La Seine m’est devenue étrangère

« L’idée de voyager me donne la nausée
J’ai déjà vu tout ce que je n’avais jamais vu
J’ai déjà vu tout ce que je n’ai pas vu encore »

(Fernando Pessoa)

Les poètes ont tant écrit sur la Seine, sur ce fleuve qui traverse Paris, que je me demande souvent si je ne suis pas devenu malvoyant lorsque je longe les quais parisiens, là où les bouquinistes disparaissent progressivement, concurrencés qu’ils sont par la vente sur internet.

La Seine n’est jolie que lorsqu’on a vingt ans et que l’on est amoureux sous le soleil de juin. Sinon c’est une eau boueuse et verdâtre dans laquelle quelques poissons tentent vainement de survivre. Elle s’est transformée en cible pour smartphone où les touristes mitraillent de mauvaises photographies et raconteront fièrement à leurs amis qu’ils sont allés à Paris.

Voyage impossible vers la capitale où tout n’est qu’artifice et simulacre. Ville-monde irrespirable comme toutes les villes-monde. Ville où le désespoir y est plus doux, comme disait Cioran. Cette ville m’est devenue étrangère. Étrangère parce que tout y est étrange dans son caractère surfait. Fourmilière qui n’est pas à une taille humaine. Anonyme parmi les anonymes, tout se perd dans une relation d’équivalence et d’uniformisation généralisée à toute la planète. Et la Seine n’est qu’un cours d’eau bordé d’architectures ayant perdu leur substance. Apollinaire devient anachronique avec ce fleuve survolé par des drones.

Je continue mon chemin sans détourner mon regard vers le cours d’eau.

© Serge Muscat.

La technique et ses dérives

Ce 21e siècle est le siècle de la technique. Toute connaissance doit désormais aboutir à une technologie concrète. Nous sommes happés par la gadgetisation de la société. Monde du couteau suisse avec lequel nous voudrions nous tailler une vie sur mesure. Si la technique nous aide à vivre, elle n’est cependant pas la totalité des connaissances humaines. Et toute connaissance n’aboutit pas obligatoirement à une technologie. Ce n’est pas la technique qui donne l’orientation d’une vie. L’ingénierie de la connaissance reste tributaire des techniques de l’ingénieur. Et l’ingénieur ne théorise pas, ou très peu. Il fabrique seulement. Le correcteur orthographique n’est pas la linguistique et le moteur de voiture n’est pas la physique. Les techniciens sont les sophistes de la philosophie. C’est ce qui fait la différence entre un Thomas Edison et un Nicolas Tesla. Le premier est un technicien sans vergogne, alors que le second est un savant.

Dans notre société de consommation qui dure depuis cinquante ans, nombreux sont ceux qui ne savent pas discerner l’accessoire de l’essentiel. Tous les savoirs ne sont pas sur le même plan. Il y a des connaissances qui aident à vivre, et d’autres qui au contraire nous agitent et nous égarent. Comme le dit Bernard Stiegler, « il y a eu un bel âge de la consommation1 », avec des produits utiles en soulageant les individus des tâches quotidiennes. Puis la technique s’est généralisée à toutes les activités humaines. Or la technique ne pense pas, ou du moins ne pense pas aux conséquences de ses actions. La technique a un champs de réflexion très restreint. Elle ne s’occupe de sciences que si cela est utile à la fabrication d’un produit.

Nous arrivons à un stade où l’industrie touche tous les secteurs de l’activité humaine. Nous ne pensons pas que cela soit une bonne chose, notamment dans les domaines de la culture et de l’enseignement. Que les universités deviennent des entreprises est néfaste pour la connaissance et la recherche fondamentale. Du reste, les grandes écoles (qui sont calquées sur le modèle des entreprises) ne font quasiment pas de recherche fondamentale. Pour cette dernière il faut se tourner du côté des universités et des instituts de recherche.

La ruse technicienne

La ruse technicienne repose sur « l’art accommoder les restes ». C’est un savoir-faire beaucoup plus qu’un savoir théorique, la théorie étant ce qui rend compte du réel. Pas de grande découverte, donc, chez le technicien, mais le système D. Fabriquer des produits avec les théories existantes, telle est la tâche du technicien. L’innovation se fait avec l’existant, jusqu’au moment où l’on fait des découvertes dans les sciences fondamentales. Et il faut beaucoup de temps pour trouver des applications à une découverte. L’utilitarisme des entreprises est rarement en résonance avec le monde de la recherche fondamentale. Il est par exemple bien difficile de trouver une application à une découverte archéologique. Et ce n’est ici qu’un cas de figure parmi beaucoup d’autres. La manie de vouloir appliquer les connaissances à la technologie est une maladie récente dans le long chemin de l’histoire des sciences. Cette maladie se nomme le libéralisme, qui a pour corollaire le profit. Or on ne fait pas de profit en produisant des connaissances dont la seule utilité est de connaître.

Si on savait ce que l’on cherche, on ne ferait plus de découvertes !

La bêtise technicienne n’a jamais rien compris à ce qu’était et sera la recherche fondamentale. Bien souvent hommes aux gros doigts, les techniciens ne sont bons qu’à bricoler. Et quand ils sont entrepreneurs, ils s’occupent du concret le plus primaire. Ils ont, ce qu’appelait Pierre Goguelin, une intelligence concrète. Expression paradoxale puisque ce qui caractérise l’intelligence est justement la capacité à faire des abstractions !

