La photographie et le cinéma au service du consumérisme

Dès l’utilisation de la photographie dans l’imprimerie, la publicité fit un usage intensif de cette technique pour promouvoir les produits des entreprises. Ce fut le début de la consommation de masse jusqu’à ce que nous connaissons aujourd’hui. Sans la photographie utilisée dans les journaux et les magazines, la marchandise n’aurait pas pu faire l’objet d’une diffusion de masse comme ce fut le cas. L’industrie du luxe a par exemple fait appel aux photographes les plus talentueux pour mettre en avant ses produits. Sans photographie, pas de visibilité massive des marchandises et pas de déclenchement du désir. Car le consommateur est un être désirant. Le développement du capitalisme et de la consommation de masse repose donc sur la « représentation » des produits qui incite à déclencher leur achat. La photographie est donc la meilleure alliée de l’industrie de masse.

Pour Walter Benjamin, la photographie industrielle est en quelque sorte une dégénérescence de la photographie artistique. Comme il le remarque dans les passages parisiens, la construction industrielle a pris le pas sur la construction issue des beaux arts. L’industrie a tout surpassé jusqu’à parler de nos jours « d’industries culturelles ». L’ingénieur a détrôné l’artiste sur son propre terrain qui est celui de la création artistique. De ce fait, l’artisanat a été remplacé par l’ouvrier spécialisé et l’industrie capitaliste.

Dans les photographies d’Eugène Atget c’est tout ce monde artisanal en train de disparaître qui est mis au premier plan avec une certaine mélancolie. Cet univers désuet attire particulièrement Walter Benjamin car il représente le vieux Paris, une capitale pas encore menacée par l’industrialisation. C’est également le moment où la photographie n’est pas encore totalement industrielle et où elle conserve un certain caractère expérimental. Mais l’industrialisation fera disparaître cet univers bucolique pour laisser la place aux cheminées des usines et au développement de la pellicule 35 millimètres qui deviendra un standard de la photographie et du cinéma, même si d’autres formats ont gravité autour.

Le monde marchand a détrôné tout un savoir-faire détenu par les grands photographes qui maîtrisaient de façon artisanale la photographie. La bourgeoisie souhaitant être immortalisée sur la plaque photographique, elle fut la meilleure clientèle de ces marchands attirés par l’appât du gain. A cette époque, de nombreux portraitistes peintres se lancèrent dans le portrait photographique pour gagner leur vie. Le portrait fut l’élément fondamental qui caractérisa l’essor de la photographie pendant très longtemps. Par ailleurs, avec le développement intense de la société de consommation, la photographie est devenue le médium principal sans lequel la publicité est difficilement efficace. Ainsi les affiches publicitaires ont suivi tous les développements de l’imprimerie, avec la couleur et les grands formats. La photographie véhicule aussi bien les œuvres purement artistiques que l’image des produits de consommation courante. Walter Benjamin sent cela venir puisque l’affiche photographique est relativement récente dans l’histoire de l’imprimerie. Il relève également le caractère politique de la photographie. Car une photographie est toujours un acte politique, elle n’est jamais « neutre ». Photographier c’est s’engager politiquement. Les photo-journalistes qui doivent respecter une certaine éthique ne sont pas neutres lorsqu’ils réalisent une photographie. Il y a même parfois des images qui déclenchent des scandales.

