seule fois David Vincent est vu en train de prendre un repas ou d’avoir le front qui transpire, même sous un soleil ardent. Le personnage principal semble ne pas avoir de corps et n’éprouver aucune émotion. Il est presque aussi froid que les créatures qu’il poursuit.

David Vincent est un architecte fantôme qui ne fréquente quasiment jamais les chantiers. Quant à John Steed, ce n’est guère plus convaincant. La mythologie des personnages de séries repose sur le fait que ces derniers ont un corps tout autant qu’ils n’ont pas de corps réel, tels des dieux ou des déesses. D’autre part, si Roland Barthes avait souligné le rôle de la sueur dans le cinéma américain, dans les séries la transpiration est inexistante.

Les ressorts des séries ne sont pas les mêmes que ceux du cinéma. Par le fait même qu’une série repose sur un grand nombre d’épisodes, tout réalisme demeure impossible. Car la série est par essence totalement irréelle. Le même mécanisme se produit au cinéma avec les trilogies. Intuitivement nous disons que le deuxième, puis le troisième film ou plus sont « moins bons » que le premier. C’est qu’une fiction réaliste ne peut être réalisée que dans un seul film en un seul épisode. 2001 l’Odysée de l’espace aurait était dénaturé si Stanley Kubrick en avait fait une trilogie.

A présent regardons d’un peu plus près la série culte des années 70, Le prisonnier. L’emblématique numéro 6 pourrait être l’objet d’une longue analyse. Nous pourrions dire que chacun de nous peut devenir le numéro 6. Ainsi cet univers fermé sur une île dotée d’une multitude de moyens de surveillance est-il propre à devenir fou. Cependant le protagoniste résiste avec une force ingénieuse avec laquelle nous nous identifions. Les numéros 2 successifs s’acharnent sur lui, mais il résiste avec vigueur.

Un autre élément concerne la dépersonnalisation des habitants du village. Il est intéressant de remarquer aussi que ceux qui dirigent le village portent également des numéros.

Cette série était bien en avance sur son temps puisque la surveillance omniprésente dont font l’objet les habitants se retrouve réalisée avec l’évolution de l’informatique actuelle. Le village de cette série est en fait devenu le village global, avec la surveillance généralisée dont font l’objet des populations de plus en plus nombreuses sur la planète.

Toutes les tentatives de fuite du village sont infructueuses où cependant au dernier épisode il réussit à s’enfuir. Dans celui-ci il est face à un public cagoulé et participe à un jugement fictif avant de quitter l’île.

Après ces épisodes, le contraste est saisissant avec « la vie retrouvée » dans la capitale londonienne. De numéro 6, il retrouve enfin son identité, son prénom et son nom. Le village n’a pas eu raison de lui et il n’a pas donné les informations que le numéro 2 tentait de lui extirper

© Serge muscat 2022.

La photographie et le cinéma au service du consumérisme

Dès l’utilisation de la photographie dans l’imprimerie, la publicité fit un usage intensif de cette technique pour promouvoir les produits des entreprises. Ce fut le début de la consommation de masse jusqu’à ce que nous connaissons aujourd’hui. Sans la photographie utilisée dans les journaux et les magazines, la marchandise n’aurait pas pu faire l’objet d’une diffusion de masse comme ce fut le cas. L’industrie du luxe a par exemple fait appel aux photographes les plus talentueux pour mettre en avant ses produits. Sans photographie, pas de visibilité massive des marchandises et pas de déclenchement du désir. Car le consommateur est un être désirant. Le développement du capitalisme et de la consommation de masse repose donc sur la « représentation » des produits qui incite à déclencher leur achat. La photographie est donc la meilleure alliée de l’industrie de masse.

Pour Walter Benjamin, la photographie industrielle est en quelque sorte une dégénérescence de la photographie artistique. Comme il le remarque dans les passages parisiens, la construction industrielle a pris le pas sur la construction issue des beaux arts. L’industrie a tout surpassé jusqu’à parler de nos jours « d’industries culturelles ». L’ingénieur a détrôné l’artiste sur son propre terrain qui est celui de la création artistique. De ce fait, l’artisanat a été remplacé par l’ouvrier spécialisé et l’industrie capitaliste.

Dans les photographies d’Eugène Atget c’est tout ce monde artisanal en train de disparaître qui est mis au premier plan avec une certaine mélancolie. Cet univers désuet attire particulièrement Walter Benjamin car il représente le vieux Paris, une capitale pas encore menacée par l’industrialisation. C’est également le moment où la photographie n’est pas encore totalement industrielle et où elle conserve un certain caractère expérimental. Mais l’industrialisation fera disparaître cet univers bucolique pour laisser la place aux cheminées des usines et au développement de la pellicule 35 millimètres qui deviendra un standard de la photographie et du cinéma, même si d’autres formats ont gravité autour.

Le monde marchand a détrôné tout un savoir-faire détenu par les grands photographes qui maîtrisaient de façon artisanale la photographie. La bourgeoisie souhaitant être immortalisée sur la plaque photographique, elle fut la meilleure clientèle de ces marchands attirés par l’appât du gain. A cette époque, de nombreux portraitistes peintres se lancèrent dans le portrait photographique pour gagner leur vie. Le portrait fut l’élément fondamental qui caractérisa l’essor de la photographie pendant très longtemps. Par ailleurs, avec le développement intense de la société de consommation, la photographie est devenue le médium principal sans lequel la publicité est difficilement efficace. Ainsi les affiches publicitaires ont suivi tous les développements de l’imprimerie, avec la couleur et les grands formats. La photographie véhicule aussi bien les œuvres purement artistiques que l’image des produits de consommation courante. Walter Benjamin sent cela venir puisque l’affiche photographique est relativement récente dans l’histoire de l’imprimerie. Il relève également le caractère politique de la photographie. Car une photographie est toujours un acte politique, elle n’est jamais « neutre ». Photographier c’est s’engager politiquement. Les photo-journalistes qui doivent respecter une certaine éthique ne sont pas neutres lorsqu’ils réalisent une photographie. Il y a même parfois des images qui déclenchent des scandales.

Walter Benjamin note également le caractère contre-révolutionnaire du cinéma, par le fait que celui-ci fonctionne avec le capitalisme. Au cinéma le culte des stars participe à l’idéologie libérale avec son star-système. L’art est perverti en n’étant plus au service d’un acte révolutionnaire. Walter Benjamin relève cette contradiction du cinéma qui est avant tout un art capitaliste, même si ce n’était pas le cas au tout début de la création de cet art. Il parle ainsi du cinéma : « L’acteur de cinéma […] est à tout moment conscient1. Il sait, tandis qu’il se tient devant les appareils, que c’est au public qu’il a affaire en dernière instance : au public des consommateurs, qui constituent le marché. Ce marché sur lequel il ne s’offre pas seulement avec sa force de travail, mais aussi avec sa peau et ses cheveux, son cœur et ses reins […]. Le culte des stars encouragé par le capitalisme du cinéma entretient ce charme magique de la personnalité, désormais perverti depuis longtemps par sa dimension mercantile. »

Le cinéma n’a donc plus rien à dire comme l’avait compris Guy Debord et Isidore Isou. Des années 40 jusqu’à nos jours, le cinéma est resté une machine commerciale qui vend du rêve et endoctrine les esprits. Seule une infime partie de la production cinématographique a encore un message qui transformera la société dans ses récits. Tout le reste n’est qu’abrutissement et commerce très lucratif sur lequel se greffent la presse people, les chaînes de télévision et tout un tas de produits dérivés. Walter Benjamin avait pressenti ce qui est, au 21e siècle, la société du divertissement capitaliste avec ses parcs d’attraction et la disneylandisation de la société. Cela a commencé dès les trente glorieuses. C’est autour de cette époque que Walter Benjamin écrit ses textes sur l’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique et Paris capitale du 19e siècle. Toutes les prémisses du futur qui arrivera sont dans ses écrits. Aussi pose-t-il un regard très clairvoyant sur le monde en devenir et sur les sociétés de masses

© Serge Muscat – avril 2017.

1Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, éd. Allia, Paris, 2011, p. 59.

La misère intellectuelle des conseillers d’orientation

Le conseiller d’orientation exerce son métier par hasard. Mi-psychologue, mi-sociologue, il oriente les personnes selon les besoins du marché. Tant d’ouvriers qualifiés, tant de cadres, tant d’enseignants, il faut bien de tout dans la société. Répartition planifiée par l’économie libérale et les besoins des entreprises. Nouveaux besoins, nouveaux clients et nouvelles professions. Se réactualiser dans une perpétuelle mise à jour des connaissances qui évoluent plus vite que la vitesse d’apprentissage.

Dans cette incessante mouvance, beaucoup de naufragés qui se noient sous des torrents d’informations. Les rayons des bibliothèques augmentent à vive allure. Le conseiller d’orientation ne sait en fait plus très bien ce qu’il faut conseiller, ne sachant pas lui-même où il en est de sa propre vie. Rôle d’aiguilleur, il se fie seulement aux statistiques de l’économie, en laissant de côté les vocations et les souhaits de chacun. Sa hiérarchie lui dit qu’il y a des postes pour lesquels les entreprises ne trouvent personne, et qu’il faut donc former des gens pour ces emplois vacants.

Il n’y a plus assez de bouchers alors il oriente vers la boucherie. Adieu la licence de lettres, nous devons donc apprendre à découper la viande autour de l’os. Que faire devant cette attitude du conseiller ? Celui-ci ne conseille rien en bonne conscience, il se plie seulement aux directives économiques et aux tendances boursières. Pas de réel choix possible pour ceux qui suivent ses conseils qui ne sont en fait que des injonctions masquées.

Je n’ai jamais écouté les conseillers qui cherchaient à vendre leur camelote. J’ai toujours été un mauvais client pour les conseillers d’orientation. Même sans GPS, je sais m’orienter parmi les foules et les bonimenteurs

Accélération, innovation et idéologies de la technique

« Tout ce qui dégrade la culture,

raccourcit les chemins qui mènent à la servitude. »

(Albert Camus)

Parler d’innovation pourrait se faire sous l’angle de l’accélération. En effet, par certains côtés, innover c’est aussi apprendre à gagner du temps. Ainsi l’homme construit des machines qui exécutent des tâches plus rapidement qu’il ne le peut lui-même. Cette accélération pourrait lui procurer du temps libre, mais en fait l’homme travaille autant que sans les machines, en espérant faire plus de profit. Le gain de temps revient à gagner plus d’argent. Les sociétés capitalistes choisissent l’option financière à la place du temps libre. La frénésie de la production (même si les produits finissent rapidement dans la poubelle) est le choix que font tous les pays développés.

La promesse jamais tenue d’éternité

Que se cache-t-il derrière cette course effrénée au profit ? On pourrait penser que le désir de vivre de multiples vies soit le moteur de cette course folle, ou que la compétition pour pouvoir rester sur place sans reculer sont les critères déterminants de l’accroissement de la vitesse. Mais derrière des réponses anthropologiques comme celles que formule Hartmut Rosa1 dans son livre intitulé « Aliénation et accélération », il y a peut-être le désir de dépasser notre finitude. Il est d’autre part apparu une croyance en la technique comme en une nouvelle divinité. Mais la technique génère elle-même ses contradictions. Avec nos machines toujours plus puissantes, les problèmes humains resurgissent. La technique est même la source de nombreuses difficultés. Comme le disait Paul Virilio, le chemin de fer a inventé le déraillement. Et l’innovation crée sans cesse de nouveaux problèmes qu’il nous faut tenter de résoudre.

Il y a quelque chose d’autre qui nous pousse à vouloir toujours améliorer l’existant. Et ce quelque chose déborde très vite les questions d’innovation au sens strict.

Les contraintes physiques et biologiques

Ce qui anime le changement est également lié aux caractéristiques de la matière inerte et aussi, bien entendu, de la matière vivante. Les lois de l’évolution énoncées depuis Darwin font que le vivant induit du changement. Les modifications physico-chimiques liées aux activités humaines sont aussi des éléments qui modifient tout l’écosystème. Il apparaît donc des problèmes à résoudre liés à ces changements, et il faut par conséquent faire appel à l’innovation. C’est en fait une boucle systémique : l’homme modifie la nature, cette nature réagit en créant des situations imprévues, et l’homme doit de nouveau intervenir pour rectifier ces changements, en créant à son tour de nouvelles perturbations…

Par ailleurs la croissance démographique continue fait qu’il faut en permanence trouver de nouvelles solutions pour nourrir la population. D’où l’innovation pour avoir le plus de récoltes par an. Face à cette accélération, il y a également une force de ralentissement de cette innovation.

La décélération sociale

Comme le dit Hartmut Rosa, il y a des facteurs qui nous obligent à ralentir cette course à l’innovation. Le premier est d’ordre anthropologique. La vitesse de traitement de l’information par notre cerveau ainsi que notre corps sont limités. De plus, face à une innovation, il faut un certain temps d’adaptation, ce qui génère une certaine inertie.

Ensuite, toujours selon cet auteur, il y a aussi « la décélération comme conséquence dysfonctionnelle de l’accélération sociale ». En effet, une illustration très parlante est par exemple l’embouteillage, où chacun veut se rendre le plus rapidement possible en un lieu donné. D’autre part il y a aussi les phénomènes de dépression liés au surmenage et qui provoquent un ralentissement chez l’individu déprimé.

Il y a enfin la décélération intentionnelle, c’est-à-dire ceux qui rejettent cette course folle à l’innovation. Des auteurs comme Jacques Ellul2 nous avertissent des dangers d’une innovation toujours plus orientée vers une croissance géométrique. Une population de plus en plus importante souhaite un ralentissement. Et s’il s’agit d’innover, ils veulent revenir à un rythme plus humain et non dicté par la vitesse des machines.

Dans le social se produit également une accélération vertigineuse. Faute de temps, la communication se réduit à une « communication Post-it ». La course perpétuelle pour ne pas être déclassé oblige les acteurs à dépenser une énergie considérable pour se maintenir dans la course contre la montre. Les exclus de la société sont ceux qui ne participent pas à cette course folle. Ils vivent dans un autre temps, sans savoir s’ils pourront à nouveau reprendre la compétition, ou même s’ils le souhaitent. C’est souvent pendant une période de chômage qu’ils prennent conscience du caractère insensé de cette course contre le temps, sans savoir toutefois s’il existe une alternative pour y échapper. Mais comme l’écrit Hartmut Rosa, il n’est pour le moment pas possible d’échapper à cette vie-chronomètre, et les pointeuses ont encore un bel avenir, à moins de changer radicalement de société. « L’idée de fonder la critique sociale sur une analyse des conditions temporelles de la société repose sur le fait que le temps est un élément omniprésent du tissu social ».

Accélération et technique

Lorsqu’on parle d’accélération, la première pensée qui vient à l’esprit est l’accélération du progrès technique. Rien ne semble en effet arrêter cette évolution de la technique, jusqu’à devenir presque tous des techniciens en puissance. C’est que l’idéologie de la technique est répandue dans le monde d’une manière inégalée. La fascination et la croyance à l’égard de la technique n’a d’égale que la religion. Et c’est du reste une nouvelle forme de religion depuis « la mort de Dieu ».

Cependant, s’il existe de nombreuses utopies positives qui imaginent l’homme libéré du rude labeur grâce aux machines, il y a également des utopies négatives dont la cause est la prolifération des machines. Des fictions comme Matrix, Terminator ou Mad Max sont là pour nous le rappeler. Dans certains cas, la technique peut devenir nuisible à l’homme. Et nous oscillons sans cesse entre ces deux types d’utopie.

Le danger est lorsqu’on applique les techniques de l’ingénieur à la gestion des hommes, car l’homme n’est pas une machine, ce que n’ont pas compris les tayloristes (ou plutôt ils l’ont souvent compris mais ils préféraient aliéner les travailleurs pour faire plus de profit et mieux les contrôler).

Par ailleurs Thierry Gaudin3 remarque que l’innovation dans le monde de la technique est souvent le fait des personnes qui se sentent étrangères à leur milieu. Ainsi le besoin de reconnaissance est-il plus important qu’une personne bien intégrée, ce qui les pousse à la créativité.

En outre, comme l’explique Nicole Aubert4, notre société est malade du temps à cause de la financiarisation généralisée. La loi des 15 % pour les actionnaires fait que les cadences de travail sont accélérées pour obtenir ce chiffre. Le temps manque et de nombreuses tâches sont inabouties car il faut sans cesse passer à autre chose sans pouvoir terminer ce que l’on était en train de faire. En un mot, il faut être compétitif ! Le temps réel est devenu la norme et la vitesse de travail fluctue en même temps que les cours de la Bourse. Nous courons en fait après des intérêts.

Nous voyons que le capitalisme est chronophage et que nous n’en avons pas fini de courir après le temps alors même que nous parlons paradoxalement de société des loisirs et du temps dit libre

1Cf. Hartmut Rosa, Aliénation et accélération, éd. La Découverte, Paris, 2014 pour la traduction française.

2Cf. Serge Latouche, Jacques Ellul, Contre le totalitarisme technicien, éd. Le passager clandestin, 2013.

3Cf. Thierry Gaudin, De l’innovation, éd. de l’Aube, 1998.

4Cf. Nicole Aubert, Le culte de l’urgence, La société malade du temps, éd. Flammarion, 2003.

Blade runner et les éventualités du futur

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C’est en 1982 que sort le film Blade runner, inspiré d’un roman de Philip K. Dick intitulé : « Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? » Le réalisateur Ridley Scott situe l’action des personnages à Los Angeles en 2019. Et ce qu’il est intéressant de remarquer, c’est que ce film traitant d’individus en quelque sorte clonés a été réalisé avant que la première brebis Dolly soit clonée en 1996. Depuis cette brebis, une palanquée de films ayant pour thème le clonage sont sortis au cinéma. Si Blade runner a eu du mal à intéresser le public, c’est probablement parce que ce qui est traité est encore un sujet nouveau pour les cinéphiles. Certains ont qualifié ce film de « cyberpunk », alors qu’en 1982 naissaient à peine les premiers micro-ordinateurs. Nous ne voyons pas en quoi ce film est représentatif d’un quelconque « cyber ». Il est plutôt question de biologie, de génomique et de tout ce qui concerne le vivant. Et lorsque fut cloné le premier animal en 1996, beaucoup de gens allèrent ensuite voir au cinéma Blade runner. Ce que le public avait entendu dire de cette fiction par le bouche-à-oreille prenait un visage différent en voyant à la TV la brebis clonée Dolly. La science-fiction, que beaucoup considèrent comme étant fumeuse, trouvait soudain un point d’appui scientifique avec ce clonage de brebis. La mauvaise réception du film a donc été rattrapée une dizaine d’années plus tard. Des fans demandèrent même qu’une suite soit produite. Ce qui fut réalisé.

Mais regardons d’un peu plus près la composition de ce film. L’action se passe donc à Los Angeles en 2019, et six réplicants viennent de s’échapper d’un vaisseau et regagnent la Terre. Ces réplicants sont des copies d’humain ayant une durée de vie de quatre ans seulement, ceci afin qu’ils ne deviennent pas trop humains par l’apprentissage. Un blade runner est alors chargé de « retirer » du circuit ces réplicants.

Ce qu’il est important de remarquer est que les blade runner fonctionnent comme une sorte de service de « dépannage » en cas de défaillance des réplicants. Lorsqu’un réplicant ne fonctionne plus, on le « retire ». Seulement ce retrait n’est pas sans conséquences directes et indirectes. Cependant cela semble dans le film une méthode bien rodée qui fait partie de la routine des blade runner.