Tant que les entreprises voudront orienter la recherche des chercheurs, il n’y aura pas de découverte majeure. La liberté du chercheur est la condition première pour essayer de trouver quelque chose. La recherche n’est pas de l’ingénierie contrairement à ce que croient beaucoup de gens. Et du reste, en sciences humaines et sociales, je ne vois pas ce que pourrait trouver un ingénieur. A moins qu’on invente par exemple l’ingénierie de l’anthropologie !

Pour conclure, je dirais que ce 21e est d’une médiocrité accablante tant nous sommes envahis par la culture technologique. La recherche fondamentale est tournée en dérision par les hommes de la technique qui veulent toujours avoir le dernier mot en fabriquant une nouvelle machine. Si l’avenir est de transformer l’humain en machine (comme le pensent les transhumanistes), alors il n’y a plus rien à dire et à faire sinon bricoler dans un garage, comme Steve Jobs, pour fabriquer des robots supérieurs à l’homme et qui permettront de devenir milliardaire.

© Serge Muscat, Octobre 2020.

1Cf Bernard Stiegler, Ars industrialis, Réenchanter le monde, éd. Flammarion, 2006.

Petite traversée dans le monde du tourisme.

Comme l’a si bien montré Michel Houellebecq, il n’y a rien de plus simple que de se transformer en touriste. Il suffit de franchir la porte de n’importe quelle agence de voyage et de se « laisser guider » depuis le départ jusqu’au retour. Tout est prévu d’avance et est soigneusement planifié. Le parcours du zoo humain est balisé et toutes les sécurités sont là pour parer à l’imprévu.

Les touristes ont la particularité de dépenser leur argent dans le pays où ils arrivent. Ils sont donc une sorte de « ressource » financière que les pays s’arrachent. L’industrie du tourisme est une grande usine qui rapporte beaucoup d’argent. Mais que signifie exactement être touriste à l’ère des « loisirs programmés » ?

Le touriste comme parfait anti-chercheur ou l’idiot qui regarde tout ce qu’on a prévu de lui montrer

Le touriste ne fait essentiellement attention qu’à deux choses : l’architecture et la cuisine locale. Tout le reste lui échappe. La population touristique est un peu particulière. Elle n’a aucune ressemblance avec ce que l’on nomme un sociologue ou un ethnologue. Le touriste d’agence de voyage est par définition aveugle et sourd. La seule chose qu’il souhaite est de se « distraire ». Et les agence de voyage ont tout prévu pour réaliser ce souhait.

Le propre d’un parcours touristique est d’être justement un « parcours », c’est-à-dire une suite de lieux prévus pour être regardés. Alors se pose la question de savoir pourquoi ce parcours plutôt qu’un autre a été choisi ? Cette question élémentaire, le touriste ne semble pas se la poser. Il écoute avec attention ce que « l’animateur » a choisi de lui dire et de lui montrer. Et lorsqu’il n’y a pas d’animateur, le touriste suit le groupe majoritaire pour se rassurer, en se disant que « puisque tout le monde va dans cette direction, c’est qu’il y a quelque chose à voir ». Aussi ces touristes ne regardent-ils rien d’autre que ce que l’on préparé pour eux afin de ne pas voir ce qui serait gênant.

Une culture n’est pas seulement l’architecture et la cuisine locale

Ce qui se présente en premier lieu au touriste est l’architecture. La plupart du temps s’opère une vision sommaire des bâtiments qui donne une vague idée de la culture dans laquelle il est immergé. Et comme il faut se nourrir trois fois par jour, en second lieu intervient le type de cuisine que trouve le touriste dans l’endroit où il séjourne. Et encore, ces deux éléments peuvent être fabriqués dans une autre culture, comme par exemple dans les grandes chaînes d’hôtels internationaux de cinq étoiles, où les personnes vivent en circuit fermé sans avoir de contacts approfondis avec la vie des habitants du pays.

Le touriste est de ce fait aux antipodes de ces étudiants qui vont étudier à l’étranger. Car le touriste n’étudie rien et n’est bon qu’à prendre de mauvaises photos qu’il montrera à ses amis avec fierté. La population touristique se déplace par ailleurs en grands groupes afin de former une micro-société, une sorte de bulle dans laquelle les individus préservent leur culture sans se mélanger à la culture locale, ou alors avec une grande distance. Pour toute médiation ils ont un animateur qui leur explique dans leur langue l’histoire de telle ou telle architecture ou de telle place publique. Le touriste est satisfait de ce pâle vernis culturel que distille l’animateur. Le soir, chacun rentre dans sa chambre d’hôtel en imaginant des histoires plus ou moins féeriques qu’il racontera à ses amis et collègues de travail en espérant les faire rêver.

Le retour

Le touriste doit bien revenir dans sa tribu. Son séjour « artificiel » ne lui a pas appris grand-chose sinon savoir dire bonjour, au revoir et merci dans la langue du pays qu’il a visité. Il a rapporté des gadgets fabriqués en Chine en se disant que ces objets sont le reflet de la culture du pays où il a séjourné. Il doit retourner au travail, supporter son chef de service autoritaire et qui pratique le taylorisme. Il ne lui reste plus qu’à faire de nouvelles économies pour pouvoir faire un autre séjour touristique dans un autre pays par le biais d’une agence de voyage. Et lorsque, ainsi, il aura « visité » une dizaine de pays, il se dira que c’est un aventurier qui a parcouru le monde

© Serge Muscat – Décembre 2017.

