Le monde clignote

Notre univers est celui de l’interpellation. De partout ça clignote. La marchandise nous laisse sans repos. De toutes ces choses à acheter, nous hésitons entre le bleu et le rouge. Que choisir dans cette profusion du toujours plus ? Ça gonfle, ça enfle, ça grossit, ça déborde comme un évier bouché par la saleté, par cette pourriture qui envahit la planète. Et ça clignote de plus en plus, nous intimant de regarder à droite, à gauche, sur les écrans où s’agitent des hommes et des femmes dont la raison d’exister reste un perpétuel questionnement.
La science progresse nous dit-on. Oui, les machins sont de plus en plus machinés, et ça bricole dans le gadget toujours plus sophistiqué. Les lumières sont là pour nous dire que nous avançons. L’homme s’arrache à la Terre après avoir rampé et mordu la poussière. Quelques uns rampent encore en invoquant un quelconque Dieu qui détiendrait le savoir suprême. Mais dans l’ensemble ça évolue. Nous arrivons à faire de petites prédictions météorologiques sur quelques jours, ce qui n’est déjà pas si mal.
Villes de lumières, les mégawatts sont produits en surabondance. Paradis de l’électronique où tout se déclenche par effleurement sur un écran de téléphone. Monde de l’ubiquité où l’on est partout et nulle part à la fois. Fluidité et communications ininterrompues sur la toile qui devient toujours plus complexe. Ça parle de tout, de rien, dans la solitude familiale. Les enfants font leur première crotte bien dure et tout le monde est content. Car les enfants ça chie en plus de faire des sourires. Et ça vous reproche ensuite d’être venus au monde.
L’électrostatique et le magnétique ont pris le dessus sur la roue posée au sol. Désormais tout se déplacera sans contact, dans une virtualité sans limites. Montagnes, forêts, déserts et même la mer seront franchis sans aucune résistance. Mondialisation parfaite où l’architecture sera identique sur tous les points de la planète. Villes-monde jusqu’à faire une seule et même ville. Les arbres pousseront-ils encore dans ce nouveau décor ? Nos ordinateurs restent incapables de prévoir l’avenir au-delà de quelques jours. Quant aux humains ils ne voient pas plus loin que le mois prochain. Le bonheur sera obligatoire et l’on aura un permis de bonheur à points. Qui ne sera pas heureux ira dans un camp de rééducation au bonheur tenu par des psychiatres diplômés et assermentés. C’est qu’on ne plaisante pas avec le progrès. Tout est étudié avec minutie, jusqu’au moindre détail.
Les objets connectés envahissent notre plus banal quotidien. Ça clignote sans cesse dans les usines à recycler la matière. L’antique espèce ouvrière a été remplacée par des ingénieurs, tant la complexité de notre monde a progressé. L’ouvrier est devenu inutile. Il reste parmi les populations minoritaires de la société, habitant les lointaines banlieues où ne sont rassemblés que des immigrés. Ça clignote aussi dans les bas-fonds de la misère. La bourgeoisie a triomphé. C’était une évidence sans le moindre doute possible.

Ça clignote aussi parfois dans le ciel. Des étranges couleurs nous font signe sans que l’on sache très bien ce que c’est. Les uns appellent cela OVNIS, d’autres appellent cela phénomènes météorologiques.
Il arrivera un moment où la Terre sera saturée de clignotements. Il sera alors pour nous l’heure de partir ▪

© Serge Muscat – Juillet 2015.

Le selfie comme réaction au vide contemporain

(English)

Depuis l’avènement de la photographie numérique, rien n’est plus simple que de faire des images. Avec un simple téléphone portable s’ouvre l’univers de la prise de vue. Et dans ce foisonnement photographique est apparu le « selfie ».
Le selfie (ou autoportrait réalisé à partir d’un appareil photo) est le symptôme d’une époque où tout le monde devient star (en écho aux émissions de télévision où l’anonyme devient une star amateur) et où règne un vide caractéristique de ce début de XXIe siècle. Déjà Gilles Lipovetsky en parlait dans les années 80 avec son ouvrage L’Ère du vide où il remarquait que la société post-moderne est caractérisée « par un désinvestissement de la sphère publique » et par un hédonisme dont Michel Onfray se fait le porte-parole.
Dans cet amour de soi inconsidéré a fleuri sur les réseaux sociaux le selfie que presque tout le monde pratique, jusqu’aux plus hautes sphères de la société. Le selfie comme néo-individualisme représentant une perte presque totale du sens du social, dans une concurrence entre les individus toujours plus exacerbée. S’afficher sur Facebook à l’aide d’un selfie est devenu une activité à laquelle participent des millions de personnes. Si Freud était de notre époque, il regarderait avec perplexité cette masse d’individus qui se comportent comme des Narcisse à la puissance X.
Le selfie est l’image renvoyée par un miroir techno-scientifique révélant une hypertrophie du Moi. Se profile alors un monde où les individus deviennent irresponsables et où tout acte devient un jeu. Le selfie s’incorpore parfaitement dans la suite interminable des « jeux concours » où les heureux gagnants obtiennent très souvent un séjour dans un lieu isolé, comme par exemple une île, symbole d’un narcissisme antisocial.
D’autre part la pratique intensive du selfie serait pour leurs auteurs une manière de se rassurer face à l’éclatement des liens sociaux dans notre société de compétition. De plus, des chercheurs ont mis en évidence la relation entre la sexualité et la production d’images de soi. Plus la sexualité d’un individu serait faible, et plus il mettrait des « égoportraits » sur les réseaux sociaux. Le selfie est donc le révélateur d’une crise contemporaine entre les sexes, où l’on passe plus de temps à mettre des photos en ligne qu’à s’adonner à des jeux érotiques.
Combien de temps durera cette « mode » sur les réseaux sociaux ? Il est impossible de le dire avec précision. Nous pensons cependant que le selfie est encore promis à un bel avenir ■

© Serge Muscat – Juillet 2015.