Walter Benjamin note également le caractère contre-révolutionnaire du cinéma, par le fait que celui-ci fonctionne avec le capitalisme. Au cinéma le culte des stars participe à l’idéologie libérale avec son star-système. L’art est perverti en n’étant plus au service d’un acte révolutionnaire. Walter Benjamin relève cette contradiction du cinéma qui est avant tout un art capitaliste, même si ce n’était pas le cas au tout début de la création de cet art. Il parle ainsi du cinéma : « L’acteur de cinéma […] est à tout moment conscient1. Il sait, tandis qu’il se tient devant les appareils, que c’est au public qu’il a affaire en dernière instance : au public des consommateurs, qui constituent le marché. Ce marché sur lequel il ne s’offre pas seulement avec sa force de travail, mais aussi avec sa peau et ses cheveux, son cœur et ses reins […]. Le culte des stars encouragé par le capitalisme du cinéma entretient ce charme magique de la personnalité, désormais perverti depuis longtemps par sa dimension mercantile. »

Le cinéma n’a donc plus rien à dire comme l’avait compris Guy Debord et Isidore Isou. Des années 40 jusqu’à nos jours, le cinéma est resté une machine commerciale qui vend du rêve et endoctrine les esprits. Seule une infime partie de la production cinématographique a encore un message qui transformera la société dans ses récits. Tout le reste n’est qu’abrutissement et commerce très lucratif sur lequel se greffent la presse people, les chaînes de télévision et tout un tas de produits dérivés. Walter Benjamin avait pressenti ce qui est, au 21e siècle, la société du divertissement capitaliste avec ses parcs d’attraction et la disneylandisation de la société. Cela a commencé dès les trente glorieuses. C’est autour de cette époque que Walter Benjamin écrit ses textes sur l’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique et Paris capitale du 19e siècle. Toutes les prémisses du futur qui arrivera sont dans ses écrits. Aussi pose-t-il un regard très clairvoyant sur le monde en devenir et sur les sociétés de masses

© Serge Muscat – avril 2017.

1Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, éd. Allia, Paris, 2011, p. 59.

Toute discussion est un malentendu

Tout individu est emmuré dans ce qui constitue sa « personnalité ». Toute confrontation d’un homme avec un autre homme pourrait être considérée comme étant une effraction et un malentendu. L’autre ne comprends jamais ce que l’on exprime. Et c’est dans cette incompréhension qu’émerge du sens.

Bien entendu, il y a les théories de la communication utilisées par les linguistes, mais malgré toutes ces tentatives d’explications, il n’empêche que la communication repose toujours sur un malentendu, une impossibilité fondamentale à comprendre ce que dit l’autre. Ce qui fait que nous n’en finissons jamais de parler pour réajuster le discours qui s’échappe comme une anguille au fur et à mesure que l’on tente de se faire comprendre, en sombrant dans le labyrinthe des mots qui renvoient indéfiniment à d’autres mots. Nous sommes pris dans l’étau de la convention et du dépassement de cette convention de la langue.

Sans entrer dans la problématique des linguistes, depuis les premiers travaux de Saussure, comme par exemple le rapport du signifiant au signifié, il y a un réel problème qui est que le langage renvoit inextricablement à lui-même et que nous sommes ballottés d’un renvoi de mots à d’autres mots. En ce sens, le langage est une structure fermée sur elle-même dont seuls les arts visuels et la musique nous permettent de sortir. Et même les arts visuels et la musique sont également l’objet d’un discours articulé, comme si le langage venait pallier à un manque de ces arts qui sembleraient ne pas se suffire à eux-mêmes. Pourtant, si les arts visuels et la musique existent, c’est parce que le langage ne peut pas tout exprimer. Ainsi des chercheurs ont analysé et codifié les distances entre les individus et ont appelé cette science la proxémique (dont Edward T. Hall est le précurseur). Ce qui montre bien que le langage articulé n’est pas un élément de communication complet.

D’une manière ou d’une autre, dès que l’on analyse une chose, que cela soit un art, une science, etc, nous en revenons toujours à la problématique du langage. On pourrait donc se dire à juste titre que la linguistique est la science des sciences et qu’elle est au fondement de tous les autres savoirs. Nos cinq sens seraient même influencés, dans leur perception, par le langage. D’où son importance primordiale, comme l’ont bien compris les psychanalystes, dans la structuration d’un individu.