L’envers du décor

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Lorsque je vais au cinéma ou regarde une vidéo, comme la plupart des spectateurs, je plonge dans les profondeurs du rêve éveillé en percevant une réalité plus attirante que celle du quotidien à laquelle nous sommes tous confrontés.

A une époque où étaient diffusés des sitcoms sur TF1, j’ai voulu aller voir de plus près ce qu’il y avait réellement derrière ce petit écran qui fascine tant les foules.

Les sitcoms dont je parle s’intitulaient « Le miel et les abeilles », « Hélène et les garçons », « Premiers baisers », « Les filles d’à côté », etc. Toutes ces productions qui s’imposaient aux heures de grande audience provenaient d’AB productions, dont je n’avais alors jamais entendu parler. Je consultai donc un annuaire et trouvai l’adresse de cette société implantée à Saint-Denis.

*

La première chose qui me frappa lorsque je descendis du train était la grisaille qui pesait sur ce lieu. Une grisaille constituée par une crasse qui semblait s’être abattue sur toute l’architecture. Cet endroit de Saint-Denis ne recelait que des entreprises. C’était en fait une zone industrielle dans laquelle on pouvait trouver des locaux vastes à un prix modéré.

Lorsque je regardais les quelques cafés proches de la gare et les usines dressées les unes derrière les autres tout le long du chemin pour arriver chez AB productions, j’avais la sensation de traverser un gigantesque garage automobile. Tout, dans cet endroit, paraissait huileux, graisseux. De plus il émanait un vacarme épouvantable provenant d’une route à grande circulation sur laquelle défilaient d’interminables suites de camions. L’air était nauséabond et imprégné de gaz d’échappement.

Tandis que je marchais, je pensais à la quiétude bourgeoise dépeinte dans les sitcoms. Ainsi les émissions feutrées que diffusait TF1 étaient réalisées en ces lieux sordides. Comment pouvait-on avoir encore la force de sourire dans un endroit pareil ? Ces comédiens tant décriés par le milieu du cinéma avaient en fin de compte beaucoup de talent pour abuser ainsi les téléspectateurs. Venir ici chaque matin, dans un univers aux couleurs de plomb, et jouer des rôles d’étudiants amoureux et insouciants, alors qu’à cinquante mètres se trouvait le monde difficile des sous-prolétaires qui travaillaient dans les usines.

Alors que je réfléchissais à tout cela, j’arrivai soudain devant l’immeuble d’AB productions. L’architecture, assez basse, ressemblait à un grand hangar. Cependant, toute la surface était recouverte de panneaux de verre sur lesquels on pouvait voir se refléter la décrépitude industrielle environnante. Je m’approchai de l’entrée principale et entrai dans les studios.

Immédiatement je fus choqué par le contraste. A l’intérieur des murs aux teintes pastelles supportaient des photographies encadrées de tous les personnages qui jouaient dans les sitcoms. En franchissant le couloir qui menait aux plateaux de tournage, j’avais la sensation d’avoir changé de ville, comme lorsqu’on passait de Sarcelles à Neuilly. Deux univers antagonistes s’affrontaient à partir de ces quelques milliers de mètres carrés que comportait AB productions. Au dehors régnaient la misère et la violence sous des formes diverses, tandis qu’ici rayonnait autre chose, quelque chose de difficilement définissable d’où se dégageait une sorte de calme visuel. Peut-être était-ce dû à toutes ces photographies de vedettes du petit écran qui plongeaient le visiteur dans un rêve éveillé.

Lorsque j’arrivai enfin au bout du couloir, j’accédai aux plateaux de tournage. Ce fut soudain le désenchantement. D’un monde vaporeux, je passai à une réalité brute et brutale. Tout un tas d’équipements avec des treuils, des panneaux de bois peints, des chaînes, des lanières, des morceaux de ruban adhésif, des rouleaux de câbles électriques, des projecteurs, des caméras énormes d’où pendaient des tas de fils, bref, j’avais la sensation de me retrouver, comme tout à l’heure, dans un garage.

L’endroit où je me trouvais n’était pas véritablement un plateau de tournage mais plutôt le lieu où l’on rassemblait tout le matériel. Sur ma droite se dressaient des panneaux de bois de mauvaise qualité sur lesquels on avait grossièrement appliqué une couche de peinture. A première vue, ces panneaux étaient déplacés par des treuils fixés en hauteur. Parmi eux, il me sembla reconnaître un décor utilisé dans un sitcom. Ainsi, sans presque rien faire, le petit écran transformait le plomb en or. De ces vulgaires morceaux de bois jaillissait la douillette maison bourgeoise affichée sur des millions de téléviseurs. Telle une baguette magique, la caméra transformait tout ce qu’elle fixait avec son objectif. Et dans ces sitcoms, les situations les plus dramatiques se métamorphosaient en scènes d’humour, parfois cocasses, laissant penser aux téléspectateurs que le monde dans lequel ils vivaient portait la marque du merveilleux. Comme un antalgique calmait la douleur, la télévision apaisait les souffrances des hommes. J’en étais même arrivé à cette hypothèse que si les chaînes de télévision cessaient brusquement d’émettre, il y aurait une révolution parmi les populations.