Si ces copies d’humains n’ont quasiment pas d’affectivité, il y a toutefois une exception avec la réplicante Rachel qui semble éprouver des sentiments à l’égard de Rick Deckard puisqu’elle lui sauve la vie en tuant un autre réplicant. De plus le réplicant Roy Batty a pour petite amie la réplicante Pris, ce qui montre que leur concepteur n’avait pas tout prévu.

A l’heure où l’on parle d’homme augmenté et de transhumanisme, les questions que soulève ce film sont plus que jamais d’actualité. L’éthique semble nous dire que nous n’arriverons jamais au stade des réplicants et que nous en resterons au développement de robots électromécaniques. En effet, avec ces derniers, il y a très peu de chances qu’une rébellion contre les humains se produise.

Pendant que l’on joue à modifier le génome des plantes et des animaux, le film Blade runner nous fait prendre conscience qu’on ne peut pas manipuler sans conséquences le vivant. Car modifier la nature revient en bout de chaîne à modifier l’humain. Et personne ne sait si les répercussions de ces modifications seront négatives ou positives pour le devenir de l’espèce humaine.

Pour le moment, le mieux que l’on puisse imaginer comme auxiliaire de l’homme est le robot biologique. Et c’est cette sorte d’auxiliaire que nous trouvons dans Blade runner. Même les animaux comme les serpents sont des animaux de synthèse. Dans le film, tout le règne du vivant semble avoir été modifié au profit de l’homme. D’autre part, les réplicants sont doués de facultés physiques supérieures à l’homme, ce qui les rend dangereux dans le cas de comportements imprévisibles. De plus, le fait qu’ils soient une parfaite copie de l’homme finit par jeter un trouble sur l’identité de tout le monde. Ceci se produit dans le film mais pourrait très bien se produire également dans la réalité si de semblables êtres étaient créés, nous propulsant ainsi dans « la vallée de l’étrange ». Car pour le moment, l’homme n’a jamais été confronté à une intelligence artificielle digne de ce nom. Car une IA réellement intelligente est un système qui accède à l’autonomie. Or pour le moment cette autonomie est très loin d’être atteinte. Aussi est-ce un abus de langage que de parler « d’intelligence » artificielle.

Dans le film Blade runner, les réplicants sont toutefois réellement intelligents. Ils ont une durée de vie très courte, certes, mais ils possèdent la plupart des caractéristiques humaines, si ce n’est qu’ils ne peuvent pas se reproduire. Et encore, ce fait est-il contredit par la suite de Blade runner , dans l’épisode 2. A vouloir copier l’humain trop parfaitement, le concepteur semble avoir omis cette éventualité.

Ceci nous donne à réfléchir sur l’évolution des manipulations génétiques à venir. Nous pensons qu’avant de vouloir modifier la moindre chose dans la génétique, il serait préférable d’abord de bien comprendre les mécanismes du vivant. Sinon, à plus ou moins longue échéance, nous devrons à notre tour devenir des blade runner

Fury Room: le grand recyclage capitaliste

Dans le monde néolibéral tout se vend et tout s’achète. Le capital est un serpent de mer que tout le monde rêve d’attraper. Il se faufile partout où il y a de l’argent à gagner.

Une de ses dernières formes est la Fury Room. Dans la Fury Room où l’on entre après avoir réglé une somme conséquente d’argent, vous avez la possibilité de casser des objets familiers, de les pulvériser pour vous défouler de votre haine du capitalisme. La sauvagerie à détruire par exemple un ordinateur est une activité très prisée, car elle est le symptôme d’une vie passée dans le cloud, où plus rien n’a vraiment de réalité. (suite)

Le développement de la bicyclette dans les grandes villes

L’urbanisation croissante produit de nos jours des villes de plus en plus denses où les déplacements en automobile deviennent impraticables. Traverser Paris en voiture aux heures de pointe peut prendre plus d’une heure et génère chez les conducteurs un stress difficile à maîtriser. Aussi, dans les agglomérations de plus de 300 000 habitants, le remède aux embouteillages est-il devenu d’utiliser la bicyclette comme moyen de locomotion, qui par ailleurs pose moins de difficultés pour le stationnement.

L’ancêtre de la bicyclette fut la draisienne inventée par l’allemand Karl Drais en 1817. Le véhicule était composé de deux roues alignées que l’on faisait avancer en poussant avec ses pieds sur le sol. Par la suite, de nombreuses innovations furent réalisées pour aboutir aux différentes bicyclettes que nous connaissons aujourd’hui.

Le parc vélocipédique français est de 21 millions dont 35,1% pour le VTT, 32,4% pour le vélo de ville, 21,2% pour le vélo de course, 9,7% pour le vélo de route, et enfin 2,7% pour le VTC. Malgré le faible pourcentage du VTC, ce dernier est en forte progression. Les ¾ des bicyclettes commercialisées en France sont importées.

A Lyon, une démarche audacieuse a produit les vélos’V. Le principe repose sur un libre service où chacun peut emprunter un vélo à une borne électronique prévue à cet effet, et le reposer à un autre endroit de la ville où se trouve une autre borne. Cependant beaucoup d’usagers se plaignent de ce type de bicyclette truffée de puces électroniques et ayant un poids bien supérieur à la moyenne. D’autres voies sont en cours d’exploration comme, par exemple, les vélos assistés d’un moteur électrique. Après Lyon qui fut le laboratoire à grande échelle, d’autres villes ont suivi le même exemple en France.

De ces constatations, nous pouvons dire que la bicyclette n’est pas morte et qu’elle possède plus que jamais encore un très bel avenir ▄

 

Le ready-made est-il l’art de tourner en rond?

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Le ready-made de Marcel Duchamp a jusqu’à nos jours fait beaucoup parler de lui. Cette esthétique de la banalité questionne sans cesse sur ce qui est ou n’est pas de l’art. Si tout objet de la vie quotidienne devient une œuvre d’art à partir du moment où il est exposé dans un musée, la définition de l’art (si définition définitive il y a) devient problématique. Aussi nous posons-nous la question de savoir si le ready-made est transposable en musique ? Si nous regardons par exemple Fontaine ou la Pelle à neige, un bruit industriel peut-il devenir une œuvre musicale ? Si les Pink Floyd furent parmi les premiers à introduire des bruits de la vie quotidienne dans la musique, leurs créations ne sont toutefois pas composées uniquement de cela. Si le bruit de la caisse enregistreuse est utilisé dans le morceau intitulé Money, il y a néanmoins une musique « traditionnelle » qui englobe ce bruit de caisse. Un ready-made musical intégral ferait donc entendre uniquement le bruit de la caisse enregistreuse. Peut-on dans ce cas encore parler d’art de la musique ? On sait que des compositeurs comme Pierre Henry et Pierre Schaeffer se sont adonnés à des expérimentations musicales peu courantes, notamment dans le domaine de la musique concrète. Et on pourrait se demander si la musique concrète est un ready-made dans le monde musical.

Procéder à une analogie entre les arts plastiques et les autres arts permet de mieux se poser la question de la légitimé artistique du ready-made de Marcel Duchamp. En appliquant ce principe au cinéma, le film d’amateur et de famille serait donc de l’art en puissance ! Nous laisserons de côté la notion d’art brut développée par Jean Dubuffet ; car l’art brut n’est pas un ready-made. Le ready-made n’est qu’une banalité transfigurée en « art » par le biais d’un regard différent porté sur les objets de la vie courante. Jean-Pierre Burgart critique à ce propos le caractère non artistique du ready-made. Comme il l’écrit dans le titre d’un de ses ouvrages1, ce n’est qu’un avatar de la banalité. « L’art à l’état gazeux », dont parle Yves Michaud2, a commencé avec le ready-made et poursuit son chemin jusqu’à nos jours en clamant que « tout est art », puisque c’est le regardeur qui fait l’œuvre d’art. A partir de là toutes les déclinaisons sont possibles et le monde devient un gigantesque musée à contempler…

Si un ballon dans un aquarium est une œuvre d’art, alors n’importe quel cataclysme devient une œuvre grandiose. Dans ce cas, les photographes peuvent se frotter les mains et mitrailler tout ce qui se présente devant eux, puisque le spectacle du monde est potentiellement de l’art. Selon ces procédés, de simples photographies de famille ou une photo d’identité deviennent des photographies d’art.

Il en est de même avec le caractère « d’étrangeté » d’une œuvre. Si tout ce qui est étrange est de l’art en barre, alors nous vivons sur une planète-musée, car l’étrangeté est ce qu’il y a de plus répandu et de plus banal dans notre vie quotidienne. Durant toute notre vie le monde nous semble chaque jour étrange et différent de ce que l’on percevait la veille. Le sentiment d’étrangeté est une des choses les plus partagées par les humains. Cette sensation ne peut donc pas être un critère pour qualifier une œuvre d’art. Il n’y a rien de plus étrange et de jubilatoire qu’un ready-made. On oscille sans cesse devant son spectacle entre la farce et l’étrangeté qui nous amènent à nous dire : « Mais quelle est donc l’intention de l’artiste ? »

Il n’y a aucune intention dans le fait d’exposer une pelle à neige, sinon le désir de choquer justement par la banalité extrême.

Nous voyons donc que quel que soit l’art considéré, la démarche du ready-made ne donne aucun résultat artistique, que cela soit pour le cinéma, la photographie ou la musique. Le ready-made de Marcel Duchamp est un scandale en soi. Et ce scandale se perpétue toujours à l’entrée du 21e siècle, car nombreux sont les disciples de cet artiste qui n’a cessé de se moquer de nous

© Serge Muscat – mars 2018.

1Cf. Jean-Pierre Burgart, Le ready-made original, Avatars de la banalité, Paris, éd. Sens & Tonka, 2014.

2Cf. Yves Michaud, L’artiste et les commissaires, Nîmes, éd. Jacqueline Chambon, 1989.

Afin de donner un éclairage complémentaire sur notre propos, voici une archive radiophonique sur l’art analysé par Pierre Bourdieu: cliquer ici.

L’objet improbable de la littérature et sa nécessité

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On a beau nommer les lieux, l’espace littéraire est toujours un endroit où les géomètres n’ont pas leur place. La littérature ne trace pas de plans car ce n’est pas son objet. Bien entendu nous parlons de Paris, de Barcelone, de Londres ou de quelque autre ville, avec des foules qui traversent les rues mais sans que jamais nous puissions les voir vraiment. Et c’est au fond sans aucune espèce d’importance. Depuis qu’existe le cinéma, la littérature naturaliste est devenue ennuyeuse. Le romancier n’a pas vocation à être ingénieur ou architecte ou même mathématicien. L’oulipo est une verrue littéraire qu’il convient d’extirper rapidement de l’espace romanesque. La littérature au grattage ou à la roulette de casino sera toujours vidée de la substance spécifique qui constitue l’humain. L’infini recule lorsqu’on tente de s’en approcher. Le propre de la littérature est ailleurs.

Le langage articulé est impropre à décrire une réalité matérielle. C’est pour cela que le dessin industriel a été inventé. La littérature est avant tout au service de la vie intérieure. Même si le mot brûlant ne brûle pas, il a toutefois le mérite de s’approcher de nos sensations et impressions particulières à chacun de nous. Et c’est ce flux continu de perceptions que la littérature tente de transmettre. Car même ce que nous croyons être des pensées n’est en fait qu’une remémoration de perceptions passées. Ce n’est pas la table que tente de nous montrer l’auteur, mais la perception qu’il a de celle-ci. Nous sommes donc bien éloignés du dessinateur industriel qui souhaite montrer un objet avec le plus possible de précisions objectives pour procéder à sa fabrication. L’auteur ne dresse pas de plans pour une quelconque réalisation de machines diverses. Le romancier se situe en cela aux antipodes de l’informaticien pour qui tout symbole a une action très concrète sur une machine. C’est du reste pour cette raison que les informaticiens lisent très peu de romans et que les romanciers font de piètres informaticiens. Les uns sont tournés vers la subjectivité alors que les autres essaient de rendre objectifs la moindre chose qui les entoure, y compris l’être humain.

Parler de sa petite vie privée n’est pas l’objet de la littérature disait en d’autres termes Gilles Deleuze. Ces propos sont très critiquables en posant l’hypothèse qu’il y aurait un universel de l’expérience humaine qui serait représentable par le biais de la création d’un personnage. Or chaque expérience humaine est unique et n’est en rien universelle, c’est-à-dire applicable à la totalité des hommes. La tentative de généralisation reste en surface, en évacuant les détails qui forment la singularité. Et c’est cette singularité que transmet la littérature. Il y a une infinité de façons d’être joyeux ou de souffrir dans la tristesse. L’universel n’est qu’un paravent qui cache la spécificité de chaque individu. Le général et le particulier ont toujours existé l’un dans l’autre.

L’interprétation du langage est fortement liée à l’expérience sensible.

Le monde du langage et celui de nos cinq sens sont inextricablement liés. Le sens des mots n’est pas qu’une affaire de lexicographes. Il est aussi lié à notre expérience sensorielle. C’est pour cette raison que la signification d’un livre varie lors des différentes relectures tout au long de notre vie. De ce fait l’univers littéraire est mouvant même si les mots restent figés. C’est cette expérience fluctuante où « la nuit remue » que l’écrivain tente de transmettre à son lecteur.

La littérature n’est pas un fait journalistique où le journaliste essaie de communiquer un évènement en tentant de s’effacer et d’être le plus neutre possible (même si cette neutralité n’existe pas). Le romancier ou le poète montre au contraire tout son être dans ce qu’il écrit jusqu’à ne faire qu’un entre ce qu’il vit et les mots sur le papier. Il donne de sa personne comme un comédien s’expose devant l’objectif d’une caméra. C’est aussi par l’envie de crier cette difficulté à être au monde qu’il prend son stylo pour écrire.

A quoi sert la littérature lorsqu’on peut aller dans l’espace ou être identifié numériquement par la reconnaissance faciale ?

A l’heure où les machines se multiplient toujours plus, la littérature est une issue de secours permettant à l’homme de ne pas sombrer définitivement dans un comportement d’automate dénué de liberté. Si des ordinateurs battent des champions aux échecs, ce n’est là toutefois qu’illusions car le vivant est bien plus complexe qu’un échiquier avec ses quelques pièces. Il est très probable que le biologique aura toujours une longueur d’avance sur le machinique.

La littérature n’en finit pas de disparaître et pourtant elle existe toujours. Tant que l’homme aura l’usage de la parole, il y aura cette petite voix intérieure qui fait que nous pensons en permanence par le biais du langage et qu’il nous faut des récits pour mieux nous comprendre. Que ces récits soient oraux ou écrits ne change rien à cette singularité humaine. Ce n’est pas le support qui importe mais plutôt le fait que l’homme est irrémédiablement un animal parlant

© Serge Muscat – Janvier 2018.

La photographie et le cinéma au service du consumérisme

Dès l’utilisation de la photographie dans l’imprimerie, la publicité fit un usage intensif de cette technique pour promouvoir les produits des entreprises. Ce fut le début de la consommation de masse jusqu’à ce que nous connaissons aujourd’hui. Sans la photographie utilisée dans les journaux et les magazines, la marchandise n’aurait pas pu faire l’objet d’une diffusion de masse comme ce fut le cas. L’industrie du luxe a par exemple fait appel aux photographes les plus talentueux pour mettre en avant ses produits. Sans photographie, pas de visibilité massive des marchandises et pas de déclenchement du désir. Car le consommateur est un être désirant. Le développement du capitalisme et de la consommation de masse repose donc sur la « représentation » des produits qui incite à déclencher leur achat. La photographie est donc la meilleure alliée de l’industrie de masse.

Pour Walter Benjamin, la photographie industrielle est en quelque sorte une dégénérescence de la photographie artistique. Comme il le remarque dans les passages parisiens, la construction industrielle a pris le pas sur la construction issue des beaux arts. L’industrie a tout surpassé jusqu’à parler de nos jours « d’industries culturelles ». L’ingénieur a détrôné l’artiste sur son propre terrain qui est celui de la création artistique. De ce fait, l’artisanat a été remplacé par l’ouvrier spécialisé et l’industrie capitaliste.

Dans les photographies d’Eugène Atget c’est tout ce monde artisanal en train de disparaître qui est mis au premier plan avec une certaine mélancolie. Cet univers désuet attire particulièrement Walter Benjamin car il représente le vieux Paris, une capitale pas encore menacée par l’industrialisation. C’est également le moment où la photographie n’est pas encore totalement industrielle et où elle conserve un certain caractère expérimental. Mais l’industrialisation fera disparaître cet univers bucolique pour laisser la place aux cheminées des usines et au développement de la pellicule 35 millimètres qui deviendra un standard de la photographie et du cinéma, même si d’autres formats ont gravité autour.

Le monde marchand a détrôné tout un savoir-faire détenu par les grands photographes qui maîtrisaient de façon artisanale la photographie. La bourgeoisie souhaitant être immortalisée sur la plaque photographique, elle fut la meilleure clientèle de ces marchands attirés par l’appât du gain. A cette époque, de nombreux portraitistes peintres se lancèrent dans le portrait photographique pour gagner leur vie. Le portrait fut l’élément fondamental qui caractérisa l’essor de la photographie pendant très longtemps. Par ailleurs, avec le développement intense de la société de consommation, la photographie est devenue le médium principal sans lequel la publicité est difficilement efficace. Ainsi les affiches publicitaires ont suivi tous les développements de l’imprimerie, avec la couleur et les grands formats. La photographie véhicule aussi bien les œuvres purement artistiques que l’image des produits de consommation courante. Walter Benjamin sent cela venir puisque l’affiche photographique est relativement récente dans l’histoire de l’imprimerie. Il relève également le caractère politique de la photographie. Car une photographie est toujours un acte politique, elle n’est jamais « neutre ». Photographier c’est s’engager politiquement. Les photo-journalistes qui doivent respecter une certaine éthique ne sont pas neutres lorsqu’ils réalisent une photographie. Il y a même parfois des images qui déclenchent des scandales.

Walter Benjamin note également le caractère contre-révolutionnaire du cinéma, par le fait que celui-ci fonctionne avec le capitalisme. Au cinéma le culte des stars participe à l’idéologie libérale avec son star-système. L’art est perverti en n’étant plus au service d’un acte révolutionnaire. Walter Benjamin relève cette contradiction du cinéma qui est avant tout un art capitaliste, même si ce n’était pas le cas au tout début de la création de cet art. Il parle ainsi du cinéma : « L’acteur de cinéma […] est à tout moment conscient1. Il sait, tandis qu’il se tient devant les appareils, que c’est au public qu’il a affaire en dernière instance : au public des consommateurs, qui constituent le marché. Ce marché sur lequel il ne s’offre pas seulement avec sa force de travail, mais aussi avec sa peau et ses cheveux, son cœur et ses reins […]. Le culte des stars encouragé par le capitalisme du cinéma entretient ce charme magique de la personnalité, désormais perverti depuis longtemps par sa dimension mercantile. »

Le cinéma n’a donc plus rien à dire comme l’avait compris Guy Debord et Isidore Isou. Des années 40 jusqu’à nos jours, le cinéma est resté une machine commerciale qui vend du rêve et endoctrine les esprits. Seule une infime partie de la production cinématographique a encore un message qui transformera la société dans ses récits. Tout le reste n’est qu’abrutissement et commerce très lucratif sur lequel se greffent la presse people, les chaînes de télévision et tout un tas de produits dérivés. Walter Benjamin avait pressenti ce qui est, au 21e siècle, la société du divertissement capitaliste avec ses parcs d’attraction et la disneylandisation de la société. Cela a commencé dès les trente glorieuses. C’est autour de cette époque que Walter Benjamin écrit ses textes sur l’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique et Paris capitale du 19e siècle. Toutes les prémisses du futur qui arrivera sont dans ses écrits. Aussi pose-t-il un regard très clairvoyant sur le monde en devenir et sur les sociétés de masses

© Serge Muscat – avril 2017.

1Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, éd. Allia, Paris, 2011, p. 59.

Les déterminations sociales de l’art

En arts pullulent des styles, aussi bien en arts plastiques qu’en musique ou en littérature. Si tous ces styles semblent jaillir d’une manière chaotique, il n’en demeure pas moins qu’ils sont le fruit de groupes sociaux déterminés. Ainsi la culture pop est-elle la résultante des hippies des années 70. Et à chaque style correspond un groupe social situé dans une époque. L’opéra est un style de musique et de chant fabriqué par et pour des bourgeois.

Ce que nous voudrions montrer ici est que la « comparaison » entre, par exemple, les différents styles de musique n’est qu’une comparaison, ou mieux, un rapport de force entre différents groupes sociaux. Ainsi telle musique ne nous plaira pas, non pas tant par son contenu, mais plutôt pour le groupe social qu’elle représente. N’importe qu’elle musique vise un groupe social particulier et n’est pas un « hasard sociologique ». On voit donc pointer le caractère tout relatif du jugement de goût. Ce jugement de goût n’est en fait qu’une adhésion ou une non adhésion au groupe social d’où provient l’œuvre. Ainsi la musique hip hop était-elle au départ la manifestation de la révolte des jeunes des banlieues pauvres. Et la plupart du temps, ne pas apprécier ce genre de musique revient à contester politiquement ce groupe social. Et il en est ainsi de toutes les musiques. Ce que l’on apprécie ou n’apprécie pas chez un artiste c’est avant tout le groupe social qu’il « représente » beaucoup plus que l’œuvre elle-même. Car il émerge des artistes de toutes les couches de la société, des plus pauvres aux plus riches. Surtout avec les moyens actuels de la microélectronique, il est très facile de diffuser une œuvre pour un coût modéré.

Ce sont donc les classes sociales qui s’affrontent par le biais de la création artistique. C’est l’opéra des bourgeois contre le rap des pauvres. Selon où l’on est situé socialement, on aimera soit l’un, soit l’autre. Pierre Bourdieu l’a par exemple bien montré dans son étude sur la pratique de la photographie où il relève que cette pratique est bien souvent celle du petit bourgeois ou du prolétaire émancipé (par exemple devenu propriétaire) et non de la bourgeoisie savante qui préférera à la photographie l’activité de faire de la peinture ou de la sculpture. Comme il le dit, la photographie est un « art moyen » fait pour les classes moyennes ou tout juste moyennes. La classe savante pratique très peu la photographie d’amateur.

Nous voyons donc que derrière un hasard apparent se trouve en fait une détermination sociale. Le travail qu’a réalisé sur ce sujet Pierre Bourdieu est d’une grande pertinence, en mettant en lumière les mécanismes cachés qui participent au jugement de goût. Tout ceci n’est par ailleurs pas figé et bouge dans le temps ; que cela soit au cours d’une simple vie ou au fil des différentes époques. Ainsi, le cinéma qui était au départ une simple distraction de foire s’est vu accaparé par une bourgeoisie montante qui a vu là le moyen de gagner beaucoup d’argent. C’est alors que le cinéma est devenu une grande entreprise capitaliste, avec tout ce que cela signifie, c’est-à-dire des cachets misérables pour les figurants et les techniciens de base, et des fortunes considérables pour les premiers rôles et le réalisateur. Ce qui ne se déroulait pas ainsi lorsque le cinéma était une distraction de foire.

C’est que le cinéma est une immense machine à rêves, où ce qu’il y a sur l’écran devient plus vrai que la « réalité ». C’est cette puissance onirique qui fait que quel que soit le prix à payer, les gens dépensent leur argent pour voir un film. Cela devient un peu une sorte de drogue, au même titre que la cocaïne ou le cannabis. Et lorsque la vie est pleine de tracas et de problèmes à résoudre, oublier la réalité devient un impératif dont les professionnels du cinéma ont su largement profiter.

Mais revenons au jugement de goût. Nous voyons bien vite que ce fameux jugement n’est que relatif à une sociologie de la consommation artistique. Alors que l’individu pense être libre et libéré de tout jugement de classe, il n’est en fait que la simple illustration de sa condition sociale. Du reste, les différentes classes sociales ne se déterminent pas seulement par leur capital économique. Il y a également le capital culturel et symbolique. Et la classe savante n’est pas toujours la plus riche économiquement. Les plus pauvres ont souvent du mal à faire cette distinction. Ceux qui savent ne sont pas forcément des possédants. Et ce sont tous ces élements conflictuels qui entrent en jeu dans le jugement sur l’art. Si Mozart est apprécié par certains, on comprend aisément qu’il soit détesté par d’autres. Car Mozart représente un groupe, une classe sociale à laquelle on appartient ou n’appartient pas. L’art est art de classe. Il serait illusoire de vouloir couper l’art des classes sociales. « Le piano du pauvre » est l’accordéon. Et l’accordéon est de ce fait socialement situé (les pauvres). Comme le disait un comédien, un orchestre symphonique est trop grand pour une chambre de bonne. Le jugement de goût est donc inextricablement lié aux rapports et aux conflits des classes sociales.

Comme l’a montré la sociologie, le capitalisme ne recherche pas la connaissance (car le savant est bien souvent modeste) mais le profit et la richesse. Ce qui anime le capitaliste est la richesse financière au détriment de toute autre forme de richesse. Et le jugement de goût s’aligne et se met en adéquation avec les différentes richesses financières. Ceci n’a rien de nouveau et existait déjà il y a plus de 2000 ans. De ce fait, le jugement de goût, contrairement à ce que pensait Kant, est lié à la richesse de l’artiste ainsi qu’à la richesse du consommateur d’art, ou autrement dit à l’appartenance à une classe sociale. Le fait de posséder des biens est ce qui différencie les classes sociales. Dans un système libéral où la propriété privée est la norme, les individus se différencient par rapport à ce qu’ils possèdent comme biens privés. C’est celui qui possède qui dominera ceux qui ne possèdent rien ou moins. La possession est le seul critère et objectif du capitalisme.

Le snobisme consiste, dans le jugement de goût, à apprécier ce qui a une grande valeur économique. Ou, autrement dit, ce qui coûte cher est beau. Ou encore, apprécier ce qu’apprécie la classe dominante est un critère de « distinction » pour se démarquer des classes dominées. Ainsi le petit bourgeois aura tendance à mimer le grand bourgeois pour ne pas être relégué au rang de prolétaire. Il est à remarquer que ce processus de « distinction » a lieu dans une société de classes, c’est-à-dire dans un système capitaliste. Les individus ont souvent le souhait de passer à une classe supérieure en devenant plus riche. Et ce passage à une classe supérieure passe par l’accession à la propriété. C’est la propriété privée qui donne des privilèges sur ceux qui ne possèdent rien. Dès qu’une personne a un salaire suffisamment élevé, elle devient propriétaire de quelque chose (immobilier, actions en bourses, etc). Ce n’est pas pour rien que les hommes s’entre-tuent pour la propriété privée. C’est que cette propriété procure des bénéfices considérables par rapport à ceux qui ne possèdent rien. Et la distinction, avant d’être un mécanisme de violence symbolique, est avant tout une distinction de possession. Le capitaliste possède beaucoup alors que le prolétaire ne possède rien, même pas ses enfants puisque parfois, dans certains pays, il les vend pour avoir un peu d’argent. Et l’art n’échappe pas à ce mécanisme. Il y a des artistes qui sont pauvres et des artistes qui sont très riches. Et le jugement de goût du public variera en fonction de la richesse.

Nous voyons donc que les catégories du beau et du sublime volent en éclats avec l’éclairage de la sociologie. Car les catégories définies par Kant laissent de côté les classes sociales et leurs différentes logiques. C’est là que nous nous apercevons que la sociologie possède une certaine autonomie et que les réflexions sur l’esthétique n’expliquent pas tout

© Serge Muscat – Juin 2017. Article publié dans la revue RALM.

La sociologie comme science complète qui décrit les stratégies des hommes pour arriver à leurs fins

La sociologie s’apparente à l’art de la guerre. Le désir de domination chez l’homme fait que ce dernier utilise toutes les stratégies dont il peut disposer pour anéantir son adversaire. Quant aux sociologues, ils sont divers et variés. Il y en a des plus réactionnaires jusqu’aux plus progressistes. Il est donc de ce fait nécessaire de ne pas leur coller à tous la même étiquette. Lorsque Pierre Bourdieu nous dit que « la sociologie est un sport de combat », il ne s’agit pas ici d’un euphémisme. La sociologie est au sens propre un art de la guerre sociale, ou plus exactement l’analyse de cette guerre sociale. Et comme dans toute guerre, il y a des alliances, des trahisons, bref, des stratégies multiples pour atteindre des objectifs. La société étant constituée de dominants et de dominés (la société sans classes ayant échoué), chaque dominant essaie de dominer toujours plus, et chaque dominé tente de s’extraire du pouvoir de son dominateur. C’est ce que font par exemple ceux qui montent leur petite entreprise pour ne plus subir l’emprise de leur patron et s’extraire de son exploitation financière. Une psychanalyste faussement naïve disait que toute la sociologie consiste à analyser la lutte des pauvres contre les riches. Puis elle ajoutait : « c’est sûr que pour faire des bonnes études, il vaut mieux être beau et riche ! » Phrase d’une stupidité affligeante qui vise, en tant que psychanalyste, à tout ramener à l’individuel alors que l’individu est totalement immergé dans le social et ses luttes perpétuelles. Ainsi cette psychanalyste fait-elle reposer tout le poids des responsabilités sur l’individu, comme si le monde social n’existait pas. Face à cela , nous disons que la science placée au début de la classification des sciences est la science de la guerre. Toute la connaissance est une machine de guerre. Et la sociologie étudie justement ces luttes entre les hommes, ces micro-guerres qui se déroulent par exemple dans une entreprise ou une institution quelconque. De ce fait, le monde néolibéral qui est en train de se profiler n’est pas prêt de voir cesser les guerres sur la planète. Tant que l’un voudra plus qu’autrui, l’homme sera condamné à combattre son semblable. Et les théories sur l’égalité ne sont que pures chimères, car il y a toujours un combat pour l’inégalité, pour se démarquer de son voisin, comme nous le montre le libéralisme avec ses entreprises à but lucratif. Au début de ce XXIe siècle, rien ne fait plus horreur que d’être « semblable » à son voisin. Se démarquer des autres est le but de toute entreprise humaine. Que cela soit dans le sport ou dans les sciences, être différent des autres est l’objectif suprême à atteindre. Et même les individus placés dans une même institution ou dans un même groupe social chercheront tout de même à se démarquer « des autres », ne serait-ce que d’une façon subtile. C’est parce que l’homme n’est pas un clone qu’il fait la guerre sous toutes ses formes. Il ne viendrait jamais à l’esprit à des clones de s’entre-tuer puisqu’ils sont parfaitement égaux. Et encore, il n’est pas certain qu’un clone ne cherche pas à se différencier des autres clones. Cette réponse nous sera peut-être donnée dans les temps futurs, lorsque le clonage aura atteint un haut degré de technicité.

L’immobilisme des structures sociales

La science et la technique ont beau progresser, il n’en demeure pas moins que les structures sociales restent toujours les mêmes. Il y a toujours le binôme groupe/chef. Il faut toujours qu’il y ait un « responsable » dans tout groupe, ce qui signifie donc que le groupe est irresponsable puisqu’il y a un chef responsable ! Et il semble bien impossible de sortir de ce « système ». Ce système pyramidal se perpétue depuis des milliers d’années, et nous ne voyons pas en quoi la société a changé depuis ces temps reculés. Même dans les sociétés dites « primitives » nous retrouvons un chef qui assujettit un groupe. Et le groupe des chefs est à nouveau assujetti à un autre chef placé plus haut hiérarchiquement… Ainsi nous ne sortons pas « de la base et du sommet » malgré les milliers d’années d’évolution de l’être humain. Il semblerait que les animaux dits « sociaux » soient condamnés à un système pyramidal où aucune alternative est possible. Toute notre existence confrontée aux autres est basée sur le concept de pyramide. Nos amis sont par exemple ceux qui sont placés sur la même hauteur de la pyramide. Ainsi Michel Houellebecq écrit dans un de ses romans qu’il ne s’occupe pas des pauvres ni non plus des riches. Situé dans la classe moyenne, sa vie se déroule dans cette strate de la pyramide et il ignore tout le reste de l’édifice social. Situation qui se résume à être anti-sociale, comme l’est par principe le système des classes sociales. Ceci a pour effet d’engendrer des guerres perpétuelles pour pouvoir se positionner à un niveau plus haut de la pyramide.

Le problème est donc de savoir comment constituer une société non-pyramidale et si cela est possible étant donné le désir de différenciation des hommes afin de régner sur un groupe grand ou petit pour en retirer des intérêts financiers ou de prestige.

La vérité sociologique comme désenchantement total du monde social

La sociologie se trouve par exemple aux antipodes de la presse people et même de la grande presse en général. Si la presse cherche à nous vendre du rêve pour manipuler les foules, l’objectif de la sociologie est au contraire de démonter tous les mécanismes qui participent à faire rêver ces foules. Ainsi si le journal dit un « mensonge » tout en disant une « vérité », la sociologie démasque la vérité derrière le mensonge. Mensonge qui est du reste bien souvent collectif et est porté par un groupe social dans ses guerres pour la domination. Tous les préjugés, toutes les rumeurs et toutes les fausses informations de la presse sont écrasés sous le rouleau-compresseur de la sociologie pour faire jaillir la vérité cachée. Ce n’est pas pour rien que la classe dominante rêvait de voir mourir le plus rapidement possible Pierre Bourdieu. Car ce dernier décortiquait toutes les stratégies cachées aux yeux du peuple. Comme Marx a montré le « travail non payé » dans l’entreprise capitaliste, Pierre Bourdieu a dit tout haut ce que la haute bourgeoisie dit tout bas dans les bureaux hermétiquement fermés. Car non seulement la société sans classes a échoué, mais de plus les fossés entre les classes sociales se creusent de plus en plus. Or ce qui est intéressant de comprendre, c’est par quels processus ces écarts deviennent de plus en plus grands et quelles sont les stratégies symboliques utilisées pour que les individus se résignent à une servitude volontaire.

La sociologie nous montre que tout ce qui semble relever de l’aléatoire et du pur hasard est en fait déterminé par des stratégies sociales. Ainsi, par exemple, se lier d’amitié avec telle ou telle personne n’est pas un acte neutre. Ni le fait de fréquenter telle ou telle institution. Tout cela participe d’une stratégie pour atteindre des objectifs. Marcel Mauss a par exemple montré que tout don n’est pas innocent et provoque une « dette » chez celui qui le reçoit.

Est-il possible de réenchanter le monde après le dévoilement du réel par les sciences sociales ?

Si la science désenchante le monde, elle permet également de le réenchanter par le biais, par exemple, des création artistiques. De plus, les prouesses de la nature sont sources d’émerveillement en nous faisant retrouver notre regard d’enfant face aux merveilles de l’univers dont il est difficile d’en connaître les origines. Les découvertes de la science participent donc en même temps à la vision d’un monde magique malgré les explications provisoires qu’en donnent les scientifiques

© Serge Muscat – juin 2017. Texte publié dans la revue Infusion.

De la mappemonde au cybermonde

Pendant très longtemps, le lieu géographique puis ensuite les adresses postales ont été ce qui prédominaient pour envoyer un message écrit, ou autrement dit une lettre. Puis est apparu le télégraphe et ensuite le téléphone. Cependant, malgré l’invention de ces deux techniques, le courrier postal resta la méthode principale pour communiquer.

Avec l’avènement d’Internet et de la technologie du web, nous avons vu apparaître un monde sans géographie. Ainsi lorsqu’on achète une revue, traditionnellement il y a l’adresse postale de l’éditeur. Or avec le web nous avons accès à une multitude de documents sans que, la plupart du temps, une adresse postale soit mentionnée. Ainsi nous ne savons pas comment localiser avec précision ces écrits que nous lisons sur notre ordinateur. Et progressivement toutes les adresses postales disparaissent des sites. Ainsi notre monde devient un cybermonde n’ayant plus comme point de référence que le réseau Internet. La carte est remplacée par la toile. Mais la toile est un lieu sans géographie. Pour envoyer un e-mail de Paris à Paris, le message peut faire trois fois le tour du monde avant d’arriver à son destinataire. La géographie est donc brouillée, jusqu’à ne rien situer vraiment à un endroit précis.

Lorsqu’on envoie une lettre postale, on inscrit une adresse sur l’enveloppe qui correspond à un lieu géographique aisément identifiable. Mais qu’en est-il avec la messagerie électronique ? Aucun indice de la situation géographique n’est mentionné dans l’adresse électronique. Ce qui fait que le scripteur n’a aucune idée du lieu où se trouve le destinataire. C’est ainsi que le monde de la toile est le lieu de nulle part. Son seul point de référence est une adresse web ou une adresse e-mail.

Le nulle part est pourtant bien situé quelque part

Internet est donc résolument un lieu sans géographie, même si concrètement tout est bien localisé. Il ne s’agit que d’un masque, d’un travestissement pour cacher le lieu où sont les opérateurs et les entreprises. C’est ce jeu de « cache-cache »qui fait que l’Internet est transnational et n’a que faire des frontières. Le cybermonde a toujours été à vocation planétaire tout de suite après sa création et ses premiers balbutiements. La vocation d’Internet n’a jamais été d’être un réseau « local ». Et dans ce désir d’être planétaire, les sites et les adresses sont paradoxalement nulle part. C’est ce qui procure cette sensation « d’ubiquité », d’être nulle part et partout à la fois. Ainsi l’individu connecté à Internet ressent-il une certaine puissance d’être partout sans que personne ne sache où il se trouve (si toutefois il a pris garde de rendre sa connexion totalement anonyme). Voir sans être vu, c’est le mécanisme du voyeur et du pervers. Ainsi des millions d’individus regardent leur écran d’ordinateur en éprouvant tous cette même sensation.

Ce lieu qui est nulle part est le même lieu que l’on retrouve dans le film Matrix. Un lieu électronique où l’on se déplace à la vitesse de 300 000 kilomètres par seconde. Plus de lourdeur de corps et soudain tout circule avec une grande fluidité et une rapidité à donner le vertige. On se transforme en électron, libre ou pas libre, pour faire le tour de la Terre sans même avoir le temps d’en prendre conscience. Ainsi le « quelque part » est également « nulle part ». Équivalence paradoxale avec laquelle la conscience doit se débrouiller.

Internet et l’hypermédiation

Que cela soit par le biais des ondes ou des câbles électriques, Internet est devenu le support du média total. Ère de l’hyper-médiation, notre époque désire tout diffuser à la fois dans une « transparence totale ». Le syndrome du télé-réalisme s’est répandu sur la planète à une vitesse fulgurante. La miniaturisation sans cesse croissante des ordinateurs fait que l’on peut « tout » voir et entendre à chaque instant ou presque. « Le cerveau planétaire est devenu réalité et la médiation s’opère aussi sur les objets qui, presque tous, deviennent communicants. L’hyper-médiation développe progressivement une « conscience » planétaire qui s’incorpore peu à peu aux machines logiques. Monde de l’économie collaborative où chacun participe au développement de la société via l’informatique et ses dérivés. Notre vie est désormais intimement liée aux puces électroniques que l’on rencontre partout, même lorsque nous achetons un kilo de tomates. L’informaticien est devenu le nouveau « notable » devant lequel on s’incline pour ses mystérieuses compétences comme jadis devant l’homme de Loi.

