Bien qu’étant infiniment complexe, le corps humain n’est après tout constitué que d’un tronc et de cinq membres. Et à l’extrémité des membres inférieurs on trouve ce qui, à mes yeux, constitue les éléments les plus laids chez l’homme : deux pieds.
Comme pour bien d’autres choses, mes premières impressions concernant les pieds datent de l’enfance. En ayant vu tout d’abord les pieds de mes parents puis, par la suite, ceux de mes petits camarades. Il a cependant fallu que j’atteigne environ l’âge de cinq ans pour que les pieds, et plus particulièrement les pieds d’autrui, m’apparaissent avec une certaine étrangeté. Ce fait est d’autant plus troublant que les autres parties du corps se présentaient à mon esprit comme allant de soi. Je trouvais une certaine harmonie dans la constitution des bras, du tronc et de la tête tandis que les pieds venaient tout gâcher dans l’équilibre de cet édifice d’os et de chair. Cette sensation de difformité et de laideur n’a d’ailleurs fait que s’accentuer avec les années. Car, en fin de compte, que peut-il y avoir de plus laid qu’un pied chez l’homme ? Sur le talon se forme souvent de la corne, la longueur et la forme des orteils font penser à des griffes, et l’ossature qui constitue le pied forme de hideuses bosses ressemblant presque à des abcès.
Si la main est une partie noble du corps par le fait qu’elle permet d’agir et de modifier la nature, le pied est quant à lui convoqué pour une bien basse besogne qui consiste à supporter tout le poids de l’homme.
On peut dire d’une main qu’elle est de pianiste ou bien d’ouvrier, d’intellectuel ou de manuel, qu’elle est d’une précision de chirurgien ou bien gauche et maladroite ; mais que peut-on dire d’un pied ? Pas grand-chose sinon qu’il est laid et bête.
Les ongles des mains, lorsqu’ils sont bien entretenus, donnent à ces dernières une certaine esthétique ; ce qui n’est pas le cas pour le pied. Qu’ils soient courts ou longs, les ongles des pieds trahissent l’animalité chez l’homme.
Considérant cette partie du corps comme étant insolite, j’ai avec le temps accumulé de nombreuses observations sur le pied ainsi que sur ce qui le protège, à savoir la chaussure.
Si l’habillement des individus est dans bien des cas lié à des circonstances aléatoires, il n’en est pas de même pour la chaussure. De tout ce que nous mettons sur notre peau, la chaussure est probablement l’objet qui donne le plus fidèle reflet de notre personnalité. Bien que le pied soit caché par la chaussure, on devine néanmoins certaines caractéristiques de celui-ci. Ainsi les hommes aux grands pieds par rapport à leur taille n’ont-ils pas la même personnalité que les hommes aux pieds menus. Lorsque les chaussures sont aérées, comme par exemple les sandales, la longueur et la forme des ongles en disent long sur les individus. Si « le visage est le miroir de l’âme », le pied l’est également.
Pourtant, malgré l’incapacité du pied à égaler la main, il s’est forgé avec ce mot qui le désigne une multitude d’expressions pour parler de l’homme. Ainsi le pied est-il devenu dans la vie de tous les jours le porte-parole de nos états d’âme.
Avec l’âge, nos pieds sont bien souvent les premiers témoins de notre flétrissure. Avoir mal aux pieds est chose beaucoup plus courante que d’avoir mal aux mains.
Tandis que nous marchons avec insouciance les mains dans les poches, la conscience d’avoir des pieds reste permanente jusqu’à la décrépitude totale qui nous emmène finalement six pieds sous terre.
Copyright 2002 – Serge Muscat.