Je continuai à marcher un peu au hasard et vit une grande porte dont l’un des deux battants était ouvert. Je m’avançai et glissai ma tête dans l’ouverture. Je découvris une très vaste salle comportant des rangées de sièges avec, tout au fond, une scène de théâtre. Je réfléchis un instant et pris soudain conscience que ce lieu était celui où l’on filmait les émissions en direct et en public de Dorothée. D’un coup tout bascula dans ma pensée. Ainsi ce n’était donc que cela… Dans cet espace inerte, mort et seulement éclairé par une faible lumière de veille, la magie du monde de la jeunesse avait totalement disparu comme l’image s’effaçant d’un poste de télévision lorsqu’on coupait l’électricité. Comment cet endroit presque sinistre avait-il pu, une fois retransmis par les caméras, m’apparaître comme étant enchanteur et identique aux visions de l’enfance? Ce n’était que le miracle de l’image animée qui embellissait les laideurs du monde.

Je détournai mon regard de cette salle et continuai ma promenade dans les locaux. J’entendis soudain des voix provenant de ma gauche, là où s’enfonçait un petit couloir. Je pris la direction de ce dernier et débouchai sur un plateau de tournage. Sans s’occuper de ma présence, des comédiens préparaient une scène dans un décor représentant l’intérieur d’un navire de croisière. Les hommes étaient habillés en uniforme de marin tandis que les femmes portaient des robes. AB productions c’était un peu cela : un navire de croisière échoué sur les récifs des usines sales et bruyantes. A quelques mètres de moi, je pouvais discerner tous les détails corporels et vestimentaires des comédiens. La vision en était tellement précise que toute magie avait disparu ; de cette magie qui se dégageait des films ou des photographies sur lesquels les imprécisions des formes étaient complétées par l’imaginaire du regardeur. Sur ce plateau de tournage tout me donnait une impression de rafistolage et de bricolage. Toutefois, il régnait une atmosphère conviviale et bon enfant.

Afin de ne pas trop me faire remarquer, je sortis du plateau et repris ma déambulation au hasard des couloirs. J’aperçus alors une porte ouverte qui donnait sur une salle obscure. Ou plutôt (je m’en rendis compte en m’approchant) une faible lumière émanait de la salle, cette dernière n’étant en fait qu’un autre plateau de tournage.

Seul au milieu de ce décor ayant quelque ressemblance avec les maisons de poupées, tout m’apparaissait avec une confuse étrangeté. Car ce décor que j’avais reconnu comme étant celui utilisé pour le sitcom intitulé « le miel et les abeilles » rassemblait en un seul lieu, sur un même niveau, toutes les pièces de l’appartement présentées dans l’émission. A ma droite je reconnus la chambre de jeune fille, un peu plus au centre il y avait la salle à manger, et à gauche se dressait le comptoir d’un bar où filles et garçons se réunissaient pour bavarder en flirtant. Comme lorsque je m’étais trouvé dans la grande salle utilisée pour les émissions en direct de Dorothée, un profond désenchantement me pénétra. Tout paraissait ici si étriqué, si fragile, que cela me donnait l’impression de visiter un appartement-témoin fabriqué à la hâte. Les murs séparant les pièces n’étaient constitués que de simples panneaux de bois dans lesquels étaient incrustées des fenêtres cachées par des rideaux. Les décors demeuraient après tout sans grande importance ; car le spectacle reposait sur les comédiens. Et sans eux, sur ce plateau désert, rien n’était capable d’allumer l’imagination.

Tandis que je regardais les détails de l’architecture, un groupe de cinq personnes entra sur le plateau. L’une d’elles faisait des commentaires en expliquant aux quatre autres le fonctionnement du plateau de tournage. Je ne pus déterminer si ces gens étaient des journalistes, des réalisateurs en quête d’un studio, ou simplement des techniciens venus étudier le fonctionnement des appareillages. La personne qui servait de guide donnait une profusion d’informations sur les projecteurs et l’éclairage en général ainsi que sur les caméras et le traitement de l’image. Le déballage de toute cette technique, mise au service des amours juvéniles dont relevaient les scénarios, déclenchait en moi une profonde nausée. Partout régnaient en fait la technique et la négociation. La douleur de la vie et la cruauté humaine demeuraient soigneusement camouflées sous des couleurs tendres et des plaisanteries anodines. Les monstruosités de l’existence se trouvaient noyées dans un verre de grenadine.

Pendant que le groupe de personnes continuait sa visite, je pris le chemin de la sortie du plateau avec, au fond de moi, une certaine amertume. Je passai à nouveau devant les décors en bois puis m’engageai dans le long couloir garni de photographies des vedettes du petit écran.

Une fois sorti d’AB productions, le contact avec l’extérieur me provoqua comme un électrochoc. Le ciel était toujours aussi gris, la route toujours aussi bruyante et l’architecture demeurait toujours aussi crasseuse. Le pas lourd, je pris le chemin de la gare et rentrai à Paris dans un train bondé de voyageurs.

