Parler de l’utilité d’une connaissance amène à nous poser la question de savoir ce que l’on appelle « utile ». La peinture est-elle utile, la musique est-elle utile, la philosophie est-elle utile ? Si comme le disait Vladimir Jankélévitch lors d’une conférence, un couteau sert à couper, une fourchette sert à manger, mais à quoi sert la philosophie ? Ou alors nous pourrions dire également à quoi sert la littérature ou la poésie en particulier. Et les questions seraient ainsi sans fin.
Il semble en fait que toutes les activités humaines soient utiles et nécessaires. Aussi dire d’une connaissance qu’elle est utile reste sans signification car toutes les connaissances sont utiles à partir du moment où elles apportent du sens.
Si selon la pyramide de Maslow la connaissance utile est celle qui se trouve tout en bas de la pyramide, alors nous pourrions penser que l’agronomie fait partie des connaissances utiles par excellence. Seulement ce n’est pas aussi simple que cela. Les activités humaines ont depuis longtemps été très diversifiées. Et sur l’histoire de l’humanité, l’industrie n’est qu’un point minuscule qui s’est substitué à l’artisanat. Dire que l’industrie repose sur des connaissances utiles est aussi absurde que de dire que l’espèce humaine a atteint son point culminant avec la réalisation des usines. Une civilisation ne se mesure pas à la taille de son industrie. Le degré de civilisation est aussi la structure sociale d’une société, sa production artistique et culturelle au sens large, et une multitude d’autres facteurs.
Le questionnement sur les connaissances utiles et non utiles rejoint la polémique sur les activités essentielles et non essentielles durant la pandémie de Covid-19. Il y a en fait une intrication généralisée entre tous les champs de la connaissance, et tout est relié par des boucles systémiques. Dans ces conditions, il est impossible de modifier un élément sans en même temps modifier tout le système. Par conséquent, tout élément du système est utile et essentiel. Déjà Auguste Comte avait essayé de dresser une hiérarchisation des savoirs avec le positivisme. Hiérarchisation arbitraire car il n’y a pas de hiérarchie mais des relations liant toutes les sciences entre elles.
Dans notre société capitaliste l’utilité d’une science est corrélée avec sa rentabilité économique. En d’autres termes, ce qui se vend est utile. Lorsque l’on ramène toutes les activités humaines à des critères économiques, il y a forcément des sciences « perdantes » qui semblent ne pas avoir une grande utilité. Il en est ainsi, par exemple, de la linguistique dont la seule application industrielle serait les applications informatiques comme le traitement de la parole. Ce sont les partisans de la connaissance dite utile qui dénigrent ce genre de science comme la linguistique. Un master de ressources humaines se vend incomparablement mieux qu’un master de phonologie. Par contre, l’économie qui est une science de l’imprécis est nettement mise en avant parce qu’elle traite notamment de la propriété, des coûts et des profits.
Pour revenir à la connaissance dite « utile » qui fait grossir le PIB d’un pays, il est clair que, par exemple, la sociologie n’est pas une science que les patrons affectionnent. Un sociologue à l’usine n’est pas un élément indispensable pour faire fonctionner les chaînes de montage. De plus, le sociologue fait souvent émerger des informations qui dérangent les patrons et ceux qui dirigent la société. Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant en sont des illustrations pertinentes. Il faut bien voir que le taylorisme ne se préoccupait guère du confort et de la santé des ouvriers. Le profit est le seul critère qui importe dans la stratégie des patrons. Aussi un sociologue est-il un élément perturbateur dans une organisation. Ses connaissances ne sont pas utiles dans une usine. Quant au psychologue qui est censé dans la société apaiser les maux des travailleurs, il a également un double rôle en sélectionnant les employés au service des ressources humaines. Les « mauvais éléments » sont écartés de l’entreprise par le psychologue.
La psychologie est ici une science utile lorsqu’elle est au service de l’entreprise. Dans le cas contraire elle s’oppose à l’entreprise lorsqu’elle prescrit par exemple des arrêts de travail pour un burn-out causé par un chef tyrannique.
Nous voyons donc que la notion d’utilité est ambivalente, et que ce qui peut sembler inutile peut être très utile dans certaines situations. Aussi la polémique sur les activités utiles et celles inutiles est-elle vaine.