La déshumanisation des centres d’appels téléphoniques

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Dans les années 80 étaient à la mode les répondeurs téléphoniques à bande magnétique qui permettaient de laisser un message vocal en l’absence du correspondant. Puis les premiers répondeurs numériques firent leur apparition. Et c’est à partir de ce moment que commença la lente et longue déshumanisation du téléphone et des entreprises qui travaillaient avec cet outil de communication. Le standard téléphonique avec une personne chargée de prendre les appels existait encore. Puis avec le développement croissant de l’électronique, peu à peu sont apparues de nouvelles fonctionnalités dans la téléphonie. C’était l’époque du Minitel et de l’annuaire électronique. Dans les centres d’appels le discours des téléconseillers n’était pas encore formaté selon les canons actuels. Progressivement la téléphonie devint de plus en plus numérique et les industriels commencèrent à entrevoir la possibilité de fabriquer des boîtes électroniques capables de remplacer une standardiste.

C’est à ce moment que démarre réellement la « robotisation tayloriste » des humains. Dans les centres d’appels démarrent des « formations » pour les téléconseillers afin de les faire ressembler à des machines partout identiques.

Les méthodes utilisées dans les centres d’appels

Les personnes qui travaillent dans les centres d’appels sont soumises à de fortes contraintes qui pèsent sur elles, aussi bien au niveau du rendement (le nombre d’appels par heure) que sur le contrôle de ce qu’elles doivent dire et aussi ne pas dire. Au cours de la « formation » on leur apprend à ne laisser filtrer aucune trace d’émotion ou de ce qui serait un peu trop personnel. De ce fait elles doivent apprendre par cœur des formules stéréotypées qu’elles débitent tout au long de la journée avec tous les interlocuteurs et leurs différentes manières de parler. Les composantes spécifiques de la personnalité des téléconseillers sont niées au profit d’une standardisation qui met toutes les personnes sur le même plan, tels des clones fabriqués en série. Ainsi les téléconseillers se comportent-ils comme des boîtes vocales toutes identiques et délivrant le même message. Les conversations sont enregistrées afin que le chef de service puisse contrôler la conformité des discours des téléconseillers.

« Vous avez une autre question ? »

Dans les centres de réception d’appels s’est développé ce que l’on pourrait appeler le syndrome du « Vous avez une autre question ? ». C’est un peu le même syndrome du « Et avec ceci ? » des boulangeries. Phrases stupides et cependant bloquantes qui sont apprises par cœur par tous les nouveaux salariés débutant dans la profession. Ces phrases servent à couper court à toute communication qui serait un peu trop personnelle ou intime. Ainsi les téléconseillers et les boulangères font de la psychologie sans le savoir, sans avoir jamais étudié par exemple l’analyse transactionnelle et la PNL en général. Cependant, en ce qui concerne les téléconseillers, ceux-ci sont formés par des personnes qui, elles, connaissent les théories de la psychologie.

C’est ainsi que notre monde devient de plus en plus formaté, avec des codes de plus en plus stricts qui sont générateurs de malaise social.

L’avenir est-il aux boîtes vocales intelligentes ?

Si les touches du clavier téléphonique permettent de s’orienter dans le labyrinthe qui mène aux téléconseillers, ces derniers finiront à un moment donné par être remplacés par des ordinateurs. Ainsi ce qui n’aura pas été prévu par le programme informatique donnera une réponse inadéquate à une question non stéréotypée d’une personne. C’est donc dans un monde privé d’émotions que se profile le futur. Règne du questionnaire à choix multiples, il reste par conséquent beaucoup de travail à faire par les ingénieurs pour rendre plus humaines leurs créations technologiques

Saut à l’élastique dans le vide contemporain

Depuis déjà plus de deux décennies, nous avons entamé une période où le culte du corps et de l’individualisme n’a cessé de se développer. La musique disco où chacun dansait  seul, sans être avec une partenaire fut le signe précurseur d’une montée en puissance d’un individualisme exacerbé. Dans un contexte de crise économique, cette dernière reporte ses méfaits sur l’individu qui se lance dans une compétition effrénée (le « tous contre tous ») pour ne pas faire partie des laissés-pour-compte. L’hypertrophie sur Surmoi qui incite à vouloir devenir un gagnant cause de grandes souffrances chez les personnes, en regard de leur vie quotidienne empreinte d’une certaine monotonie tout autant que de stress professionnel lié aux méthodes de management actuelles qui sollicitent toujours plus de rendement de la part des salariés.