© serge Muscat 2013

Second Life ou la dernière vie

C’est sur le développement de l’économie de marché que s’est développé l’industrie encore récente du jeu vidéo.

Depuis les premiers jeux que l’on trouvait dans les cafés et dans les salles prévues à cet effet, jusqu’à l’apparition des ordinateurs individuels, les jeux n’ont cessé d’être un moyen de compensation de toutes les frustrations fabriquées par le capitalisme. Depuis des lustres maintenant, des psychologues nous disent que les jeux vidéo sont pour ainsi dire inoffensifs, et qu’ils ne génèrent que dans de très rares cas des pathologies. Cependant, cette compensation entrevue par les producteurs de jeux vidéo a servi et sert encore de fond de commerce à l’essor toujours plus intensif des productions de toutes sortes.

En cette période de crise économique profonde est apparu le jeu Second Life. Alors que l’aliénation capitaliste atteint un stade tel, que les individus en arrivent à se suicider sur leur lieu de travail, le jeu Second Life propose aux internautes de vivre dans l’imaginaire tout ce que l’économie de marché empêche de réaliser par les salariés.

Dans ce jeu, le comble de la perversion est atteint en faisant payer aux « joueurs » des simulacres de vie par le biais d’une carte bancaire. Ainsi la personne qui ne peut s’acheter un logement ou avoir plus simplement du temps libre trouve dans ce jeu la possibilité de se faire construire une villa virtuelle à son goût, moyennant une somme modique de quelques euros, d’habiller son avatar avec des vêtements virtuels portant la griffe des plus grands couturiers. L’entreprise du nom de Linden Lab qui récupère cet argent pour une poignée de rêves engrange des bénéfices sur le dos de ces hommes et de ces femmes dont la vie professionnelle n’apporte que frustrations et voire même, dans certains cas, pathologies.

Le rêve à crédit fonctionne bien pour les damnés à qui la société n’offre qu’une malheureuse condition de prolétaires écrasés sous le poids du capitalisme planétaire. Les joueurs ont choisi la pilule bleue de Matrix afin de ne pas se réveiller sur une réalité cauchemardesque constituée par la basse condition sociale de ceux pour qui la vie est synonyme de précarité et d’angoisse.

Ainsi pour quelques euros ou quelques dollars, les joueurs vivent-ils une vie de prince en s’inventant des dialogues selon l’humeur du moment et les caractéristiques de leur imaginaire qui travaille avec le refoulé. On y trouve une ambiance plutôt détendue, avec des discours gradués qui vont depuis des propos d’adolescent attardé jusqu’à des discours plus élaborés pour ceux qui décident de vraiment jouer le jeu de la « seconde vie ». Une seconde vie qui n’est en fait que celle de la schizophrénie. Deux vies représentatives de l’aliénation dans la société de production capitaliste qui sépare l’individu de sa fonction dans l’entreprise où les classes sociales s’affrontent.

Second Life est un jeu où la socialisation virtuelle ne se fait non plus sur la fonction mais sur l’individu même en tant qu’être. Pas de classes sociales prononcées dans ce jeu malgré les différents habits que portent les avatars des joueurs. Le dédoublement de personnalité ne vient en fait que compenser la schizophrénie première par une autre forme de schizophrénie

établissant une sorte d’équilibre. L’être humain cherche toujours à compenser un déplaisir par un plaisir réparateur, fut-il imaginaire.

Dans ce jeu règne en maître la consommation. Ainsi voit-on un long défilé de gadgets de toutes sortes: vêtements, coiffures, véhicules, alcools, accessoires divers, etc. L’univers de la marchandise dont parlait Guy Debord se déploie ici en force. Cependant, d’un certain point de vue, le joueur est dupe deux fois. Une première fois en endossant une personnalité fictive qui ne fait que le mener dans une impasse; et une deuxième fois en achetant des objets fictifs allant de la simple chemise à la maison avec son terrain, pour ne vivre qu’un rêve digne de celui de Matrix, avec toutes les conséquences que cela comporte. La fétichisation de la marchandise atteint ici son apogée avec les univers virtuels constitués de pixels éphémères.

Avec Second Life, à partir d’un travail minimal, nous entrons dans la boucle de l’argent qui produit de l’argent qui, à son tour, produit de l’argent. Le travail est ici relégué au second plan. La seconde vie est une vie spéculative. Les joueurs procèdent à une surenchère pour obtenir toujours plus d’objets variés venant alimenter leur rêve de seconde vie. Objets dont certains sont élaborés par les joueurs eux-mêmes pour les revendre ensuite en étant payés par une monnaie fictive, le L$.

Lorsque la société n’offre plus qu’un monde bouché, fleurissent alors comme au printemps les mondes virtuels qui ne résoudront pas les problèmes de société. Lorsque l’autruche sortira la tête de son trou virtuel, elle risquera probablement de constater un monde dévasté qu’aucun jeu vidéo ne pourra reconstruire ■

© Serge Muscat.

 

 

La distorsion du temps

Et ce temps qui ne semble pas passer, dans la fulgurance de la brièveté d’une vie. Nous flottons dans la subjectivité sans jamais découvrir la réalité. Comment ne pas être écartelé dans cette élasticité de l’instant.