Celui qui sait déchiffrer le code informatique est promu au rang de visionnaire. Il est gardien de la porte qui s’ouvre sur les médias. Les nouvelles stars du XXIe siècle sont des hommes qui ont un pied dans l’informatique. C’est la conséquence de l’hyper-médiation par le biais de l’électronique. Dans les universités se créent des formations à l’hyper-média avec des diplômes spécifiques qui transforment les individus en « hyper-communicants ».

La terre comme boule électronique

La planète, de son passage à l’éclosion de la vie, s’oriente progressivement du biologique à l’électronique ; comme si la biologie n’était pas la seule issue possible pour faire émerger l’animé et le conscient. Tous les amateurs de prospective et de science-fiction commencent à prendre très au sérieux les hypothèses d’une intelligence dite « artificielle ». Une sorte de seconde forme d’intelligence vient peu à peu se greffer sur l’intelligence humaine. Ainsi un réseau neuronal se crée sur la planète reliant tous les humains entre eux. Nous en arrivons au « cerveau planétaire » si cher à Joël de Rosnay. Il est difficile de prévoir si l’homme va muter dans ce nouveau contexte. L’homme n’a jamais eu autant d’informations à traiter depuis qu’existent les ordinateurs. C’est beaucoup plus qu’une révolution industrielle à laquelle nous sommes confrontés. C’est à un changement radical de civilisation qui nous fait prendre conscience que « l’outil » est aussi important que le « langage » dans l’évolution de l’espèce humaine. La Terre se transforme ainsi, par le biais de l’homme, en un super cerveau collectif dont il devient de plus en plus difficile de comprendre le fonctionnement.

Toutes les options sont possibles par le développement des machines. Quant à savoir si le futur sera celui de « Terminator », il reste impossible de le dire

© Serge Muscat – Décembre 2016.

Article publié dans la revue Humanisme n°314, février 2017.

Le pessimisme de Philip K. Dick.

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D’après sa brève biographie, Philip K. Dick a eu une vie tumultueuse. Instable sentimentalement, il ne réussit pas à vivre avec une seule et unique femme. Toutefois, à l’heure où l’on parle de réalités virtuelles, il soulève des questions essentielles — ayant été très en avance sur son époque — et reste un prodigieux visionnaire.

En 1953, le cinéma est dépassé par la télévision. Peu de temps après, en 1955, la presse subit le même choc. De nombreux magazines disparaissent avec l’avènement de la télévision, ce mal du XXe siècle. De fait, Philip K. Dick ne peut plus vivre de ses écrits composés essentiellement de nouvelles. Il se lance alors dans la rédaction d’une série de romans dont certains ont été adaptés au cinéma avec succès.
La science-fiction est au départ un univers de bricoleurs, comme le dit Jacques Goimard. Elle se développe durant les débuts de l’ère technologique. Au cours de ces années, la technique n’a pas atteint le stade où elle en est aujourd’hui. C’est l’époque des premiers satellites artificiels et de la guerre froide. La S.F. est lue par les plus grands dirigeants et les hommes de pouvoir. Ses écrivains majeurs, dont Philip K. Dick, sont souvent des hommes brillants pour leurs qualités scientifiques et de prospective.

Le mirage du transhumanisme

Philip K. Dick a produit une œuvre importante. En dehors de ses romans qui ont eu moins de succès que ses nouvelles, l’auteur pose un regard sceptique sur les progrès de l’humanité. À une époque où n’existaient pas encore les développements de l’informatique actuelle, Philip K. Dick pose les grands problèmes de la société et de son devenir. Lucide, il l’est incontestablement ; comme il possède une avance considérable sur son temps. Aussi, avant que n’apparaisse la problématique complexe de la génomique, il envisage dans Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, adapté au cinéma sous le titre Blade Runner, ce que sera la post-humanité, soit l’homme augmenté : le courant du transhumanisme. Que sera l’homme augmenté ? De ce point de vue, Philip K. Dick reste très pessimiste sur les capacités de l’homme à produire de la technique. Cette idée n’est pas spécifique à cet auteur, bien qu’elle soit très prononcée chez lui ; on la retrouve dans tout un courant de la littérature américaine de science-fiction. Les auteurs américains connaissent bien les difficultés que pose la technique. Malgré les progrès réalisés en la matière, ils témoignent d’un certain doute quant à son évolution. Philip K. Dick demeure la figure emblématique de ce doute à l’égard de la techno-science, susceptible de se retourner contre l’homme.
Dans l’adaptation cinématographique de Blade Runner, les androïdes ont une durée de vie limitée. Ainsi, en dépit des progrès techniques, existe toujours la question de la finitude. Tout a un terme, aussi bien l’homme que ses créations techniques. Tout meurt. Et c’est cette lutte pour la vie qui sera le thème central de l’histoire. Même lorsque le personnage principal tombe amoureux d’une androïde, il est à nouveau question de la durée de vie. Tous les autres androïdes meurent : elle seule semble vivre plus longtemps. La vie triomphe de la mort dans l’amour. C’est bien là ce qui ressort de cette narration où chacun lutte pour vivre plus longtemps.
Les histoires sentimentales n’occupent pas une place prédominante chez Philip K. Dick. Dans ses nouvelles, le côté absurde du progrès technique prend le pas sur tout le reste. Une sorte de phobie technologique caractérise ses écrits de ce nouvelliste et romancier. C’est dans une atmosphère de catastrophe technique, sans le moindre optimisme sur cette voie pour l’humanité, que l’écrivain déroule ses histoires qui pourraient faire peur à de nombreux partisans du transhumanisme — qui imaginent un homme peut-être un jour immortel. Car même si nous arrivions à ce stade, une quantité impressionnante de problèmes reste sans réponse.
Transférer les informations du cerveau sur une machine informatique afin de prolonger la conscience ne donnera pas plus d’humain qu’un simple ordinateur. La société Google se berce d’illusions quant à la possibilité de l’homme augmenté. Un homme restera toujours un homme parce qu’il a un corps biologique. Une machine sans corps ne peut en aucun cas être un humain. Le corps participe aussi bien à l’intelligence de l’homme que son cerveau ; les prothèses électromécaniques restent incapables de reproduire l’essence de l’homme. C’est ce qu’a bien compris Philip K. Dick lorsqu’il nous dépeint un futur très avancé. L’homme n’a pas d’autre issue que la biologie : la mécanique, aussi sophistiquée soit-elle, fera perdre la spécificité humaine. L’avenir sera biologique ou ne sera pas. Toute mécanique est impropre à se régénérer. Seul le vivant possède cette faculté — du reste bien mystérieuse — avec ses cellules biochimiques. Aussi est-ce la caractéristique des androïdes dans Blade Runner. Il n’y est aucunement question de mécanique pilotée par de l’électronique. Avec cette intuition, l’auteur a vu juste. Biologie de synthèse imparfaite, elle a néanmoins le mérite de fonctionner et même d’éprouver des sentiments. C’est là le seul chemin possible pour l’espèce humaine.

Le Double et l’Autre

Il y a toujours chez Philip K. Dick le soupçon qu’un humain soit en fait une machine. Dans Le Père truqué, nous voyons un enfant qui découvre que son père n’est en fait pas son père, mais une sorte d’androïde qui le remplace sans que sa mère s’en aperçoive. Chez cet écrivain, il y a souvent « substitution » des personnages humains par des non-humains. Cette pensée le hante, dans une sorte de leitmotiv que l’on retrouve dans de nombreux textes. Dans Colonie, une étrange forme de vie s’empare des humains tout en étant capable d’un parfait mimétisme. À la fin de la nouvelle, « la forme de vie » imite le vaisseau qui doit venir les chercher. Tous les hommes montent à bord de l’engin qui est en fait sa reproduction parfaite par la forme de vie étrangère, celle-ci engloutissant alors tous les passagers.
Pour l’auteur, la vie extraterrestre est forcément nuisible à l’homme. Pas un seul instant il ne lui vient à l’esprit qu’une espèce supérieure pourrait être bienveillante. C’est d’ailleurs une spécificité de la science-fiction américaine, où règne la binarité entre le « bien » et le « mal ». De plus, la culture protestante a eu tendance à influencer les récits dans la science-fiction américaine, alors que dans la science-fiction soviétique, où la croyance religieuse n’est pas du même ordre, l’impact sur les narrations est totalement différent. On n’y retrouve pas les contradictions qui subsistent dans la S.F. américaine.

La guerre et l’enfermement

La défiance de Philip K. Dick à l’égard des machines est totale. Pour lui, il est presque certain que l’homme sera dominé par les machines. Sa vision du futur est manichéenne et ne possède pas de nuances quant au potentiel humain. La machine finit toujours par prendre le pouvoir sur l’homme. Il n’y a pas cet optimisme que l’on trouve par exemple chez Jules Verne, où la technique est parfaitement domestiquée pour servir l’homme sans se retourner contre lui ; même si certains romans de Verne se terminent de façon tragique, la technique ne trahit pas l’homme, c’est plutôt l’homme qui devient désespéré. Ce n’est pas le cas avec Philip K. Dick. La science-fiction européenne et française reste globalement plus optimiste que son homologue américaine. La « catastrophe » y est moins présente. Ce sont les premiers constructeurs de la technique elle-même qui doutent de ses potentialités. C’est parce que les américains connaissent parfaitement les limites de ce qu’ils fabriquent qu’ils envisagent la catastrophe comme tout à fait plausible. On ne se méfie que de ce que l’on connaît vraiment. Philip K. Dick, dans une période de conflit entre les deux blocs russe et américain, considère la technique comme un moyen de faire la guerre et de s’autodétruire. Aussi peut-on comprendre son pessimisme à l’égard de la techno-science dans le climat de la guerre mondiale.
Il est à remarquer que la plupart de ses textes se déroulent dans un univers militaire. Il y a peu de récits où les personnages sont ceux de la vie civile. Le monde militaire est le lieu de prédilection de la S.F. américaine. La technologie y est avant tout utilisée à des fins belliqueuses. Le genre de la science-fiction a également été fortement influencé par la grande période d’observations d’OVNI, tant aux Etats-Unis que dans le reste du monde (comme par exemple en Belgique). La S.F. est donc apparue à la faveur d’un assemblage de faits sociaux et culturels qui ont fait qu’elle « devait » naître et se développer. D’autre part, elle a servi de sonnette d’alarme pour nous faire entrevoir des voies qui demeurent sans issue. Dans l’adaptation cinématographique de la nouvelle de Philip K. Dick Rapport minoritaire (The Minority Report), le personnage principal vit dans une société qui voudrait réduire le nombre de crimes en les « prévoyant ». L’histoire nous montre la défaillance d’une telle société où personne n’est à l’abri d’une erreur. Cela fait partie des préoccupations constantes des auteurs américains, pour lesquels la liberté côtoie l’enfermement dans une contradiction insoluble. Et l’auteur n’échappe pas à cette contradiction dans sa nouvelle adaptée au cinéma. Le pays de la liberté est en même temps celui où l’on va le plus en prison et où il n’y a que très peu de « démarches préventives ». Tout y est axé sur la « sanction » — du reste, de nombreux innocents sont jetés en prison et parfois exécutés.
Ce paradoxe américain, que l’on retrouve dans sa littérature de genre, s’avère très présent dans l’œuvre visionnaire et cauchemardesque de Philip K. Dick.

© Serge Muscat – juillet 2016.

Bifurcations dans les domaines de l’art

L’œuvre d’art comme foisonnement du signifié

Analyser en quoi une œuvre d’art tend à déjouer les différentes interprétations que l’on peut en donner relève, pourrions-nous dire, d’une tentative vaine. Pour une raison simple et très complexe en même temps: une œuvre d’art est justement une œuvre d’art par le fait qu’elle ne délivre jamais la totalité de ses significations possibles. Car si l’interprétation d’une œuvre était définitivement circonscrite, alors nous ne serions plus en présence d’une œuvre d’art. Ce qui caractérise une œuvre d’art est justement le fait qu’elle soit ouverte comme le dit Umberto Eco1. Ouverte dans le sens où celle-ci offre un foisonnement de significations sans toutefois que ce foisonnement soit du bruit2. C’est un foisonnement qui possède cependant une cohérence et non un éparpillement anarchique3. L’art est justement ce qui ne peut être l’objet d’une explication4.

L’œuvre d’art traverse les époques parce qu’à chaque moment de l’histoire elle laisse échapper du signifié comme une pieuvre fait jaillir un nuage d’encre dans l’eau claire.

L’ambivalence de l’œuvre et de son créateur

L’œuvre d’art ne relevant pas de l’objet utilitaire, c’est-à-dire du produit de consommation courante, nous pourrions penser que l’artiste est détaché de toute forme de production inscrite dans le cadre de notre société de consommation. Or ce n’est pas le cas. L’artiste réalise une œuvre qui n’est pas un objet utilitaire mais qui pourtant se transforme en marchandise. Car la rétribution de l’artiste, afin qu’il puisse vivre, passe par la transformation de son œuvre d’art en marchandise. Aussi l’œuvre d’art a-t-elle un statut ambigu. Car d’un côté c’est un objet non utilitaire (qui est différent d’un produit de consommation courante) tandis que d’un autre côté l’œuvre se transforme en marchandise afin que l’artiste puisse vivre de son art5 tout en ayant une certaine indépendance. Tel Janus, l’œuvre d’art possède donc deux faces qui au premier abord semblent antagonistes6. De ce fait, même si certains marxistes ont dit que l’art représente l’apogée du capitalisme, nous pensons au contraire que la transformation de l’œuvre en marchandise est une solution bien appropriée pour l’artiste afin qu’il puisse vivre avec des ressources décentes tout en étant totalement libre de toute forme de pression. Evidemment, cela dépend aussi de la nature du pouvoir politique en place.

La consommation culturelle

Il est bien difficile de penser qu’il existe un universel de l’interprétation artistique. Le foisonnement actuel laisse perplexe plus d’un commentateur averti en ce qui concerne l’histoire de l’art. S’il en est ainsi, peut-être est-ce parce que les ressources signifiantes ont été utilisées durant ces dernières années avec beaucoup d’audace et d’ingéniosité. Et contrairement à ce qu’en pense Yves Michaud7 (qui par ailleurs a fait un travail remarquable avec l’UTLS), il nous semble que ce « foisonnement » représente dans l’ensemble plus un bienfait qu’une perte pour l’art, même si certaines créations sont discutables.

Le problème ne se situe pas tant au niveau des artistes qu’au niveau du public. Probablement est-ce la ruée vers les loisirs qui est l’élément fondamental de la modification du statut de l’art. A notre époque, le public goûte les saveurs de l’art beaucoup plus pour se distraire que pour tenter de comprendre l’étrangeté qu’est le fait de vivre.

Le créateur, l’œuvre et son public

L’évolution de l’art soulève de bien nombreuses et épineuses questions quant à son rapport avec le public. Avec la naissance du cubisme et de l’abstraction, le large public s’est rapidement senti déstabilisé sur le plan de la compréhension. Tant que l’art était figuratif, nous pouvons dire que les œuvres touchaient n’importe quel public. Il suffisait au pire des cas de comprendre par exemple qu’il y avait une chaise si une chaise était peinte ou sculptée par un artiste. Le figuratif rendait l’art accessible à tout le monde par le fait justement de donner l’impression que « tout demeurait compréhensible ». Même pour le public le plus humble, il lui suffisait de reconnaître tel ou tel objet et d’y accoler des mots pour obtenir la satisfaction d’une sorte de compréhension. A la question « c’est quoi? », il suffisait de dire « c’est une chaise ou un arbre ». Le figuratif était et demeure encore une sorte de passeport pour le public de masse sans aucune distinction. Nous pouvons dire que c’est une forme d’art de masse comme l’est par exemple la chanson populaire ou la photographie de famille. Car c’est un art qui a la particularité de paraître compréhensible de tous, du maçon au savant, de l’analphabète à l’homme de lettres. J’insiste sur ce point particulier car si je parle par exemple des œuvres de Paul Mc Carthy ou de Michel Journiac, nous allons très rapidement voir poindre les difficultés du rapport des œuvres avec le public. Probablement est-ce à partir du cubisme où tout a commencé à basculer au niveau du rapport des œuvres avec le public de masse. D’un coup il y a eu une coupure franche parmi les amateurs d’art, et pour la première fois peut-être, si nous regardons par exemple le travail de Bourdieu sur les « loisirs culturels », la peinture n’a plus été un art de masse. A partir du moment où le simple processus d’identification (au sens de Saussure) n’a plus été possible parmi certaines personnes du public, l’art est entré dans un autre monde. Le public de masse s’est écrié: « ça ressemble à rien… c’est n’importe quoi… c’est de la fumisterie… je fais pareil en jetant des pots de peinture sur des toiles… c’est de l’escroquerie ». Bref, d’un point de vue sociologique, nous voyons que le discours du public concernant l’art est très révélateur sur la façon dont les œuvres sont perçues. Depuis donc cette coupure, l’art n’a plus été un art de masse. Pour s’en convaincre, il suffirait par exemple de montrer à la télévision quelques œuvres présentées dans ART PRESS de janvier 1994 et de recueillir les avis du public pour rapidement s’apercevoir des réactions!

Probablement le passé et la répétition sont-ils responsables de cette difficile sensibilisation du public de masse à l’égard de l’art contemporain. Car dans les domaines de la création, comme le dit Casamayor en parlant d’un sujet différent mais parallèle, « c’est parce que le passé nous fascine que nous entrons dans l’avenir à reculons ». En effet, dans nos sociétés pèse une indéracinable croyance en l’éternel recommencement. Il en est cependant tout autrement. « Le passé [nous dit Casamayor8] peut être une maladie dévorante car le spectacle des phénomènes naturels nous incite à lui donner beaucoup d’importance. Cette fameuse succession des saisons, des nuits et des jours nous trompe. Elle nous fait croire à une répétition alors qu’il n’en est rien. Si un jour succède à l’autre ce n’est jamais le même. Il n’existe pas un seul phénomène dont on puisse dire avec exactitude qu’il se « reproduit ». D’ailleurs user du verbe « se reproduire » est un abus de langage et un détournement de sens. Ce qu’on appelle « se reproduire », c’est en réalité « engendrer ». La reproduction est juste en ce sens que les hommes engendrent des hommes et non des animaux ou des arbres, mais ce ne sont jamais les mêmes».

Ainsi, le créateur doit-il avoir de la mémoire tout en sachant en même temps oublier afin de progresser dans sa démarche sans sombrer dans l’écueil de la répétition9. C’est aussi pour cette raison que Marcel Duchamp à été qualifié « d’empêcheur de tourner en rond ». Car pour beaucoup d’hommes, qu’ils soient artistes ou non, leur vie est basée sur la répétition. Répétition de la culture familiale, répétition de la profession des parents, répétition des valeurs transmises par les institutions académiques. Comment, dans ces conditions, découvrir de nouvelles voies d’exploration si chacun choisit les pantoufles de la répétition.

Copyright Serge Muscat 1990.

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1Cf. Umberto Eco, L’œuvre ouverte, Ed. du Seuil, 1965 pour la traduction française.

2 La notion de bruit est ici empruntée aux théories de la communication.

3 Aussi est-ce pour cela que Jean Cocteau disait: « en art, toute valeur qui se prouve est vulgaire ».

4 Au sens cartésien.

5 Les peintres vendent leurs tableaux, publient des catalogues en touchant des droits d’auteur, etc.

6 Cf. Mikel Dufrenne, Art et politique, Ed. UGE, 1974.

7Cf. Yves Michaud, L’artiste et les commissaires, Ed. Jacqueline Chambon, 1989.

8Casamayor, La tolérance, Ed. Gallimard, 1975.

9A propos de la répétition, voir l’article de Molly Nesbit intitulé Les originaux des readymades: le modèle Duchamp, Les cahiers du Musée national d’art moderne, n°33, automne 1990.