Les groupes sociaux et leurs différentes manières de parler

S’il est déjà difficile de se faire comprendre dans un groupe social homogène, il est encore plus difficile de communiquer lorsque les groupes sociaux sont différents, c’est-à-dire lorsque les classes sociales ne sont pas les mêmes. Car, par exemple, le vocabulaire de la classe ouvrière est essentiellement l’argot, alors que les différentes strates de la bourgeoisie utilisent la langue « standard », c’est-à-dire celle enseignée à l’école. Or la plupart des enfants de la classe ouvrière refusent de parler la langue qui est enseignée à l’école, ce qui complique encore plus la situation de communication. Lorsque l’un dit « travail », un autre dit « boulot » et encore un autre dira « taf ». Il n’y a pas que les logiciels qui deviennent de plus en plus volumineux ; il y a également les dictionnaires qui prennent une taille tellement importante que leur manipulation devient difficile sous la forme papier, et l’on finit par les informatiser et les mettre sur Internet.

Nous vivons dans un monde de jargons où le nombre des mots augmente sans cesse. Dans ces conditions le dialogue devient de plus en plus un malentendu. Nous n’en finissons pas de parler pour tenter de faire comprendre un fait ou une idée à un interlocuteur, avec des mécanismes de redondance pour essayer d’exprimer les choses avec le plus grand nombre de codes qu’il est possible d’exprimer. La masse d’informations devient tellement gigantesque que nous en arrivons à inventer des ordinateurs quantiques pour augmenter massivement la puissance de traitement. Toutefois, l’humain parle, lit et écrit toujours à la même vitesse ; ce qui nous pousse vers un paradoxe insurmontable où l’homme est totalement dépassé par la vitesse des machines. C’est également ce fait qui produit des discours de plus en plus hachés et rapides, un peu comme sous la forme de clips. La discussion est un art de la lenteur. Dans un monde où l’on communique des bribes de phrases par téléphone mobile et où des outils comme Twitter limitent les messages à un style télégraphique, il n’est pas étonnant que nous ayons beaucoup de difficulté à nous comprendre.

Le bruit cacophonique généré par les médias de masse et la vulgarisation

La cacophonie généralisée avec un nombre croissant de chaînes de télévision et de radios brouille totalement « les informations pertinentes », comme le disait Pierre Bourdieu. Pour diminuer ce « bruit », qui de plus surcharge le cerveau d’informations qui ne donnent aucun outil critique, l’individu devrait fermer le robinet médiatique et faire un choix entre ce qui est « pollution informationnelle » et une « information éclairante » pour le sain développement de son esprit critique. Cet apprentissage du discernement est réalisé par l’école. Par conséquent ceux qui ont fait peu d’études ne savent pas trier l’information et prennent ce qu’ils pensent être un savoir et qui ne l’est en fait pas, ce qui n’est qu’une opinion comme le disait Gilles Deleuze lorsqu’il parlait de la nature de la télévision. Le peu de connaissances « critiques » qu’elle communique est un savoir tellement sous-vulgarisé qu’il n’apporte en fait strictement rien à l’individu pour son développement personnel, et produit même une vision biaisée de la réalité. Il en est de même pour les magazines où les écrits ne sont que des opinions, sans poser de problématique et de tenter de la résoudre. C’est par exemple ce qui se déroule dans les magazines consacrés au cinéma. Chaque journaliste propose son opinion (j’ai aimé ou je n’ai pas aimé) sur tel ou tel film sans élaborer la moindre théorisation.

Ainsi, dès que l’on s’adresse à un grand nombre de personnes, le message est modifié, dénaturé, jusqu’à être vidé de sa réelle substance signifiante. Vouloir être compris par tout le monde revient en fait à n’être compris de personne, car ce tout le monde n’existe pas ; c’est seulement un concept qui aide à penser le multiple.

Enfin nous dirons que le plus grand mal de notre siècle, où règnent les médias de masse, est la vulgarisation à outrance où tout le monde souhaite se faire comprendre de tout le monde