La nuit remue, comme disait Henri Michaux. Ça tangue tel un navire devenu fou dans la tempête. Passage du désespoir à l’espoir, dans un va-et-vient incessant, noyé dans un monde peuplé d’ordinateurs. Dans la forêt des réseaux nous cherchons vainement un sens à l’existence ; sens qui se dérobe à la moindre de nos actions quotidiennes. Ces petits riens qui nous aident à vivre, pour nous dire enfin : « ce n’était donc que cela ! »

Alors on redemande un peu de temps en suppliant la Grande Horloge de nous épargner encore pour un jour. Il nous reste à réaliser toutes ces petites choses qui donnent un peu de piquant à la vie. L’incessant appel du progrès nous intime de ne pas baisser les bras, d’aller toujours de l’avant. Personne ne sait ce qu’il y a au bout du chemin, mais nous avançons tout de même avec espoir.

Les ingénieurs conçoivent des machines démesurées, en essayant de palier à notre fragilité. On souhaiterait rallonger ce temps que la biologie nous impose. Mais nos jeunes années d’étudiant reculent comme l’horizon. Nous tous, chercheurs qui nous demandons ce que nous faisons ici. Comment la longueur d’une année peut-elle être aussi courte dans un simple souvenir ? Le passé se contracte et quant au futur, il est informe et incertain. Toujours cette sensation de vivre les mêmes choses malgré nos prouesses technologiques. L’éternel recommencement avec nos smartphones de plus en plus intelligents. Peut-être un jour ces rectangles bourrés d’électronique répondront-ils à la question : « que dois-je faire de ma vie ? »

En attendant, le soleil va se lever avec la promesse de ne pas répéter la journée d’hier.

© Serge Muscat – Septembre 2020.

Lecture buissonnière de « Les sciences ça nous regarde » de Lionel Larque et Michel Pestre

L’environnement est une préoccupation récente car à l’époque du 18e siècle beaucoup d’entreprises polluaient les grandes villes. C’est ce qui ressort de l’article de Jean-Baptiste Fressoz. La pollution des usines dévastaient les cultures aux alentours sans que les compagnies agricoles eussent la possibilité d’intervenir. La disparité géographique où se trouvent ces usines produit des zones défavorisées socialement alors que les quartiers bourgeois ne possèdent pas sur leur sol ces usines polluantes. D’autre part les usines créent des quartiers ouvriers dépourvus d’équipement sociaux et culturels. Et ceci s’accentue avec la mondialisation où des quartiers entiers sont uniquement consacrés à la production industrielle.

Les brevets : un frein ou une incitation à la recherche ?

Depuis l’analyse du génome, le vivant est de plus en plus breveté, et les deux tiers de ces brevets sont détenus par des entreprises privées. Ainsi le profit financier devient l’élément moteur de l’incitation à la recherche. De plus, les détenteurs de brevets placent ceux-ci en situation de monopole en ce qui concerne la fabrication des produits directs et dérivés. Ce qui grippe toute la chaîne de la recherche. Aussi faut-il que les États interviennent pour modifier cette exclusivité qu’ont certaines firmes. Le cas de Microsoft est un très bon exemple de monopole absolu. La vente liée de Windows avec les ordinateurs est une vente forcée. Il a fallu des batailles juridiques interminables pour avoir la possibilité pour le client d’acheter un ordinateur sans Windows. Nous dépassons ici le cadre du monopole de brevet pour entrer dans le cadre du racket pur et simple. Pendant des dizaines d’années Microsoft, par sa situation de monopole, a empêché la recherche pour créer d’autres systèmes d’exploitation. Il a fallu que la licence libre apparaisse pour que d’autres systèmes voient le jour. De ce fait le brevet est un frein à l’innovation, un frein qui repose sur l’économie capitaliste.

La science au service des idéologies

La science n’a pas le monopole de la vérité. Les pires horreurs peuvent être produites au nom de la science. De plus la science n’est qu’un mode de connaissance parmi d’autres. Vouloir tout ramener à la science relève du scientisme. La science possède ses contradictions, ses impasses et aussi ses sectes. Elle n’est pas immunisée contre les dérives que l’on rencontre dans d’autres domaines de la connaissance. C’est au nom de la science que l’on tue, que l’on torture et que l’on fait des expériences abjectes. L’employeur principal des scientifiques à longtemps été le service des armées. C’est à cause des guerres que de grandes avancées scientifiques ont eu lieu. On nous présente souvent le scientifique comme étant un homme pacifiste et sage, en oubliant que des scientifiques sont aussi responsables de millions de morts.