Pourquoi l’ordinateur portable a-t-il tant de succès auprès des étudiants dans les cours

Il peut paraître absurde de voir des étudiants prendre des notes sur un rigide traitement de texte, alors que des feuilles de papier laissent toute la liberté de noter comme on le souhaite des informations. Mais si les étudiants transportent avec eux leur ordinateur portable, ce n’est pas, comme on pourrait le penser, parce que cela est plus « pratique » pour prendre des notes, non. La vraie raison est ailleurs. Elle réside dans le fait que les étudiants ne peuvent plus se passer d’Internet. Ce n’est pas tant le fait de prendre des notes sur le clavier qui importe ; mais surtout la possibilité d’aller sur la toile. La réalité du discours d’un enseignant ou d’une bibliothèque remplie d’imprimés ne leur suffisent plus. Ils ont besoin de cette toile où qu’ils se trouvent et de ce fait, ne pratiquent pas « la déconnexion ».
Ce phénomène d’addiction touche au moins 50 % des étudiants. Cela fait beaucoup de gens sur une population mondiale. L’addiction à Internet a remplacé l’addiction à la télévision. Et comme chacun le sait, tout excès finit par nuire à l’équilibre. Ainsi les étudiants lisent de moins en moins de livres et préfèrent consulter des articles sur Internet. L’extrait est privilégié au détriment de l’ouvrage intégral.

Du processus cumulatif et non substitutif des outils

Lorsqu’un outil atteint un point maximum de perfection, il est utilisé tel quel et n’est pas substituable par un autre outil. Il en est ainsi du marteau qui a traversé toutes les époques. Il en est de même pour l’écriture manuscrite et le papier. L’ordinateur possède des caractéristiques propres, mais ne remplace en rien le livre ou l’écriture manuscrite. L’ordinateur est un outil qui vient se surajouter aux outils déjà existants. C’est en cela que l’on peut parler de processus cumulatif et non substitutif des techniques lorsqu’une technique a atteint son point maximum de perfection. Aussi est-ce une bévue totale de remplacer le cahier de notes par l’ordinateur, même si l’on peut écrire tout de même directement à l’ordinateur certains textes. L’image de synthèse n’a pas fait disparaître la peinture sur toile. Et c’est ce que ne comprennent pas de nombreux étudiants qui ne jurent que par l’ordinateur.

D’autre part, parce que les étudiants sont encore « plongés dans des reliquats d’enfance », il leur faut un objet « transitionnel » qu’est justement l’ordinateur avec lequel on peut jouer à des jeux. L’homme transporte avec lui une éternelle enfance et a tendance à n’atteindre jamais la maturité. De ce fait, il lui faut sans cesse de nouveaux jouets. Et l’ordinateur est le jouet favori des étudiants. Le chemin est long pour atteindre la maturité et cesser enfin de s’amuser avec des jouets. Quelques étudiants atteignent cette maturité. Ce sont en général des rebelles où les plus géniaux.
Les masses sont infantilisées par divers procédés qui les empêchent de procéder à une prise de conscience. Car si les masses sortaient de l’infantilisation, elles n’achèteraient plus ces jouets pour adultes que des milliardaires font fabriquer pour faire fructifier leur capital ●

Copyright Serge Muscat – février 2016.

Futur, passé, présent: le grand télescopage de notre époque contemporaine et les déboires de la spécialisation

Nous vivons une époque où règne la technique, l’informatique et la communication de masse. Sans cesse nous sommes tiraillés entre les dernières innovations technologiques et un passé très lointain qui remonte à plus de 2000 ans. Il n’est pas facile de faire le grand écart entre ces diverses périodes de l’histoire humaine.
Parmi les individus, certains sont cantonnés dans le passé en ne comprenant pas grand-chose au monde actuel, tandis que d’autres vivent dans le présent en étant totalement hermétiques à la culture du passé. En même temps les cultures s’affrontent. Par exemple la culture de l’ingénieur s’oppose à la culture littéraire. C’est même une lutte permanente entre ces deux cultures. Déjà C. P. Snow en parlait en 1959 dans une conférence sur « les deux cultures », c’est-à-dire sur le fossé grandissant entre les sciences et les humanités.
Cet affrontement de plus en plus féroce entre par exemple une discipline comme l’informatique et d’autre part la philosophie est la marque de notre époque. Pourtant, avec les moyens de communication que nous possédons aujourd’hui dont Internet est la figure emblématique , nous devrions avoir la possibilité de renouer avec la posture des Lumières. Les moyens techniques sont présents pour faciliter cette démarche. Et ce n’est malheureusement pas ce qui se produit. Le cloisonnement des disciplines est toujours plus avancé et l’homme vit dans une prison mentale où l’idéologie régnante est que l’humain n’est capable que de faire une seule chose, ou autrement dit d’être spécialisé.Il règne une aliénation de l’homme qui contredit ses potentialités qui sont celles de l’adaptation. Déjà les théoriciens de l’École de Francfort nous mettaient en garde contre les méfaits de la spécialisation. Ainsi Walter Benjamin n’hésitait-il pas à s’intéresser à de nombreuses disciplines et à regarder d’une manière panoramique tout ce qui se déroulait à son époque. C’était l’ère débutante de la culture de masse et des industries culturelles. Depuis nous en sommes arrivés à une société du divertissement où domine la bêtise médiatique et où les individus passent d’une chaîne de télévision à l’autre pour remplir leur temps libre. Aliénés au travail tout autant que dans leurs loisirs, les hommes d’aujourd’hui sont pris dans la spirale infernale de la consommation toujours plus importante de produits dont beaucoup sont totalement inutiles et ne servent qu’à faire gagner de l’argent à ceux qui les conçoivent. C’est là le paradoxe du libéralisme. Des hommes et des femmes se voient obligés d’avoir des emplois stupides pour gagner leur vie alors que la société pourrait éliminer ces activités lucratives qui ne servent pourtant à rien et qui condamnent les individus à vivre dans une prison mentale, et parfois même à sombrer dans la folie, comme par exemple ceux qui se suicident au travail tellement la pression psychologique est intense.
Ainsi, donc, la spécialisation et le néo-taylorisme sont ce qui caractérisent ce 21e siècle, avec également l’industrie du divertissement. Il faut « s’amuser » pour ne pas devenir fous. Au lieu d’ouvrir son esprit durant le temps libre, l’individu s’aliène un peu plus dans des loisirs artificiels que des entreprises avides de profits lui proposent « pour être heureux ». L’hyper-spécialisation du travail fonctionne en résonance avec le caractère aliénant des loisirs. Les deux vont ensemble. Si l’homme était moins spécialisé, ses loisirs seraient moins aliénants. Ne regarder le monde que par une seule fenêtre donne une vision tronquée de la réalité. De l’homme « complet » de l’époque des Lumières nous avons abouti à un homme amputé, à qui il manque toujours quelque chose à consommer pour palier ce vide mental lié à la spécialisation. Cette idéologie dévaste notre société où chacun s’active à réaliser une tâche qui n’a malheureusement pas de sens. L’homme n’est pas une fourmi ou une abeille, malgré les trop fréquentes analogies faites entre ces êtres vivants. L’homme a la capacité de s’adapter rapidement à une nouvelle situation. Et pourtant notre société actuelle nie cette capacité d’adaptation. L’individu est classé dans une catégorie comme on dit d’une fourmi qu’elle est exclusivement ouvrière. Nous ne sommes pas « programmés » génétiquement pour être ceci plutôt que cela. Tout est quasiment déterminé par l’apprentissage. Et notre système éducatif spécialisé fait comme si l’homme n’était capable que de faire une seule chose, toujours et encore la même chose. Ainsi l’individu est-il condamné à la répétition, de l’enfance jusqu’à la mort. Cette répétition est orchestrée par une minorité dominante qui, grâce à cette répétition aliénante des masses, peut faire ce que bon lui semble et passer du coq à l’âne. La spécialisation est une idéologie libérale qui permet à certains d’avoir le contrôle sur les masses des travailleurs. Le libéralisme fait payer le prix de l’aliénation de presque tous pour qu’une minorité s’accapare tous les biens. Combattre cette idéologie est ce que faisaient par exemple les théoriciens de l’École de Francfort en pratiquant la pluridisciplinarité. Certains sociologues libéraux nous disent que la spécialisation est inéluctable pour faire fonctionner une société. Mais même si le monde est de plus en plus complexe, l’homme développe en même temps des outils qui lui permettent d’apprendre et de s’adapter plus rapidement. A l’époque des Lumières les individus n’avaient que le livre comme support du savoir. Au 21e siècle nous avons l’ordinateur et la gigantesque toile d’araignée qu’est Internet. Il est de nos jours, grâce à ces outils, beaucoup plus facile par exemple de se procurer un livre d’un clic de souris qu’au 17e siècle. La masse d’informations augmente, mais en même temps les moyens techniques d’accéder à l’information sont de plus en plus efficaces et rapides. Ce qui fait que rien ne nous empêche au 21e siècle d’avoir la même démarche que celle adoptée à l’époque des Lumières malgré la complexification des connaissances. Et pourtant ces nouveaux outils ne nous mènent que vers toujours plus de spécialisation et de répétition.
C’est à un changement profond de société auquel il faut s’atteler pour sortir de cette folie dans laquelle nous sommes tous entraînés où certains voudraient nous faire « travailler plus pour gagner plus » dans une aliénation toujours plus totale.
Je ne voudrais pas ici conclure sur une note pessimiste. Cependant, si nous ne changeons pas de direction, nous irons vers des contradictions toujours plus flagrantes qui finiront par bloquer toute la société ■

© Serge Muscat – décembre 2015.

De l’incompétence généralisée en ce début de XXIe siècle

Du début du 19e siècle à la fin du 20e siècle, l’homme a participé à une croissance fulgurante du progrès. L’invention du moteur à explosion, les découvertes sur l’atome et les lois de l’électricité, la chimie du pétrole ainsi qu’une meilleure compréhension du métabolisme humain, bref, ce fut un jaillissement dans tous les domaines de la connaissance, dont aujourd’hui encore nous utilisons les théories pour faire avancer la technique. Cette dernière et la science ne progressent cependant pas au même rythme. La fin du 20e siècle a vu une avancée plus rapide de la technique que de la science. Ceci est dû à une désaffection des étudiants pour les filières scientifiques au profit des disciplines liées au tertiaire et à l’essor des secteurs du service dont on a cru qu’ils allaient supplanter les secteurs de l’industrie. Ce qui s’est avéré être une grande erreur, car les services reposent sur les produits de l’industrie pour leur fonctionnement.

D’autre part, la taylorisation du travail, avec des tâches toujours plus en miettes couplée à une formation spécialisée toujours plus poussée ont conduit à fabriquer des individus amputés de toutes leurs potentialités, c’est-à-dire à des femmes et des hommes qui ne sont pas complets. Pour prendre un exemple, nous avons pu voir dans l’enseignement universitaire la suppression du DEUG qui avait pour vocation d’être un diplôme ouvert et généraliste de premier cycle. Ce DEUG a été remplacé par la licence (avec la réforme LMD) et sa progression avec la L1, L2 et L3 qui est plus spécialisée dès la première année de cours. Dans la maquette du DEUG, de nombreux cours libres pouvaient être choisis par l’étudiant alors que dans la nouvelle licence, ces cours que l’on pouvait choisir dans n’importe quelle discipline ont été réduit au strict minimum.

Cette pluridisciplinarité dont on a tant parlé, n’est à l’heure actuelle plus au programme des priorités de l’enseignement universitaire. L’université forme plutôt des spécialistes dont le champ de vision et d’investigation est toujours plus étroit. Comment s’étonner, ensuite, de l’incompétence des individus dans un monde de plus en plus complexe et où règne la pensée systémique, où tout interagit avec tout.

Dans le journal Le Monde du 28 décembre 2011, Fr François Taddéi écrit un article dans lequel il propose d’ouvrir la recherche dès la première année d’université. Avant que ne passe la réforme LMD, l’université expérimentale de Vincennes Paris 8 pratiquait déjà depuis 40 ans la recherche dès le premier cycle. En outre, François Taddéi parle plus de recherche que de pluridisciplinarité. Malheureusement, on peut comme J.M.G. Le Clézio détenir le prix Nobel de littérature et ne pas savoir se servir d’un ordinateur, et encore moins savoir réaliser un programme informatique, par exemple sous GNU/Linux !

Ce sont bien des hommes atrophiés que fabrique l’université avec sa spécialisation poussée à outrance. La pluridisciplinarité ne consiste pas à passer de la physique à la chimie, ou de la chimie à la biochimie, non. La pluridisciplinarité consiste à faire le grand écart en étudiant par exemple la chimie et la philosophie, ou la littérature et l’informatique avec les mathématiques qui vont avec. N’existe-t-il pas par exemple des correspondances et des affinités entre la physique ou la biologie et la sociologie ? Où est-elle donc cette pluridisciplinarité dont on ne cesse de parler ? Dans les ouvrages d’Edgar Morin, probablement. Mais certainement pas à l’université où les départements sont étanches comme des cloisons de sous-marin.

Lorsque l’informatique commença à se répandre, la plupart des personnels ne savaient pas correctement se servir d’un ordinateur. On forma alors des informaticiens. Ces derniers devinrent de plus en plus compétents en informatique, mais comble de l’ironie, ils devinrent presque totalement ignorants des autres disciplines en dehors de l’informatique. Et le problème de la spécialisation refaisait surface d’une manière inversée. Nous en arrivons à un stade où dans une entreprise règne l’incompétence généralisée. Du technicien au président, personne n’a vraiment de vision globale d’une problématique, puisque malgré le vernis de pluridisciplinarité, tous sont ultra spécialisés.

Il est bon de détailler une chose. Se spécialiser signifie renoncer. Renoncer à s’ouvrir à d’autres domaines que celui de sa spécialité. Il n’y a que quelques érudits qui traversent les chemins de plusieurs disciplines. Et bien souvent ils restent des électrons libres considérés comme étant des marginaux dans le monde académique. Quant au domaine de l’entreprise, l’électron libre n’a pas sa place étant donné le taylorisme qui met chaque personne à un poste bien précis. Un électron libre est un « atypique », pour employer le langage imbécile des recruteurs qui ont un master « Ressources humaines ». Car pour ces derniers, un individu ne peut savoir faire correctement qu’une seule activité.

Tant que l’on ne sortira pas de cette bêtise généralisée, nous avanceront sur des chemins semés d’ignorance et de problèmes insolubles. Lorsque « ça bloque », c’est que personne n’est capable d’avoir une vision d’ensemble d’une problématique qui, nous le répétons, est incluse dans une multitude de boucles systémiques. Et ce n’est pas le fait de faire dialoguer les différents spécialistes entre eux qui permet de résoudre une difficulté. Car dans ce cas on vulgarise la connaissance pour se faire comprendre des autres (donc on déforme les informations à coups de métaphores) et la réunion se résume à un dialogue de sourds.

Certains se gargarisent en disant que la formation continue peut pallier à ce genre de problème. Or c’est totalement faux, car la formation continue ne fait que prolonger la spécialisation. La réforme LMD serait donc à revoir, en rajoutant par exemple un diplôme intermédiaire (on pourrait l’appeler master 3) entre le master 2 et le doctorat et qui aurait pour spécificité d’étudier plus de disciplines variées.

Les réformes de l’enseignement sont donc loin d’être terminées, et il faudra encore modifier beaucoup de choses dans les programmes pour l’amélioration des compétences des individus

Copyright Serge Muscat – juillet 2013.

Qu’ils sont bêtes / Revue Chimères n°81 sur l’animal, avec Deleuze, Guattari, Derrida, Sloterdijk…

En ces temps de barbarie, voici un article qui traite de la bêtise ainsi que des animaux extrait du site: Strass de la philosophie. Nous vous souhaitons une bonne lecture et un recueillement salvateur après cette horreur du 13 novembre.

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« Qu’ils sont bêtes ! », c’est le cri qu’on pousse pour injurier tous ceux qui violentent notre capacité d’entendement et de tolérance, qu’il s’agisse du déferlement haineux d’un fondamentalisme, ou même de la vulgarité d’une émission de télé-réalité. Et cette angoisse est de plus en plus répandue : nous n’aurions jamais été autant cernés par des puissances bêtes et malfaisantes, des poussées identitaires d’une autre époque, le règne des marchés financiers et la suffisance de leurs représentants. Nous serions une multitude à partager cet état d’hébétude, presque de l’ordre d’un trauma, en nous sentant paradoxalement toujours plus seuls et démunis.

Qui pousserait ce cri ? Les membres éparpillés d’un peuple moins bête que la « masse » régnante ? Démuni justement parce qu’il ne serait pas assez bête pour se laisser aller à la brutalité ambiante dont il témoigne ou qu’il subit ?

Et s’il arrivait que la bêtise devienne également l’autre nom d’une résistance ? Par exemple, celle de sujets fragilisés par un monde qu’ils ne reconnaissent plus et qui réagissent en se durcissant ? Ne s’accrocheraient-ils pas farouchement à des formes figées (de pensée, d’identité, d’appartenance politique) pour résister à tous les flux qui les traversent, les agressent et les violentent, générant des craintes diffuses qui font le jeu des extrêmes ?

Revient la question de savoir ce qui rassemble encore, quels seraient les codes « familiers » qui permettent de vivre ensemble. Les valeurs républicaines ? La religion ? Ou la multitude d’énoncés qui circulent, se collent les uns aux autres en brouillant les frontières, faisant sauter les clivages entre gauche et droite, ce qui affaiblirait peut-être les distinctions entre les plaintes des uns et des autres ? N’est-ce pas contre des risques de décomposition subjective que la bêtise revendique, que la norme réagit en se durcissant ?

À l’opposé, la bêtise sert également à qualifier les déviants, ceux qui ne se conforment pas  à la norme, comme dans cette interprétation de la métamorphose de Kakfa par Lo Du Xu et Émile Noiraud dans leur article Des cloportes et des hommes : « La société moderne avait fait de toi un sujet intégré, reconnu, civilisé et tu t’es obstiné, en te conduisant en véritable brute humaine, à travailler à ta propre déchéance ! Tu es trop con, et la carapace qui, désormais, entrave chacun de tes gestes et t’afflige de cette démarche grotesque n’est, après tout, que le miroir de ton ineptie. »

La bêtise serait cette fois en lien avec la déchéance, ramenant l’homme du côté du cafard, de l’animalité.

Nous verrions alors deux types de bêtises qui s’affronteraient, codes durcis qui restreignent les libertés contre poussée de liberté indéterminée qui déforme les catégories existantes, désir encore informe et incapable de s’exprimer dans des coordonnées prédéfinies. Comme l’analyse Zafer Aracagök dans son article Cutupidité : devenir-radicalement-stupide, pendant les manifestations en Turquie en 2013, « des milliers d’êtres humains se sont rassemblés dans le parc, et dans la place Taksim, […] contre la “politique” de l’effacement menée par l’AKP et ses prédécesseurs qui n’a produit que les clichés de l’individuation sous la loi de l’islamo-capitalisation. […] ce qui est arrivé au Parti Imaginaire de Gezi Park a été l’abandon de la distinction forme/informe comme une source de résonance […]. Les structures de la répression, compte tenu de leur stupidité de formes, n’ont rien pu faire face à l’absence de la dichotomie forme/informe, sauf envoyer des gaz lacrymogènes et des canons à eau. Ils avaient peur, ils étaient terrifiés parce qu’ils étaient profondément stupéfaits face à la stupidité radicale des manifestants pacifiques qui rejetaient la forme, même l’informe, se dividuant continuellement. C’est pourquoi ce qui s’est passé à Gezi Park a été une invitation à une dividuation humanimale et infinie, à la possibilité d’un passage de la stupidité per se à un devenir-radicalement-stupide. »

Le devenir animal relèverait de cette « humanité déchue » qui ne se reconnaîtrait plus dans la pensée bien tenue de la recognition, ouvrant sur une résistance politique non plus contre la bêtise, mais à partir d’un genre de bêtise, capable de dissoudre les formes.