Parallèlement à ce stress généralisé se développe une quête vers le bien-être qui n’est en fait qu’une illusion en produisant encore plus de fatigue, étant donné que les travailleurs font un nombre croissant d’heures de travail. Ce système bouclé aboutit en fin de course à la dépression nerveuse et à la consommation de médicaments comme les anxiolytiques ou les antidépresseurs.

En 2009 on recense en France un suicide par jour au travail. C’est dire le désarroi et le stress que ressentent les salariés dans l’entreprise. Le personnel n’a même plus le temps de se divertir, la seule préoccupation étant de dormir pour récupérer de la fatigue. Dans ce cas travailler plus pour gagner plus ne sert strictement à rien sinon à s’user la santé et, de plus, sans relancer la consommation par faute de temps libre.

D’autre part l’individualisme où chacun désire se démarquer des autres produit un isolement de plus en plus important où l’on ne trouve plus de thème commun qui rassemble les personnes pour une vie sociale productrice de réel bien-être. Face à ce phénomène, certains mouvements prennent naissance en voulant renouer avec une vie sociale à taille humaine tout en réduisant les hiérarchies autoritaires.

Cependant, avec la médiatisation à outrance d’un star-system qui s’applique à tous les champs du social (arts, sport, politique…), cela incite plutôt à la compétition qu’à la solidarité. De plus la perte de conscience de classe aboutit à une jungle féroce où chaque collègue se transforme en ennemi potentiel. Il règne de ce fait une atmosphère de suspicion malsaine et génératrice parfois de certaines pathologies. Et les médecins généralistes et les psychiatres ne peuvent rien faire pour soigner les causes du malaise social. Ils ne peuvent que placer des pansements provisoires qui ne résoudront pas les vraies causes des problèmes.

Cette perte des liens sociaux avec des relations saines engendre une dissolution du sens de l’existence. Lorsque autour de l’individu tout devient hostile, le repli sur soi est bien souvent la seule solution pour ne pas générer trop d’anxiété. De là la civilisation de l’homme seul devant son téléviseur à regarder des images que l’on nomme parfois un peu trop vite réalités. La signification de l’existence vole alors en éclats pour se perdre dans un kaléidoscope d’images et de propos issus du journalisme people diffusé en masse. Le contraste entre la vie rêvée des stars et la platitude de la vie quotidienne produit des effets dépressifs où sombrent les plus fragiles. C’est là que se forme le grand vide que les utopies positives n’arrivent plus à combler, comme celles qui émergèrent dans les années 70.

Nous arrivons à un point mort idéologique où plus personne ne croit en rien, et surtout pas à changer de société. Le vide s’est installé comme une fatalité pour laquelle il n’y a aucun remède. L’individualisme a tout balayé sur son passage. Le malaise dans la civilisation n’a jamais été aussi présent que de nos jours. Un monde nouveau doit naître mais il n’arrive pas à sortir la tête, empêtré qu’il est dans un individualisme exacerbé. Les solidarités ne fonctionnent plus. Les syndicats sont désertés, les partis politiques n’ont plus d’adhérents, bref, c’est le chacun pour soi généralisé. Le social s’effrite comme une boule de terre séchée.

On se demande jusqu’où ira cette quête vers un narcissisme sans cesse croissant. Plus rien ne rassemble les individus, si ce n’est la consommation de produits ayant une durée d’utilisation de plus en plus courte. Le XXIe siècle ne pourra se dérouler comme le siècle précédent. Un grand virage doit s’amorcer. Et c’est tous ensemble que nous devons y participer

(Juillet 2009)