Le passage des sciences aux technosciences

Les sciences existent depuis bien longtemps. Le désir de savoir fait partie de la nature humaine. Mais durant une longue période, la connaissance pure était détachée des applications directes de la vie quotidienne. Et ensuite on a demandé à la science qu’elle devienne une technoscience, en un mot qu’elle soit utile à la vie quotidienne. A partir de ce moment, le rôle des universités a changé. De simple société savante, elle est devenue une université faite pour former des personnes à un métier. La connaissance ne fut plus désintéressée et entra dans la sphère marchande. Et le processus n’a fait qu’évoluer dans ce sens jusqu’à nos jours avec un utilitarisme forcené. Nous en sommes à présent arrivés à un stade où il n’y a plus que des technosciences

(Janvier 2021)

L’impossible voyage, de Marc Augé

Le tourisme de masse est un phénomène récent. Dans son ouvrage intitulé « L’impossible voyage », Marc Augé nous dépeint un univers touristique avec une grande acuité concernant ce mal du 21e siècle. La planète est de plus en plus détruite avec ce tourisme qui ne ressemble en rien à un voyage d’étude, comme cela se pratiquait avant ce tourisme de masse. L’auteur analyse ici le kitsch généralisé de ce marché qu’est le tourisme. Si nous continuons sur cette pente, il n’y aura bientôt plus de ressources à cause de ces voyages où tout est artificiel. Marc Augé lance ici un appel avant que le monde ne se transforme en un gigantesque parc d’attraction où les hommes seront totalement aliénés.

Paris

Je n’ai jamais pu comprendre ce qui fascinait tant les touristes dans cette ville que l’on nomme Paris. Tout y est artificiel et sent le piège commercial pour attirer le passant et lui vider son porte-monnaie. La ville de lumière n’est qu’un gigantesque commerce où la plupart se font plumer dans des distractions stupides et qui n’ont aucune substance sur les éléments essentiels de la vie. Paris n’est belle que lorsqu’on est amoureux et que l’on fait plus attention aux yeux de celle qu’on aime qu’à ses marchands de pacotilles. Tout y est superficiel et vulgaire. Avec le temps, je ne fais plus attention à la laideur de cette ville qui transpire l’artifice. Paris n’est faite que de marchands avides que je méprise. Finir sa vie dans cette ville est un non-sens total. Mais on s’habitue à l’horreur, aux mensonges des commerçants, à toute cette puanteur de la société de consommation. Paris est une ville abjecte, tout juste bonne pour réaliser des cartes postales. Mais l’habitude nous joue des tours, et pour partir il ne faut pas être seul.

Regards croisés sur quelques séries

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Série qui n’a pu être imitée, Chapeau melon et bottes de cuir possède néanmoins des éléments filmiques communs avec les autres séries télévisées des années 70 comme Les envahisseurs ou Le prisonnier. Cette période était florissante pour ce qui concernait la créativité. Il faut dire que toute cette ébullition était également liée à la guerre froide et à la fin, non très lointaine, de la seconde guerre mondiale.

Si nous regardons par exemple la série Les envahisseurs, nous constatons que pas une seule fois David Vincent est vu en train de prendre un repas ou d’avoir le front qui transpire, même sous un soleil ardent. Le personnage principal semble ne pas avoir de corps et n’éprouver aucune émotion. Il est presque aussi froid que les créatures qu’il poursuit.

David Vincent est un architecte fantôme qui ne fréquente quasiment jamais les chantiers. Quant à John Steed, ce n’est guère plus convaincant. La mythologie des personnages de séries repose sur le fait que ces derniers ont un corps tout autant qu’ils n’ont pas de corps réel, tels des dieux ou des déesses. D’autre part, si Roland Barthes avait souligné le rôle de la sueur dans le cinéma américain, dans les séries la transpiration est inexistante.

Les ressorts des séries ne sont pas les mêmes que ceux du cinéma. Par le fait même qu’une série repose sur un grand nombre d’épisodes, tout réalisme demeure impossible. Car la série est par essence totalement irréelle. Le même mécanisme se produit au cinéma avec les trilogies. Intuitivement nous disons que le deuxième, puis le troisième film ou plus sont « moins bons » que le premier. C’est qu’une fiction réaliste ne peut être réalisée que dans un seul film en un seul épisode. 2001 l’Odysée de l’espace aurait était dénaturé si Stanley Kubrick en avait fait une trilogie.

A présent regardons d’un peu plus près la série culte des années 70, Le prisonnier. L’emblématique numéro 6 pourrait être l’objet d’une longue analyse. Nous pourrions dire que chacun de nous peut devenir le numéro 6. Ainsi cet univers fermé sur une île dotée d’une multitude de moyens de surveillance est-il propre à devenir fou. Cependant le protagoniste résiste avec une force ingénieuse avec laquelle nous nous identifions. Les numéros 2 successifs s’acharnent sur lui, mais il résiste avec vigueur.

Un autre élément concerne la dépersonnalisation des habitants du village. Il est intéressant de remarquer aussi que ceux qui dirigent le village portent également des numéros.

Cette série était bien en avance sur son temps puisque la surveillance omniprésente dont font l’objet les habitants se retrouve réalisée avec l’évolution de l’informatique actuelle. Le village de cette série est en fait devenu le village global, avec la surveillance généralisée dont font l’objet des populations de plus en plus nombreuses sur la planète.

Toutes les tentatives de fuite du village sont infructueuses où cependant au dernier épisode il réussit à s’enfuir. Dans celui-ci il est face à un public cagoulé et participe à un jugement fictif avant de quitter l’île.

Après ces épisodes, le contraste est saisissant avec « la vie retrouvée » dans la capitale londonienne. De numéro 6, il retrouve enfin son identité, son prénom et son nom. Le village n’a pas eu raison de lui et il n’a pas donné les informations que le numéro 2 tentait de lui extirper

© Serge muscat 2022.