Au moins, le héros paranoïaque du bref récit de Marco Candore, Comme les bêtes, semble y trouver son compte dans une angoisse joyeuse.

En reprenant Deleuze, Bruno Heuzé décrit le rapport paradoxal où la bêtise (non pas l’erreur) constitue la plus grande impuissance de la pensée, mais aussi la source de son plus haut pouvoir dans ce qui la force à penser : « La bêtise ne cesse d’être à l’œuvre au fond de la pensée, où se croisent cependant devenir-animal et réalité machinique, prolifération buissonnante du bestiaire, chimères et lignées surhumaines, frontières, lisières et lignes de fuite » (Du Bestiaire au surhumain).

La schizophrénie capitaliste décrite par Deleuze et Guattari dans L’Anti-Œdipe, ajoutée à la déconstruction qui nous arrive, nous ont peut-être fait atteindre un point de bascule qui inquiète, ouvrant le règne d’une bêtise surhumaine. Un grondement encore mal identifié (ou inidentifiable), un fond monstrueux vient peut-être mettre en question certaines frontières, notamment entre l’homme et l’animal, frontières qui appartiennent à un discours de souveraineté d’autant plus résistant qu’il fuit par tous les bords.

Nous pouvons aussi nous reporter aux analyses de Félix Guattari dans La Révolution moléculaire recensée par Manola Antonioli dans sa réédition de 2012 (préfacée par Stéphane Nadaud) : « Guattari y esquisse deux scénarios possibles pour un proche avenir : la consolidation et la stabilisation de ce qu’il appelle le “Capitalisme mondial intégré” d’une part et, d’autre part, une perte de contrôle progressive de la situation par les pouvoirs en place (ces tendances opposées pouvant d’ailleurs coexister de façon temporaire ou durable). La première hypothèse […] aboutirait […] au développement incessant de nouvelles catégories de “non garantis” (immigrés surexploités ou sans papiers, travailleurs précaires, chômeurs, etc.) et à l’apparition de zones de plus en plus vastes de sous-développement au sein de celles qui furent autrefois des grandes puissances, phénomènes qui iront de pair avec des revendications régionalistes, nationalistes, droitières de plus en plus radicalisées […] La seconde hypothèse prend en compte l’incapacité absolue du Capitalisme mondial d’apporter des solutions aux problèmes fondamentaux de la planète (dont la crise écologique et la nécessité de réorienter globalement les modalités et les finalités de la consommation-production) ; de la désillusion et de la colère contre cette “gestion” des intérêts de la planète […] naîtront (sont en train de naître…) des micro-révolutions susceptibles d’aboutir un jour à une vraie révolution, vouées à remettre en question les finalités du travail, des loisirs et de la culture, les rapports à l’environnement, entre les sexes et les générations, qui ne seront pas centrées sur une quelconque “avant-garde”, mais toujours polycentrées. »

Dans ce numéro, nous avons souhaité interroger la dimension contemporaine de la bêtise, à la croisée des textes de Deleuze et Guattari d’une part, et, d’autre part, de la réflexion autour de la souveraineté, de l’animalité et des figures animales du pouvoir développées par Jacques Derrida dans les textes, parus de façon posthume, réunis dans L’Animal que donc je suis et dans les deux tomes où ont été publiés les séminaires qu’il a consacrés à La Bête et le souverain. Derrida y interroge des auteurs de référence classiques et contemporains comme Lacan, Foucault, Agamben, notamment sur l’opposition entre l’homme et l’animal, et reprend la question de la bêtise chez Deleuze-Guattari tout en la poursuivant : « Ce que les textes que nous avons lus appellent, c’est au moins une plus grande vigilance à l’endroit de notre irrépressible désir du seuil, d’un seuil qui soit un seuil, un seul et solide seuil. Peut-être qu’il n’y en a jamais, du seuil, un tel seuil. C’est peut-être pourquoi nous y restons et risquons d’y demeurer à jamais, sur le seuil. L’abîme, ce n’est pas le fond […] ni la profondeur sans fond […] de quelque fond dérobé. L’abîme, s’il y en a, c’est qu’il y ait plus d’un sol, plus d’un solide, et plus d’un seul seuil. »

Comment déconstruire notre rapport à l’animal ? Manola Antonioli dans son article Animots, reprend les analyses de Derrida et rappelle que « la violence faite à l’animal commence au nom du langage et par le langage. […] Derrida forge ainsi un mot “chimérique” (l’animot) pour s’insurger contre l’animal utilisé comme “singulier général”. […] Remettre en cause ce partage signifie d’emblée remettre en cause la définition de l’animalité et de l’humain, et les rapports qui les lient, étendre le domaine de l’humain en direction du non humain, mouvement qui chez Derrida (tout comme Deleuze et Guattari) accompagne un désir de redéfinition des rapports de l’humain avec d’autres déclinaisons du non humain (les artefacts, les produits de la technique). »

Et la pensée de Derrida, pour suivre la perspective de Patrick Llored qui met en évidence le lien entre bêtise et souveraineté, tout en dénonçant le sacrifice logocentrique sur lequel reposent nos productions de subjectivités, ouvrirait la voie à une autre démocratie qui ferait une place à la bêtise des bêtes : « Ces institutions humanistes sont nées de leur incapacité fondatrice à penser la bêtise animale comme forme ultime et suprême de toute subjectivité. C’est pourquoi elles sont sacrificielles et le partage de souveraineté entre vivants humains et vivants animaux que Derrida nous permet de penser devrait pouvoir passer par des transferts de souveraineté qui ne peuvent être que des transferts de bêtise comme reconnaissance du phantasme de propriété de tout vivant chez tout vivant » (Du droit des bêtes à la bêtise).

Nous avons souhaité éclaircir les stratégies employées par Deleuze-Guattari et Derrida en interrogeant le philosophe Jean-Clet Martin (Deleuze et Derrida, ce n’est pas le même mouvement…) : « […] dans une sémiotique asignifiante comme celle de Deleuze ou dans les signes “animots” de Derrida, il y a bien sûr de quoi concevoir une éthique, une éthologie où  est en jeu l’idée d’une humanité qui ne se limite pas au “fait” humain, à l’anthropologie structurale capable d’en relever les signifiants universels. Tout se projette en direction d’une hybridation où se croisent en “droit” l’animal autant que la machine selon une technique dont Deleuze comme Derrida ont eu le souci. De ce côté-là, ça n’a pas de sens de séparer théorie et pratique, de les répartir en un couple d’oppositions nettement tranchées. »

L’article d’Elias Jabre, Le collectif commence seul, c’est-à-dire à plusieurs, tente de développer le geste de Derrida qui interroge Deleuze-Guattari, lorsque les deux philosophes s’en prennent aux bêtises que disent les psychanalystes qui rabattent les sujets sur Œdipe en ratant les devenir-animaux de l’homme. À travers sa critique, Derrida viserait certaines stratégies qui s’attaqueraient à l’ensemble d’un champ qu’il estime perfectible. Par sa politique de l’auto-immunité, il préfère partir d’une situation existante qu’il s’agirait d’endurer dans le cadre formel tel qu’il est institué (encore une fois, s’il semble perfectible, ce qui exclut Al-Qaïda et le régime nazi, par exemple), le temps de le faire dévier et de transformer les rapports de force jusqu’à les faire basculer dans un nouveau jeu. Il tient en même temps deux positions : d’une part, il tente d’assouplir un cadre qui prépare un possible changement de coordonnées ; de l’autre et dans le même mouvement, il se prononce au profit d’un nouveau pacte à venir (par exemple, en se prononçant pour le mariage homosexuel tout en défendant un autre pacte civil).

Il ne s’agit pas d’une résistance molle qui, en négociant avec le cadre existant, tiendrait de l’impuissance politique ou d’un mouvement qui ne mettrait pas en question les catégories sur lesquelles il repose, se contentant de protester dans une logique confortable.

Dans son article Assises citoyennes, Christophe Scudéry analyse la façon dont le Collectif des 39 a organisé aux assises citoyennes pour la psychiatrie et dans le médico-social  l’hétérogénéité des discours pour laisser circuler la parole entre « le psychiatre, le psychanalyste, le psychologue, l’interne, l’infirmier, le professeur, le politique mais aussi la mère de malade, “l’usager”, le malade pour ne pas dire le fou, etc. ». Mais de cette façon, chaque discours a été « assigné à résidence d’un représentant patenté ». Malgré les différentes tentatives d’assurer un contre-pouvoir, l’auteur explique que le dispositif reste problématique : « Parmi ceux qui avaient la parole se distinguait, par ailleurs, celui qui, du haut de son magister, tenait un propos souverain articulant un vouloir-dire déterminé avec des effets poursuivis, de ceux qui, rangés en rang d’oignon, alimentaient le débat d’une table ronde à coup d’énoncés spontanés, réagissant sous la forme d’une critique, d’un témoignage, d’une association libre, d’un développement, d’une opposition, etc. Comme s’il revenait à ces derniers d’exprimer la parole ôtée au public. N’y-a-t-il pas là la plus éclatante des mises en scène du Maître et de ses affidés ? N’y aurait-il pas quelques paradoxes à ce que des “assises citoyennes” qui se veulent espace d’épreuve d’une démocratie en train de se faire au moment même où elle s’exerce, ne soient au final que la répétition insidieuse d’une structure aristo-monarchique d’essence théologique ? »

Christiane Vollaire nous rappelle qu’une psychiatrie coloniale sévissait encore en Algérie après la deuxième guerre mondiale, et que Frantz Fanon, psychiatre formé à la psychothérapie institutionnelle et dont la vision politique dépassait le cadre de sa pratique, contribua à la démanteler en attaquant violemment ses présupposés racistes (Jungle, basse-cour, labo zoologique) : « Au cœur de ce dispositif, la médecine coloniale, comme outil “scientifique” de représentation du colonisé en animal de laboratoire. Fanon montre que tout le montage en repose sur une tautologie, première faute logique : l’indigène est bête parce qu’il est bête, animal sauvage dont le mieux qu’on puisse en faire est de le transformer en objet d’observation ou, mieux, d’expérimentation. Fanon, psychiatre cultivé d’origine antillaise épousant la cause du FLN, ne va pas simplement dénoncer la barbarie physique infligée aux colonisés par ceux-là même qui les traitent de barbares, mais la profonde bêtise de ces Bouvard et Pécuchet de la médecine positiviste que sont les médecins-chercheurs coloniaux. […] S’occuper d’un débat d’experts psychiatres et de neurologues en pleine guerre d’Algérie, est-ce bien nécessaire ? Fanon montre que c’est précisément là, au sens propre, le nerf de la guerre.  »

Dans l’esprit du combat de Fanon, en conjuguant d’autres approches à partir de Deleuze-Guattari et Derrida par exemple, on pourrait imaginer l’articulation d’autres discours dans les mouvements de la psychiatrie actuelle, qui rompraient avec les hiérarchies corporatistes, mettraient en question les partages entre folie et raison, multiplieraient les pratiques alternatives. Philippe Roy décrit dans Trouer la membrane, Penser et vivre la politique par des gestes, ouvrage recensé par Christiane Vollaire, le processus d’ « une percée au sens stratégique du terme qui fait pénétrer une bouffée d’air dans le confinement social. […] La communauté politique est la membrane que peut activer le geste de résistance, dans cette interaction des corps les uns sur les autres […]. Et cette interaction des corps dans la communauté sociale, avec ses effets politiques en chaîne, produit moins un cycle que ce que Philippe Roy appelle une boucle. […] C’est la boucle insécable que constitue le cycle du désir et de la possession. Mais devenir actif n’est pas s’impliquer dans ce bouclage du désir et de l’acte. C’est bien plutôt “devenir cause adéquate d’un geste”. […] un geste tel que celui par lequel a pu se constituer ”la psychothérapie institutionnelle, comme trou dans la membrane de l’institution psychiatrique”. »

Annie Vacelet, quant à elle, dans son texte Qu’importe le langage ?, évoque l’hôpital psychiatrique comme un lieu qui « accueille aussi des groupes d’artistes débutants qu’il héberge dans des pavillons désaffectés qui puent. Il laisse se développer ici ou là des pratiques non-quantifiables. (La Sécurité sociale ne parle que d’acte “médical” parce qu’elle a réussi à le quantifier mais elle est incapable de dire quoique ce soit du geste, de l’accompagnement, de l’intersubjectivité.) […] L’hôpital a besoin de ces danseurs de l’existence, de leurs lumières, de leur rêveries, de leur capacité à passer de la médecine à la poésie, de l’audace qui les conduit à enjamber le gouffre de la création en clamant : “La folie nous concerne, la folie est partout, la folie est en nous. Il n’y a aucune raison de la faire porter entièrement par les malades”. »

Peut-être le psychanalyste cherche-t-il lui aussi à construire d’autres passerelles, notamment avec les patients dits psychotiques, des façons de toucher des êtres reclus dans des mondes peu accessibles, de trouver la transverse qui permettra de modifier leur position subjective, de changer les rôles et d’ouvrir l’espace d’un nouveau jeu, comme l’écrit Jean-Claude Polack dans son article Du pense bête au corps-à-corps qui excède largement la simple vignette clinique.

Quant à la psychanalyse, elle pourrait être ou devenir une des meilleures façons de lutter contre les excès de la souveraineté, micro-politique qui bénéficierait au sujet et à son entourage. René Major, dans La bêtise est sans nom, reprend l’ensemble de l’argumentation sur la bêtise que tient Derrida dans le séminaire sur La Bête et le souverain, présentant une pratique qui consisterait dans « la possibilité de dire, en cours d’analyse, toutes les bêtises que l’on veut ou que l’on peut […] Cette liberté a pour but de réduire la “liberté indéterminée” […] afin que le sujet soit moins assujetti et moins assujettissant. – Il devrait donc, par la suite, dire moins de bêtises et en faire d’autant moins. Mais cette expérience ne peut avoir lieu que dans certaines conditions, celles où le tenant lieu d’analyste se sera abstenu de tout jugement en n’étant, tout bêtement si je puis dire, que le révélateur du savoir inconscient du sujet. »

La psychanalyse ne nous permettrait-elle pas également de mieux comprendre le sens d’une politique de l’auto-immunité par la manière dont elle rencontre la résistance ? Tout discours contestataire (et logocentrique) qui s’opposerait simplement aux discours qui tiennent la place ne générerait-il pas un surcroît de bêtise (de part et d’autre) ?

Cette politique de l’auto-immunité est illustrée dans l’article Autonomie, auto-immunité et stretch-limousine de Michael Naas qui s’appuie sur la fiction de De Lillo, Cosmopolis, où le sujet principal du roman est un milliardaire en limousine, un souverain dans son automobile, celle-ci renvoyant à toutes les figures classiques de l’autos et de la souveraineté. Dans cette fable de la déconstruction, on se rend compte que les puissants peuvent eux-aussi s’effondrer en une seule journée. Elle annonce peut-être l’effondrement de tout un monde, non plus à cause d’un ennemi qui serait plus fort que lui, mais par la démolition de ses propres défenses immunitaires. En effet, le héros tout puissant et insomniaque semble en quête d’un évènement qui le sortirait de son royaume numérique saturé de calcul : « Car l’auto, l’automobile, est ce qui nous protège, nous donne un sentiment d’identité et de plénitude, d’autonomie et d’indépendance, mais aussi ce qui nous empêche de faire l’expérience des événements – et l’événement c’est, à mon avis, cette chose qui interrompt la répétition du même, et que recherche en définitive Eric Packer. » Dans ce voyage d’une seule journée, on observe l’auto-immunité au travail, le sentiment d’appropriation et de maitrise du héros ayant atteint un degré tel, que le corps doit retourner ses défenses contre lui-même, s’exposer afin de sortir de sa pétrification, la bêtise n’étant peut-être que le devenir-chose du vivant.

D’une autre manière, Marc Perrin nous fait voyager dans la tête de son héros spinoziste Ernesto (Spinoza in China – 3 journées dans la vie d’Ernesto) à qui il arrive de « […] comprendre comment nous sommes nous-mêmes les producteurs de l’enfermement dont nous affirmons subir l’oppression, et, comprendre, oui, comprendre : qu’une libération durable ne passe pas par une action qui nous permettrait de sortir de, mais : passe par une décision très simple : cesser la production de l’enfermement. Alors évidemment, cesser une production ça fait toujours un petit peu mal. Et pourquoi ça fait toujours un petit peu mal ? Ça fait toujours un petit peu mal, parce que produire, ça fait toujours un petit peu jouir. Même si c’est une toute petite jouissance qui est produite, c’est une jouissance qui est produite. Et cesser de jouir. Oui. Cesser de jouir même d’une toute petite jouissance ça fait toujours un petit peu mal. »

Contre le devenir chose, comme nous le montre Flore Garcin-Marrou (Pas si bête la marionnette !), le théâtre nous apprend plutôt à jouer des répétitions qui nous agissent, s’écartant de la bêtise de croire à notre liberté souveraine : « Schönbein apparaît en sirène, femme-poisson où l’humain, la bête, la marionnette inter-agissent sans qu’aucun ne conserve bien longtemps le pouvoir. À la limite de l’humain, Schönbein se fait aussi mécaniques, lignes, matériaux, créature mécanomorphe : il ne s’agit plus d’un pouvoir souverain exerçant une domination sur un objet, mais d’un effet-retour constant entre la marionnette et son corps. »

Le devenir chose du vivant aurait ainsi partie liée avec la problématique de la souveraineté qui entraîne également la pétrification des êtres qui passent sous son joug, sorte de « modèle autopsique » mettant en jeu la curiosité d’après Derrida, et qui mêlerait voir, savoir, pouvoir, et structure théorico-théâtrale : « l’inspection objectivante d’un savoir qui précisément inspecte, voit, regarde l’aspect zôon dont la vie et la force ont été neutralisés. »

Nous avons choisi pour ce numéro une image de l’artiste Lydie Jean-Dit-Pannel, portant dans ses bras un loup empaillé, symbole pétrifié de la bête souveraine. Figé tout en étant paradoxalement dans une posture de puissance, l’animal semble marcher tête haute, tout en étant porté par une humaine (quant à elle, bien vivante), qui marche pour de bon et tête haute également, l’arrogance pointant jusque dans le reflet de ses lunettes de soleil. Et cette espèce de double posture, comme deux puissances qui s’étagent, un mort sur une vivante, donne cet effet grotesque où la souveraineté parait aussi bête que comique.

Maude Felbabel, jeune artiste plasticienne, a nourri une fascination pour les animaux qui oriente depuis quelques années son travail par des Rencontres avec un taxidermiste, dont l’activité quotidienne interroge ces mêmes représentations entre le mort et le vivant.

Ces rapports avec les animaux nous rappellent que nous les avons mis sous notre tutelle, et que notre mode de vie technique les menace de façon permanente. Heureusement, quelques voix se sont levées dès l’Antiquité contre le sacrifice rituel et l’alimentation carnée pour « la coexistence illimitée, surmontant l’amour préférentiel et l’empathie ciblée, en vue de s’initier à une forme surhumaine de solidarité inter-animale. […] seul le droit, et non plus seulement les sentiments d’empathie, peut garantir une forme de protection aux êtres vivants pris dans le processus de marchandisation », voix dont le philosophe allemand Peter Sloterdijk se fait l’écho dans l’article qui ouvre le numéro (Des voix en faveur des animaux), traduit de l’allemand par le philosophe spécialiste de l’écologie et de la question animale Stéphane Hicham Afeissa.

Ce nœud complexe de concepts philosophiques et de propositions politiques originé par la réflexion autour des bêtes et de la bêtise, s’est compliqué ultérieurement dans le cours de l’élaboration du numéro, d’une part, par une réflexion sur l’esthétique, et, d’autre part, par l’irruption de multiples animaux, de « bêtes » dont la réalité déborde de tous côtés les concepts, « bêtes » présentes de plus en plus dans l’art, dans le design, dans les recherches de terrain. Dans son article sur Les Ambassadeurs, qui commente le travail artistique de Lydie Jean-Dit-Pannel, et l’inscrit dans le bestiaire fabuleux des édifices de la ville de Dijon, l’historienne et critique Martine Le Gac fait ainsi défiler devant les yeux des lecteurs une chouette, une chauve-souris, des loups et des perroquets, des animaux domestiques, sauvages et fantastiques, des animaux culturels et des animaux ambassadeurs, que l’art n’a jamais cessé d’interroger, de représenter et d’utiliser pour nourrir l’imaginaire collectif à travers les siècles, même quand le discours philosophique s’efforçait (de façon sacrificielle, comme nous l’a si bien montré Derrida) de les exclure pour laisser la place à l’humain et aux puissances prétendument exclusives du logos.

Dans Toujours la vie invente…, Manola Antonioli évoque la question du biomimétisme. Si les  designers, les architectes et les artistes se sont toujours tournés vers la nature pour imiter la beauté de ses formes et s’en inspirer, le biomimétisme cherche aujourd’hui à observer la nature pour inventer des solutions écologiques aux problèmes qui se posent dans les domaines les plus divers (l’agriculture, l’informatique, la science des matériaux, l’industrie) et pour développer des nouvelles interactions entre l’homme et ses environnements, animaux, végétaux et techniques.

Toujours dans le domaine du design, Marie-Haude Caraës et Claire Lemarchand présentent leur travail autour des animaux qui a donné lieu à l’exposition « Les Androïdes rêvent-ils de cochons électriques ? » dans le cadre de l’édition 2013 de la Biennale internationale de design de Saint-Etienne 2 : animaux qui vivent sur les terres contaminées dans la zone interdite autour de Fukushima, production d’animaux mécaniques et inquiétants, propositions d’interventions numériques susceptibles d’adoucir les conditions cruelles de l’élevage industriel, autant de pistes pour imaginer de nouvelles relations entre l’homme et le vivant (Porcs en parcs). Virginie Mézan-Muxart et Gaëlle Caublot nous présentent la figure méconnue du Médiateur Faune sauvage, qui sert de « passeur » entre les humains et des animaux (« intrus-artistes ») qui demandent à partager les maisons et les territoires, suscitant des craintes ou des rejets ou, à l’inverse, en poussant les habitants à aménager leur espace pour accueillir ces nouveaux hôtes.

Jean-Philippe Cazier en faisant la recension de l’ouvrage Le parti-pris des animaux raconte la démarche de l’auteur Jean-Christophe Bailly : « Il s’agit d’ouvrir des perspectives à l’intérieur du monde et de la pensée qui incluent les animaux comme des intercesseurs pour un monde tel que nous ne le voyons pas et une pensée telle que nous ne l’éprouvons pas. Bailly regarde les animaux au plus près de l’expérience : le silence des animaux, leur sommeil, leur vol, la respiration des animaux, leur façon de suivre une piste, de se dissimuler, de construire un territoire. Par cette approche empirique, il s’agit de “suivre leurs lignes et d’élargir par là même notre propre appréhension et nos propres modalités d’approche”, c’est-à-dire de trouver avec les animaux les conditions d’une pensée autre, d’une autre façon d’être au monde, avec le monde. »

Tous ces parcours entre les bêtes et la bêtise, la philosophie et la politique, l’homme et les animaux, nous embarquent (comme l’écrivent Marie-Haude Caraës et Claire Lemarchand dans leur article) « dans une mise en cause profonde de ce qui fait les contours et la substance du contemporain. Une révolution copernicienne de la pensée qui vous oblige simultanément à regarder derrière vous et à vous projeter, inquiets, vers le monde qui se profile. »

Manola Antonioli et Elias Jabre

La disparition de l’écriture manuscrite ou la folie de l’ordinateur portable

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L’écriture date de plusieurs milliers d’années et remonte aux temps les plus lointains de l’histoire de l’humanité. Elle fut un facteur fondamental dans l’évolution des sociétés. Sans l’écriture, l’homme n’aurait pas pu évoluer comme il l’a fait jusqu’à aujourd’hui.
Outil de conservation des connaissances, l’écriture permet la transmission des savoirs au fil des générations successives. Apprendre à écrire, surtout dans notre société actuelle, est aussi important que de savoir parler notre langue maternelle, et accessoirement de connaître des langues étrangères. Or, depuis l’avènement de l’informatique, l’écriture manuscrite a pris une moindre importance au profit de l’écriture sur clavier, que cela soit sur un ordinateur portable ou fixe ou sur un smartphone.
Lorsque de nos jours vous assistez à un cours en amphithéâtre, vous constatez que plus de la moitié des étudiants prennent des notes à l’aide d’un ordinateur portable, et que de plus l’enseignant n’écrit pas sur un tableau mais présente des diaporamas très souvent réalisés avec Powerpoint.
Cette constatation nous amène à nous poser de nombreuses questions quant au devenir de l’écriture manuscrite. Apprise à l’école primaire, l’écriture manuscrite fait partie des apprentissages fondamentaux que tout écolier doit connaître. Et pourtant certains responsables de l’Éducation Nationale parlent d’introduire les tablettes et les ordinateurs à l’école primaire. Que deviendrait cette école si dès le plus jeune âge on apprend aux enfants à écrire à l’aide d’un ordinateur plutôt que de leur faire prendre des notes en écrivant sur des cahiers ?
On voit ici très rapidement apparaître les paradoxes que fait naître l’informatique et son utilisation abusive. Un enfant qui apprendrait à écrire sur un ordinateur ne serait plus capable d’écrire une simple phrase sur un bout de papier.
La situation peut sembler caricaturale et pourtant la plupart des étudiants actuels prennent des notes dans les cours en se servant d’un ordinateur portable, avec toutes les contraintes que cela comporte. La numérisation de la société a abouti à des excès dont on ne prend pas réellement conscience. Le courrier postal est en chute libre au profit de la communication par courrier électronique. Presque plus personne ne tient une correspondance par la voie du courrier postal. Nous en sommes arrivés à une aberration qui ne semble pas fléchir. Si cela continue, la fabrication d’ordinateurs portables va devenir la plus grande industrie parmi tous les secteurs de la production, et nous serons tous condamnés à utiliser ces ordinateurs pour la moindre tâche quotidienne.
En anticipant un peu les choses, un individu sans ordinateur reviendrait à l’âge préhistorique où n’existait pas l’écriture.
Nous nous dirigeons sans y prendre garde vers un point de catastrophe où toute la société informatisée va s’écrouler comme un château de sable sous l’effet d’une vague violente. Notre dépendance à l’égard de l’informatique va devenir telle, que la moindre panne d’électricité sera quasiment mortelle pour une très grande partie de la population.
Mais il n’y a pas qu’une panne d’électricité qui peut avoir de fâcheuses conséquences pour les individus. Il va se produire un autre paradoxe qui est que posséder un ordinateur sera plus important que de se nourrir. Déjà, on ne peut plus trouver un emploi sans utiliser un ordinateur. C’est dire jusqu’à quel point de dépendance nous en sommes arrivés. Ainsi une personne sans ordinateur est systématiquement exclue du marché du travail. L’informatique, de ce fait, fabrique de l’exclusion plus qu’elle ne libère les hommes.
Par ailleurs, dans un avenir proche, savoir écrire sur une feuille de papier ne sera plus d’aucune utilité si l’on ne possède pas un ordinateur. En cela, comme l’écrivait Edgar Morin, « nous avançons comme des somnambules vers la catastrophe. »

© Serge Muscat – novembre 2015.

Publié dans la revue Infusion, novembre 2015 et la revue Chemin faisant, novembre 2015.

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La baguette magique du « tout-connecté ». Conférence de 30 minutes sur les illusions et les potentialités du big data.

La saleté

Les maniaques voient de la saleté partout. Est-ce une réalité ? Est-ce une illusion ? La poussière est ce qu’il y a de plus répandu sur la planète. Tout n’est en fait que poussières. Et il est bien difficile de dire s’il y en a de trop sur une quelconque surface.
Le nettoyage est l’art de ceux qui n’ont rien à faire dans la vie. Enlever la poussière occupe pleinement leur temps libre et donne une sorte de sens à leur vie. Faire le ménage peut devenir une activité passionnante pour qui est habité par le rien. Un coup d’éponge par-ci, un peu de javel sur le lavabo et le monde devient beau…
Le ménage est caractéristique de la société occidentale dans laquelle tout doit briller. C’est ce scintillement qui donne à la vie une signification possible. Les paillettes ont encore beaucoup d’avenir dans notre monde d’écrans. Les reflets d’une vérité factice transitent sur les réseaux de la planète et imbibent les cerveaux mous qui attendent une perpétuelle nouveauté. « Il faut que ça brille ! » Tel est le leitmotiv de notre univers propre et pelliculé.
La saleté n’a pas sa place dans une société dans laquelle tout est aseptisé et où le bonheur est vendu sous cellophane. Le progrès fait partout régner la couleur blanche, et le monde ressemblera bientôt à une salle d’hôpital qui finira par tous nous accueillir…

Le selfie comme réaction au vide contemporain

(English)

Depuis l’avènement de la photographie numérique, rien n’est plus simple que de faire des images. Avec un simple téléphone portable s’ouvre l’univers de la prise de vue. Et dans ce foisonnement photographique est apparu le « selfie ».
Le selfie (ou autoportrait réalisé à partir d’un appareil photo) est le symptôme d’une époque où tout le monde devient star (en écho aux émissions de télévision où l’anonyme devient une star amateur) et où règne un vide caractéristique de ce début de XXIe siècle. Déjà Gilles Lipovetsky en parlait dans les années 80 avec son ouvrage L’Ère du vide où il remarquait que la société post-moderne est caractérisée « par un désinvestissement de la sphère publique » et par un hédonisme dont Michel Onfray se fait le porte-parole.
Dans cet amour de soi inconsidéré a fleuri sur les réseaux sociaux le selfie que presque tout le monde pratique, jusqu’aux plus hautes sphères de la société. Le selfie comme néo-individualisme représentant une perte presque totale du sens du social, dans une concurrence entre les individus toujours plus exacerbée. S’afficher sur Facebook à l’aide d’un selfie est devenu une activité à laquelle participent des millions de personnes. Si Freud était de notre époque, il regarderait avec perplexité cette masse d’individus qui se comportent comme des Narcisse à la puissance X.
Le selfie est l’image renvoyée par un miroir techno-scientifique révélant une hypertrophie du Moi. Se profile alors un monde où les individus deviennent irresponsables et où tout acte devient un jeu. Le selfie s’incorpore parfaitement dans la suite interminable des « jeux concours » où les heureux gagnants obtiennent très souvent un séjour dans un lieu isolé, comme par exemple une île, symbole d’un narcissisme antisocial.
D’autre part la pratique intensive du selfie serait pour leurs auteurs une manière de se rassurer face à l’éclatement des liens sociaux dans notre société de compétition. De plus, des chercheurs ont mis en évidence la relation entre la sexualité et la production d’images de soi. Plus la sexualité d’un individu serait faible, et plus il mettrait des « égoportraits » sur les réseaux sociaux. Le selfie est donc le révélateur d’une crise contemporaine entre les sexes, où l’on passe plus de temps à mettre des photos en ligne qu’à s’adonner à des jeux érotiques.
Combien de temps durera cette « mode » sur les réseaux sociaux ? Il est impossible de le dire avec précision. Nous pensons cependant que le selfie est encore promis à un bel avenir ■

© Serge Muscat – Juillet 2015.

Contre-plongée sur « L’âge d’homme », de Michel Leiris.

Avec l’âge d’homme, nous sommes confrontés à une sorte d’écriture morale architecturée sur les fondations de l’autoportrait, ce genre paraissant être le lieu de prédilection de Leiris. Autoportrait que l’on pourrait qualifier d’incisif par les traits réalistes que l’on y trouve. Mais peut-être devrais-je parler seulement « d’effets de réél » plutôt que de traits réalistes. Car en littérature, il ne peut y avoir que des effets de réel pour tenter d’approcher cette réalité dont nous parle Michel Leiris dans la préface de son ouvrage. (suite)

Du gramophone à l’ordinateur

(English version)

DU GRAMOPHONE A L’ORDINATEUR

Une odyssée de la mémoire

Par Serge Muscat

 

Durant des siècles, l’écriture, la peinture et la sculpture furent les seuls média pour conserver les traces du passé. Cette très longue période fut ce que l’on pourrait appeler « la période du silence ». Puis, au début du XXe siècle, les inventions de l’enregistrement sonore, photographique et cinématographique ont totalement modifié les comportements culturels de nos sociétés.

Pendant la première moitié du XXe siècle, les différentes technologies de conservation des informations ne relevant pas de l’écriture furent totalement différenciées et indépendantes. La photographie et le cinéma utilisaient du bromure d’argent, et les enregistrements sonores utilisaient des bandes magnétiques pilotées par un système électronique à lampe, puis à transistor analogique. Et aucune convergence n’existait entre ces diverses technologies. Puis à la fin du XXe siècle apparut l’invention de l’informatique. Grâce à cette technologie, tous les supports d’informations se retrouvèrent réunis en un seul. L’informatique est donc devenue un « hypermédia ».

Face à cette capacité de rassembler tous les média en un seul, un certain nombre de questions apparaissent à présent. La mémoire du passé étant dépendante des technologies électroniques et des logiciels qui les accompagnent, comment envisager le stockage et la diffusion de ces informations, alors que la plupart des technologies de l’informatique sont verrouillées par des brevets? L’importance capitale de pouvoir accéder à cette mémoire du passé sans dépendre des entreprises qui détiennent les brevets permettant de fabriquer les équipements aptes à décoder ces informations provoque de nombreux conflits.

Jamais autant qu’aujourd’hui ne s’est posé le problème de la conservation et de la restitution des informations stockées sur les ordinateurs. La plupart des logiciels produits étant des logiciels brevetés, toute indépendance à l’égard de l’information est par conséquent impossible. Nous sommes arrivés à un stade de la numérisation de l’information où nous ne reviendrons pas en arrière. Il est donc très important d’acquérir une indépendance pour la conservation de notre histoire.

Depuis l’invention du magnétophone et de la caméra, nous avons pu conserver des archives sonores et filmiques de notre société. Ces inventions ont considérablement élargi le champ historique autrefois cantonné aux documents écrits. Avec l’invention de ces technologies, la culture orale est devenue une sorte de culture « orale-écrite »ne subissant plus les déformations de la culture orale initiale de jadis, où l’on transmettait les récits de génération en génération de bouche à oreille.

Toute la richesse de ces archives passe désormais par le filtre de l’informatique pour être consultée. Le risque est donc par ailleurs important de voir se volatiliser des informations précieuses que le livre ne peut pas transmettre. La poésie sonore serait par exemple impossible à transcrire sur un document imprimé étant donné qu’elle fait souvent appel à des sonorités qui ne relèvent pas du langage conventionnel. La possibilité de conserver le discours oral dans sa forme première est un progrès considérable dont nous ne prenons pas assez conscience dans notre vie quotidienne. Si le magnétophone avait existé à l’époque de Socrate, probablement le comportement des individus aurait été différent, mais nous aurions également une approche totalement différente de la recherche philosophique.

Si il y a eu une préhistoire, puis avec le document écrit une histoire, avec l’enregistrement sonore et vidéo nous sommes entrés dans une nouvelle histoire qui nous permettra de bien mieux comprendre le sens de nos actions passées, de nos passions et de nos erreurs.

© Serge Muscat, janvier 2008.

Avoir les tuyaux plus gros que la tête

En ce début de XXIe siècle, lorsqu’il s’agit de théories de la communication, les journalistes font souvent un parallélisme avec la plomberie, en parlant de « tuyaux ». Ces fameux tuyaux grossissent de jour en jour en même temps que les flots d’informations publicitaires. Cependant ces tuyaux ressemblent plus à un tout-à-l’égout qu’à une canalisation d’eau potable. Il en émane des odeurs fétides sous le signe de la société du spectacle.

Dans ces tuyaux, qui au départ étaient faits pour la communication entre universitaires et chercheurs, s’est insidieusement infiltrée la télévision. D’autre part, avec Internet, la publicité entre par effraction dans notre messagerie jusqu’à envahir tous les ordinateurs de la planète. Elle fait mille fois mieux que les antiques services postaux. Nos rêves sont à présent peuplés de publicités qui hantent notre esprit comme d’interminables cauchemars. Les escrocs « spécialistes » du ramonage font pâle figure face aux centaines de mails déversés chaque semaine dans nos messageries en nous promettant le bonheur en échange d’un numéro de carte bleue. Si l’on devait consommer ne serait-ce qu’un dixième de tout ce qui nous est proposé, nous n’aurions pas assez de temps pour jouir de cette masse de produits. Comme une oie que l’on gave pour son foie, les publicistes voudraient nous gaver de pacotilles jusqu’à vomir pour enrichir des actionnaires masqués.

Société de l’information qui pousse l’homme au suicide tant l’électrochoc informationnel met son esprit en déroute. Planète entière connectée sur le néant de fictions inabouties. Les tuyaux ne semblent jamais assez gros pour faire circuler cette masse pâteuse et dense. Désormais, dans les appartements, on consacre un pan de mur entier pour la fixation d’un écran géant qui envahit la conscience avec ses décharges d’images à répétition. Beaucoup d’accidentés sur ces autoroutes de l’information. Dévastation de l’inconscient qui produit des individus qui ne sont plus maîtres d’eux-mêmes

Le passage de l’unicité à la reproductibilité

Depuis les débuts de la civilisation jusqu’au XXIe siècle, nous sommes passés de la fabrication d’objets uniques à la fabrication d’objets en série, cette dernière constituant la culture dite de masse. Dans ce passage du singulier au multiple, Walter Benjamin fut un fin observateur du bouleversement qui était en train de se produire à son époque. Comme il l’écrit, « avec la gravure sur bois, on réussit pour la première fois à reproduire le dessin, bien longtemps avant que l’imprimerie permit la reproduction de l’écriture.(suite)

La messagerie électronique et les transformations culturelles du rapport à l’écrit

La généralisation de la messagerie électronique dans toutes les activités de communication en remplacement du courrier postal utilisé depuis des siècles a amené divers auteurs à se demander si notre société n’allait pas devenir amnésique, du fait de la très grande perte d’informations générée par l’effacement des données. Si les documents audiovisuels ne peuvent être conservés sur un support papier, en revanche les documents écrits et iconographiques peuvent être conservés sur du papier. Face à cela, les partisans du tout électronique mettent en avant le caractère écologique de la messagerie électronique qui permet de ne plus couper d’arbres pour fabriquer du papier. (suite)

Les jeux vidéo et de simulation comme nouvelle culture de masse

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Il y a encore cinquante ans, les jeux vidéo n’existaient pas. Depuis leur apparition, ils ont pris une importance sans cesse croissante dans notre vie quotidienne, touchant un public de plus en plus vaste, jusqu’aux personnes d’un âge avancé.
Aujourd’hui, au cours d’une vie, un individu peut passer des milliers d’heures à jouer à des jeux vidéo. Aussi est-il important de considérer ce phénomène avec beaucoup d’attention afin de comprendre les répercussions que peut avoir cette activité sur la population.
Dans le jeu vidéo, le rapport du joueur avec l’ordinateur est totalement différent de ce qu’il est avec les jeux traditionnels où l’on joue exclusivement contre des individus sans la médiation d’un ordinateur.
Si, comme dans l’aérospatial, les retombées de la recherche sur les jeux vidéo profitent à des applications plus « sérieuses », on peut néanmoins se demander si une génération d’individus élevés dans l’univers des jeux vidéo produit des têtes bien faites. Des adolescents habitués à réagir à des algorithmes, et non à la complexité du réel que l’on éprouve dans une vraie expérimentation, ne risquent-ils pas d’être ensuite désorientés en étant face aux situations non répétitives de la vie quotidienne ? Les jeux vidéo ne finissent-ils pas par induire des comportements stéréotypés mal adaptés à la réalité sans cesse changeante ?
Un certain nombre de scientifiques déplorent le fait que l’on remplace dans les cursus de sciences les expériences de laboratoire par des logiciels de simulation. Car la simulation ne reproduit en rien le réel. La simulation ne fait que montrer ce que nous savons du réel à un moment déterminé de l’état des découvertes scientifiques à l’aide d’une modélisation. La simulation ne laisse pas de place à l’imprévu que constitue le réel. D’autre part, le processus d’addiction aux jeux vidéo provoque chez les jeunes sujets un désintérêt à l’égard du monde qui les entoure. Le virtuel prend la place du réel. Car le virtuel est en quelque sorte rassurant, en ce sens qu’il est cyclique et ne produit pas de situations imprévues générant de l’angoisse.
Même si certaines études américaines tentent de prouver que les jeux vidéo développent les réflexes visuels, ils ne développent toutefois rien de plus que ne le fait une interaction directe avec d’autres individus dans une situation de communication ou lors d’interactions avec divers objets.
Avec un jeu comme Second Life, une révolution vient de s’accomplir. Après la quête de toujours plus de réalisme, au niveau aussi bien graphique que sonore, Second Life nous fait entrer dans un réalisme inédit : celui de la vie de tous les jours. En effet, on y trouve toutes les activités de la vie quotidienne : travailler, gagner de l’argent, rencontrer des gens et se lier d’amitié avec eux, faire des achats, etc. Le Jeu reproduit le réel en coupant toutefois le joueur de la réalité. Car cette réalité virtuelle calque en quelque sorte si bien la vraie réalité, que la personne qui joue n’a plus envie de retrouver cette dernière qui, par comparaison, lui semble d’une grande fadeur. C’est ce qui fait que certains joueurs demeurent plusieurs jours de suite sans dormir devant leur ordinateur. Grisé par la nouvelle identité poussée à un réalisme extrême et modelable avec une marge de manœuvre très grande, le joueur a la sensation d’entrer au pays des merveilles.