La photographie et le cinéma au service du consumérisme

Dès l’utilisation de la photographie dans l’imprimerie, la publicité fit un usage intensif de cette technique pour promouvoir les produits des entreprises. Ce fut le début de la consommation de masse jusqu’à ce que nous connaissons aujourd’hui. Sans la photographie utilisée dans les journaux et les magazines, la marchandise n’aurait pas pu faire l’objet d’une diffusion de masse comme ce fut le cas. L’industrie du luxe a par exemple fait appel aux photographes les plus talentueux pour mettre en avant ses produits. Sans photographie, pas de visibilité massive des marchandises et pas de déclenchement du désir. Car le consommateur est un être désirant. Le développement du capitalisme et de la consommation de masse repose donc sur la « représentation » des produits qui incite à déclencher leur achat. La photographie est donc la meilleure alliée de l’industrie de masse.

Pour Walter Benjamin, la photographie industrielle est en quelque sorte une dégénérescence de la photographie artistique. Comme il le remarque dans les passages parisiens, la construction industrielle a pris le pas sur la construction issue des beaux arts. L’industrie a tout surpassé jusqu’à parler de nos jours « d’industries culturelles ». L’ingénieur a détrôné l’artiste sur son propre terrain qui est celui de la création artistique. De ce fait, l’artisanat a été remplacé par l’ouvrier spécialisé et l’industrie capitaliste.

Dans les photographies d’Eugène Atget c’est tout ce monde artisanal en train de disparaître qui est mis au premier plan avec une certaine mélancolie. Cet univers désuet attire particulièrement Walter Benjamin car il représente le vieux Paris, une capitale pas encore menacée par l’industrialisation. C’est également le moment où la photographie n’est pas encore totalement industrielle et où elle conserve un certain caractère expérimental. Mais l’industrialisation fera disparaître cet univers bucolique pour laisser la place aux cheminées des usines et au développement de la pellicule 35 millimètres qui deviendra un standard de la photographie et du cinéma, même si d’autres formats ont gravité autour.

Le monde marchand a détrôné tout un savoir-faire détenu par les grands photographes qui maîtrisaient de façon artisanale la photographie. La bourgeoisie souhaitant être immortalisée sur la plaque photographique, elle fut la meilleure clientèle de ces marchands attirés par l’appât du gain. A cette époque, de nombreux portraitistes peintres se lancèrent dans le portrait photographique pour gagner leur vie. Le portrait fut l’élément fondamental qui caractérisa l’essor de la photographie pendant très longtemps. Par ailleurs, avec le développement intense de la société de consommation, la photographie est devenue le médium principal sans lequel la publicité est difficilement efficace. Ainsi les affiches publicitaires ont suivi tous les développements de l’imprimerie, avec la couleur et les grands formats. La photographie véhicule aussi bien les œuvres purement artistiques que l’image des produits de consommation courante. Walter Benjamin sent cela venir puisque l’affiche photographique est relativement récente dans l’histoire de l’imprimerie. Il relève également le caractère politique de la photographie. Car une photographie est toujours un acte politique, elle n’est jamais « neutre ». Photographier c’est s’engager politiquement. Les photo-journalistes qui doivent respecter une certaine éthique ne sont pas neutres lorsqu’ils réalisent une photographie. Il y a même parfois des images qui déclenchent des scandales.

Walter Benjamin note également le caractère contre-révolutionnaire du cinéma, par le fait que celui-ci fonctionne avec le capitalisme. Au cinéma le culte des stars participe à l’idéologie libérale avec son star-système. L’art est perverti en n’étant plus au service d’un acte révolutionnaire. Walter Benjamin relève cette contradiction du cinéma qui est avant tout un art capitaliste, même si ce n’était pas le cas au tout début de la création de cet art. Il parle ainsi du cinéma : « L’acteur de cinéma […] est à tout moment conscient1. Il sait, tandis qu’il se tient devant les appareils, que c’est au public qu’il a affaire en dernière instance : au public des consommateurs, qui constituent le marché. Ce marché sur lequel il ne s’offre pas seulement avec sa force de travail, mais aussi avec sa peau et ses cheveux, son cœur et ses reins […]. Le culte des stars encouragé par le capitalisme du cinéma entretient ce charme magique de la personnalité, désormais perverti depuis longtemps par sa dimension mercantile. »

Le cinéma n’a donc plus rien à dire comme l’avait compris Guy Debord et Isidore Isou. Des années 40 jusqu’à nos jours, le cinéma est resté une machine commerciale qui vend du rêve et endoctrine les esprits. Seule une infime partie de la production cinématographique a encore un message qui transformera la société dans ses récits. Tout le reste n’est qu’abrutissement et commerce très lucratif sur lequel se greffent la presse people, les chaînes de télévision et tout un tas de produits dérivés. Walter Benjamin avait pressenti ce qui est, au 21e siècle, la société du divertissement capitaliste avec ses parcs d’attraction et la disneylandisation de la société. Cela a commencé dès les trente glorieuses. C’est autour de cette époque que Walter Benjamin écrit ses textes sur l’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique et Paris capitale du 19e siècle. Toutes les prémisses du futur qui arrivera sont dans ses écrits. Aussi pose-t-il un regard très clairvoyant sur le monde en devenir et sur les sociétés de masses

© Serge Muscat – avril 2017.

1Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, éd. Allia, Paris, 2011, p. 59.