La nouvelle génération de femmes et d’hommes est donc à suivre de très près, afin d’analyser les résultats d’une éducation immergée dans les réalités virtuelles. Si l’invention de la radio et de la télévision a profondément modifié les attitudes des individus, il est probable que l’informatique provoquera des transformations bien plus radicales que nous ne pouvons pas encore prévoir .

© Mars 2007.

Excès de vitesse

Depuis les débuts de l’humanité, l’homme a sans cesse accru la vitesse de ses déplacements ainsi que de ses diverses activités. La durée de vie des produits qu’il fabrique est de plus en plus courte alors que s’accroit sans cesse le rythme des nouvelles créations techniques. D’une manière générale, cette progression de la vitesse a-t-elle une limite, et n’aboutit-elle pas, en fin de compte, à l’immobilité ? Par ailleurs, il n’est pas certain que l’opposition entre le nomadisme et la sédentarisation soit réelle, mais qu’elle est peut-être plus un effet de réel. (suite)

Le film Matrix comme révélateur du XXIe siècle

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Ancient although the plays exist from Rome, we awaits since year butt sixty years the development of has ludocratic society. The invention of dated processing has, in this process, strongly contributed to the generalization of the play, until in work.

Since the game theories in psychology until the serious games, while passing by the plays of role, all becomes pretext to be played. We will see here that the inflation of the play edge become has dangerous phenomenon, while making roofing stone at the individual the contact with reality. After the realization of the Matrix film, we advance gradually towards has matricisation of the everyday life without taking guard with the dangers that that represents.

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Le film Matrix, dont l’audience fut importante, est représentatif de ce début de XXIe siècle caractérisé par le développement massif des ordinateurs et de la numérisation presque totale des équipements. On utilise par exemple de plus en plus des microprocesseurs dans les produits domestiques ou dans l’automobile.
Dans le film d’anticipation Matrix, notre stade actuel est largement dépassé puisque ce sont les ordinateurs qui ont pris le pouvoir sur l’homme en reléguant ce dernier au rang d’esclave. Nous laisserons de côté la problématique du religieux soulevée avec le protagoniste Néo qui se trouve être « l’élu » de l’espèce humaine, ramenant ainsi ce film d’anticipation aux vieilles problématiques du christianisme.
Ce qui nous intéresse ici est la crainte, voire la peur inconsidérée, que peut produire la technique chez une grande partie de la population. Nous remarquons qu’il y a toute une culture cinématographique américaine liée à un pessimisme à l’égard de la technique. De très nombreuses fictions dépeignent une société où les catastrophes sont causées par une technologie défaillante. Il y a chez l’homme une fascination tout autant qu’une crainte à l’endroit des machines. Et cette sensation culmine avec l’informatique, cette technique dont la complexité défie l’intelligence d’un seul homme. En effet, l’informatique marque les limites de l’intelligence humaine, car si l’homme sait fabriquer des machines qui fonctionnent parfaitement, la tentative est vaine en ce qui concerne les logiciels, dont le niveau de complexité est tel que le bug est inévitable. Aussi, si l’on souhaite faire évoluer les ordinateurs, il sera nécessaire au préalable de faire évoluer l’homme. Les évolutions de ces deux catégories de « machines » sont inextricablement liées. Car l’homme est, à l’heure actuelle, incapable de maîtriser une telle complexité à lui tout seul. Les millions de transistors s’ajoutent aux millions de transistors et les programmes atteignent des centaines de milliers de lignes de code. Il est intéressant de remarquer que le logiciel est le seul objet technique dont le fait de ne pas fonctionner parfaitement est considéré comme allant de soi, comme une chose normale. Il y a bien longtemps qu’on ne retourne plus les logiciels de Microsoft au service après-vente pour défaut de fabrication. Du reste, peu de gens ont osé le faire. Le bug est un élément intrinsèque à la création d’un logiciel. Sauf pour les programmes plus petits et très spécialisés comme dans l’avionique.
De ce fait, c’est du côté des sciences humaines et de la biologie que l’on se tournera de plus en plus. Pas d’évolution des ordinateurs sans évolution de l’homme et de sa compréhension. Le film Matrix nous montre, d’un certain point de vue, la défaillance humaine dans la maîtrise de la machine, puisque cette dernière réussit à prendre le contrôle sur l’homme. Technologie et sciences humaines sont donc indissociables. Si l’homme souhaite maîtriser la machine, il est nécessaire qu’il se maîtrise avant tout lui-même. Sinon la machine causera des catastrophes, comme cela s’est déjà déroulé avec les centrales nucléaires ou les navires pétroliers.
Les fameux dinosaures dont parle le gardien de la matrice en faisant référence aux humains lorsque Morpheus est tenu prisonnier signifie cela. Cela signifie que l’espèce humaine n’a pas su évoluer correctement dans la bonne direction, et que de ce fait, elle est devenue l’esclave des machines, comme le montrait Charlie Chaplin dans Les Temps Modernes avec la taylorisation du travail.
Nous arrivons donc, en ce début de XXIe siècle, à un carrefour où plus que jamais se pose la problématique de l’humain, en nous apercevant que les machines ne résoudront pas tous les problèmes. Et c’est d’ailleurs aussi pour cela que la biologie est une science qui, à présent, est en première ligne, avec par exemple la génétique.
La fin du film Matrix situe bien dans quelle voie l’homme doit s’orienter lorsque Néo dit que l’homme deviendra ce qu’il choisira de devenir. Il ne reste plus aux informaticiens qu’à suivre des formations en biologie ●

© Serge Muscat – Août 2006.

Mutations et réajustements de la presse papier face à Internet

Depuis l’avènement d’Internet, le monde des média a été parcouru par de violentes secousses sismiques. La radio, la télévision et la presse papier ont dû revoir leurs stratégies de développement, en prenant en considération l’essor rapide d’Internet.
La presse quotidienne fut la plus touchée par le phénomène. Et cette crise gagne progressivement tous les pays développés où les journaux étaient auparavant tirés à un grand nombre d’exemplaires. Pour les pays en voie de développement, l’impact d’Internet a une importance moindre, étant donné que le maillage du réseau téléphonique est d’une faible densité, et que sur ces territoires la radio reste encore le média principal pour informer les populations.
Dans les pays développés, le déploiement d’Internet, succédant à la télévision traditionnelle disponible dans presque tous les foyers, fait chuter d’une manière considérable le nombre de lecteurs de la presse quotidienne.
En France, nous constatons cependant que s’il y a une forte baisse de la vente des quotidiens, il y a par contre une croissance appréciable des périodiques comme les hebdomadaires ou les mensuels.
L’information habituellement diffusée par le biais des quotidiens passe à présent sur le web. L’information rapide transite de plus en plus par Internet, tandis que l’information lente, qui nécessite une plus longue analyse et un certain recul, utilise les hebdomadaires, les mensuels ou les bimestriels pour informer les lecteurs.

L’arrivée d’Internet a donc complètement modifié la presse en prise avec l’actualité immédiate. Les capacités de réaction à un évènement sont beaucoup plus élevées avec Internet que ne peuvent le faire les quotidiens. C’est aussi pour cette raison que les journaux prennent un soin particulier pour mettre à jour leur site web.
D’autre part, il faut bien voir que le web permet la transmission de documents multimédia qui sont impossibles à diffuser sur un support papier. De ce fait, des quotidiens comme Le Figaro, Libération ou Le Monde opèrent progressivement une transition vers le web en pratiquant des abonnements payants. Et le nombre sans cesse croissant d’abonnés au haut débit ne fait qu’accélérer le processus.
Il est probable que dans les prochaines années, le papier servira de support à une information durable, collant moins à l’actualité au jour le jour. Par ailleurs, la presse papier n’est pas un bloc monolithique mais plutôt constituée d’une large variété de publications dont, pour certaines, le tirage augmente proportionnellement avec le déclin de la presse quotidienne.
Dans ce contexte, Internet aura permis une véritable mutation dans la presse et l’édition en général •

Repères bibliographiques:

– M. Balnaves, J. Donald, S. Hemelryk Donald, ATLAS DES MEDIAS DANS LE MONDE, Ed. Autrement, 2001 pour la traduction française.
– Jean-Marie CHARON, LA PRESSE QUOTIENNE, Ed. La Découverte, Paris, 2005.

© Serge muscat – avril 2007.

Critique de « Un homme dans la foule », de Elia Kazan (1957)

L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible.

(Paul Klee)

Le cinéma et la télévision ne sont que des outils. En tant qu’outils, nous pouvons faire avec eux ce que nous souhaitons. Ils sont comme le couteau qui tranche le pain et qui peut également tuer une personne.

Le cinéma et, plus tard, la télévision, ont été utilisés durant le XXe siècle à des fins de propagande durant les guerres et les révolutions. Cependant, le cinéma et la télévision peuvent tenter de faire leur autocritique comme c’est le cas pour le film intitulé Un homme dans la foule. Toutefois, le cinéma et la télévision ne peuvent être analysés que dans un contexte historique. Car l’on s’aperçoit rapidement que le cinéma des années 40 n’est pas le même que celui des années 2000.
Dans les débuts de ces deux média, les puissants de ce monde ont vu là un objet prodigieux permettant de manipuler les foules, comme avec l’exemple de la publicité montrée dans Un homme dans la foule. Néanmoins, au fil du temps, les média changent également de politique. Nous pouvons prendre pour illustration la loi qui a été votée pour supprimer la publicité sur les chaines publiques. Nous voyons par ceci que l’on ne peut aborder l’analyse d’un médium que d’une manière historique. Nous pourrions aussi prendre l’exemple de l’imprimé pour voir que ce médium a, au fil des époques, subi de profondes mutations quant à ses contenus.

Ce que montre Un homme dans la foule n’est pas tant la puissance du cinéma et de la télévision, mais plutôt une sorte de psychologie sociale qu’avait bien analysé Gustave Le Bon dans son ouvrage La psychologie des foules. Car ces foules, que cela soit par le biais du cinéma ou de la télévision, ont des réactions déraisonnables. Dans la foule l’émotion prime sur la raison. Il est également nécessaire de prendre en considération que le cinéma et la télévision, comme l’ont noté la plupart des psychologues, placent les individus dans un état hypnotique et de régression. L’image a cette capacité de s’adresser directement à l’inconscient en laissant poreuse la raison. Mais si le cinéma et la télévision ont cette puissance d’impact sur l’émotion des spectateurs, on pourrait penser que c’est en même temps une bonne chose en soi si l’objectif est de procéder à une critique de la société. Malheureusement, comme le dit Adorno dans La dialectique de la raison « aujourd’hui, le marché libre est en train de disparaître et la publicité sert de refuge à ceux qui organisent le système et le contrôlent. » C’est bien ceci qui est évoqué dans Un homme dans la foule, lorsqu’il s’agit de faire la publicité pour des pilules ou un homme politique. L’individu devient aliéné par la publicité qui fabrique dans l’esprit du futur consommateur de faux besoins. En cela l’industrie culturelle rejoint les thèses d’Adorno .Ce dernier était même un voyant sur ce qui allait se produire après son époque. Disneyland, le Parc Asterix, et la liste s’allonge sans cesse. L’industrie culturelle s’est transformée en industrie du divertissement et de la publicité.

D’autre part ce film montre le mythe du rêve américain où en trouvant un job quelconque, un individu peut gravir tous les échelons de la société. Un mythe bien vivant et tenace dont Bill Gates en est le dernier représentant. Cette société dépeinte est aussi celle décrite par Jean Baudrillard dans son ouvrage La société de consommation.

On pourrait rapprocher ce film déjà ancien du roman de Frédéric Beigbeder plus contemporain intitulé 99 Francs. On y retrouve des thèmes similaires concernant la publicité. Publicité qui, du reste, s’applique aussi à la politique devenue en quelque sorte pour les masses un spectacle. Nous rejoignons ici les thèses de Guy Debord et de la société spectaculaire. Toutefois, nous pensons que en aucun cas la culture ne peut être une marchandise comme les autres; ni même être tout simplement une marchandise. Dans le cas contraire, nous ne pourrions plus appeler cela culture. Peut-on parler de culture lorsqu’on parle de Disneyland? On parle de distraction, d’amusement, de détente, de tout ce que l’on voudra mais en aucun cas de culture comme l’entend Hannah Arendt dans son ouvrage intitulé La crise de la culture.

Pour conclure, nous dirons que le cinéma (ou la télévision) qui procède à son autocritique reste encore du cinéma. Et de ce point de vue le spectateur n’est pas dupe. Comme le pensaient les lettristes avec Isidor Isou, le cinéma n’a plus rien à dire sinon à s’autocélébrer. Il en est de même pour la télévision. De ce fait, le cinéma et la télévision sont des industries culturelles capitalistes qui entrent dans le jeu du spectacle de la marchandise tant dénoncée par Guy Debord

Copyright Serge Muscat, novembre 2009.

Pourquoi la numérisation de la société?

 

Depuis une dizaine d’années a commencé la numérisation massive de tous les supports d’informations. Juste après l’invention des microprocesseurs utilisés dans les micro-ordinateurs et quelques autres équipements, la numérisation s’est faite pour les supports audio avec les CD qui remplacèrent le traditionnel vinyle utilisé durant plusieurs décennies. Puis le mouvement se prolongea, où la vidéo, la photographie et le texte furent également numérisés.
De nos jours, la quasi-totalité des informations que peut produire l’homme est désormais sous forme numérique. Cependant, un très grand nombre d’utilisateurs ne connaissent pas la raison exacte de cette transition de l’analogique au numérique. Aussi nous allons tenter ici d’expliquer pourquoi.

La numérisation de la plupart des équipements repose sur un principe théorique qui est la logique booléenne, c’est-à-dire de la logique binaire. Chacun connait les suites de 0 et de 1 avec lesquels fonctionnent les ordinateurs. Si cette logique binaire a d’abord été utilisée pour la création des premiers ordinateurs, la plupart des autres équipements (télévision, magnétophone, caméra vidéo, etc.) ne furent pas numériques au début de leur invention. Ce qui signifie que leur fonctionnement interne ne reposait pas sur la logique binaire. Puis, avec l’évolution sans cesse croissante des ordinateurs (qui eux fonctionnent exclusivement à partir de la logique binaire), des personnes pensèrent à la nécessité de relier et faire communiquer les équipements courants de la vie quotidienne qui, eux, fonctionnaient en analogique (magnétoscope VHS, dictaphone à cassette classique, caméra, etc.). Or ces équipements analogiques ne fonctionnent pas avec le même procédé que les ordinateurs. Ce qui a amené les constructeurs à fabriquer des matériels qui fonctionnent sur le même mode que les ordinateurs, c’est-à-dire en faisant appel à la logique binaire.

A partir de là, les machines autres que les ordinateurs purent communiquer directement avec ces derniers sans avoir besoin de créer des interfaces trop complexes et couteuses, puisqu’elles fonctionnaient sur un principe commun : la logique binaire.

Ce langage est donc utilisé comme moyen universel de communication entre les machines. Pour faire une comparaison, la logique binaire est devenue pour les machines ce que l’anglais est pour les humains : un langage utilisé par tous. Et depuis la généralisation du fonctionnement des machines sur la base de la logique binaire, il est donc devenu possible de tout relier aux ordinateurs. Ainsi, de nos jours, il est possible de lire avec un ordinateur des vidéos, d’écouter de la musique ou des enregistrements vocaux enregistrés avec un dictaphone numérique, de traiter des documents papier scannés (donc numérisés), de consulter et retoucher des images fixes issues d’un appareil photo numérique, et réaliser encore beaucoup d’autres choses.

En cette année 2005, la dernière numérisation réalisée est la Télévision Numérique Terrestre (TNT), qui avant était analogique. Et la liste est loin d’être terminée. Car il est possible de fabriquer la plupart des équipements présents et à venir avec une technologie numérique. Ce qui permet de les faire communiquer plus facilement avec les ordinateurs pour les piloter.

L’invention de l’ordinateur a donc totalement modifié la production des divers équipements de petite ou de grande consommation. L’ordinateur est en fait à présent le point central de référence, comme dans un aéroport tous les avions se réfèrent à la tour de contrôle.

Lorsqu’une industrie fabrique de nouveaux équipements, la première question que se posent les concepteurs est : « Cette nouvelle machine doit-elle ou sera-t-elle capable de communiquer aisément avec un ordinateur ? ».

Cette question ne se posait pas il y a une trentaine d’années, lorsqu’on fabriquait du matériel, car les micro-ordinateurs n’étaient pas encore développés.

Ainsi s’explique, pour le lecteur non technicien, le développement généralisé de la technologie numérique dans les nouveaux équipements. Peut-être, dans quelques années, les machines à laver seront-elles hautement numériques, ce qui permettra de les déclencher à distance à partir d’un Palm ou de tout autre ordinateur petit ou grand équipé de la transmission Wifi, où l’on choisira sur le petit écran les différents modes de lavage et d’essorage ! Dans le futur proche, la plupart des équipements auront une transmission radio intégrée comme c’est le cas pour les téléphones mobiles. Car la miniaturisation de l’électronique permet d’intégrer des émetteurs/récepteurs dans des objets de très petite taille. Ainsi sera réalisé sous une forme un peu différente le vieux rêve de la télépathie ou de la télékinésie ■

Copyright 2005 Serge Muscat.