Bifurcations dans les domaines de l’art

L’œuvre d’art comme foisonnement du signifié

Analyser en quoi une œuvre d’art tend à déjouer les différentes interprétations que l’on peut en donner relève, pourrions-nous dire, d’une tentative vaine. Pour une raison simple et très complexe en même temps: une œuvre d’art est justement une œuvre d’art par le fait qu’elle ne délivre jamais la totalité de ses significations possibles. Car si l’interprétation d’une œuvre était définitivement circonscrite, alors nous ne serions plus en présence d’une œuvre d’art. Ce qui caractérise une œuvre d’art est justement le fait qu’elle soit ouverte comme le dit Umberto Eco1. Ouverte dans le sens où celle-ci offre un foisonnement de significations sans toutefois que ce foisonnement soit du bruit2. C’est un foisonnement qui possède cependant une cohérence et non un éparpillement anarchique3. L’art est justement ce qui ne peut être l’objet d’une explication4.

L’œuvre d’art traverse les époques parce qu’à chaque moment de l’histoire elle laisse échapper du signifié comme une pieuvre fait jaillir un nuage d’encre dans l’eau claire.

L’ambivalence de l’œuvre et de son créateur

L’œuvre d’art ne relevant pas de l’objet utilitaire, c’est-à-dire du produit de consommation courante, nous pourrions penser que l’artiste est détaché de toute forme de production inscrite dans le cadre de notre société de consommation. Or ce n’est pas le cas. L’artiste réalise une œuvre qui n’est pas un objet utilitaire mais qui pourtant se transforme en marchandise. Car la rétribution de l’artiste, afin qu’il puisse vivre, passe par la transformation de son œuvre d’art en marchandise. Aussi l’œuvre d’art a-t-elle un statut ambigu. Car d’un côté c’est un objet non utilitaire (qui est différent d’un produit de consommation courante) tandis que d’un autre côté l’œuvre se transforme en marchandise afin que l’artiste puisse vivre de son art5 tout en ayant une certaine indépendance. Tel Janus, l’œuvre d’art possède donc deux faces qui au premier abord semblent antagonistes6. De ce fait, même si certains marxistes ont dit que l’art représente l’apogée du capitalisme, nous pensons au contraire que la transformation de l’œuvre en marchandise est une solution bien appropriée pour l’artiste afin qu’il puisse vivre avec des ressources décentes tout en étant totalement libre de toute forme de pression. Evidemment, cela dépend aussi de la nature du pouvoir politique en place.

La consommation culturelle

Il est bien difficile de penser qu’il existe un universel de l’interprétation artistique. Le foisonnement actuel laisse perplexe plus d’un commentateur averti en ce qui concerne l’histoire de l’art. S’il en est ainsi, peut-être est-ce parce que les ressources signifiantes ont été utilisées durant ces dernières années avec beaucoup d’audace et d’ingéniosité. Et contrairement à ce qu’en pense Yves Michaud7 (qui par ailleurs a fait un travail remarquable avec l’UTLS), il nous semble que ce « foisonnement » représente dans l’ensemble plus un bienfait qu’une perte pour l’art, même si certaines créations sont discutables.

Le problème ne se situe pas tant au niveau des artistes qu’au niveau du public. Probablement est-ce la ruée vers les loisirs qui est l’élément fondamental de la modification du statut de l’art. A notre époque, le public goûte les saveurs de l’art beaucoup plus pour se distraire que pour tenter de comprendre l’étrangeté qu’est le fait de vivre.

Le créateur, l’œuvre et son public

L’évolution de l’art soulève de bien nombreuses et épineuses questions quant à son rapport avec le public. Avec la naissance du cubisme et de l’abstraction, le large public s’est rapidement senti déstabilisé sur le plan de la compréhension. Tant que l’art était figuratif, nous pouvons dire que les œuvres touchaient n’importe quel public. Il suffisait au pire des cas de comprendre par exemple qu’il y avait une chaise si une chaise était peinte ou sculptée par un artiste. Le figuratif rendait l’art accessible à tout le monde par le fait justement de donner l’impression que « tout demeurait compréhensible ». Même pour le public le plus humble, il lui suffisait de reconnaître tel ou tel objet et d’y accoler des mots pour obtenir la satisfaction d’une sorte de compréhension. A la question « c’est quoi? », il suffisait de dire « c’est une chaise ou un arbre ». Le figuratif était et demeure encore une sorte de passeport pour le public de masse sans aucune distinction. Nous pouvons dire que c’est une forme d’art de masse comme l’est par exemple la chanson populaire ou la photographie de famille. Car c’est un art qui a la particularité de paraître compréhensible de tous, du maçon au savant, de l’analphabète à l’homme de lettres. J’insiste sur ce point particulier car si je parle par exemple des œuvres de Paul Mc Carthy ou de Michel Journiac, nous allons très rapidement voir poindre les difficultés du rapport des œuvres avec le public. Probablement est-ce à partir du cubisme où tout a commencé à basculer au niveau du rapport des œuvres avec le public de masse. D’un coup il y a eu une coupure franche parmi les amateurs d’art, et pour la première fois peut-être, si nous regardons par exemple le travail de Bourdieu sur les « loisirs culturels », la peinture n’a plus été un art de masse. A partir du moment où le simple processus d’identification (au sens de Saussure) n’a plus été possible parmi certaines personnes du public, l’art est entré dans un autre monde. Le public de masse s’est écrié: « ça ressemble à rien… c’est n’importe quoi… c’est de la fumisterie… je fais pareil en jetant des pots de peinture sur des toiles… c’est de l’escroquerie ». Bref, d’un point de vue sociologique, nous voyons que le discours du public concernant l’art est très révélateur sur la façon dont les œuvres sont perçues. Depuis donc cette coupure, l’art n’a plus été un art de masse. Pour s’en convaincre, il suffirait par exemple de montrer à la télévision quelques œuvres présentées dans ART PRESS de janvier 1994 et de recueillir les avis du public pour rapidement s’apercevoir des réactions!

Probablement le passé et la répétition sont-ils responsables de cette difficile sensibilisation du public de masse à l’égard de l’art contemporain. Car dans les domaines de la création, comme le dit Casamayor en parlant d’un sujet différent mais parallèle, « c’est parce que le passé nous fascine que nous entrons dans l’avenir à reculons ». En effet, dans nos sociétés pèse une indéracinable croyance en l’éternel recommencement. Il en est cependant tout autrement. « Le passé [nous dit Casamayor8] peut être une maladie dévorante car le spectacle des phénomènes naturels nous incite à lui donner beaucoup d’importance. Cette fameuse succession des saisons, des nuits et des jours nous trompe. Elle nous fait croire à une répétition alors qu’il n’en est rien. Si un jour succède à l’autre ce n’est jamais le même. Il n’existe pas un seul phénomène dont on puisse dire avec exactitude qu’il se « reproduit ». D’ailleurs user du verbe « se reproduire » est un abus de langage et un détournement de sens. Ce qu’on appelle « se reproduire », c’est en réalité « engendrer ». La reproduction est juste en ce sens que les hommes engendrent des hommes et non des animaux ou des arbres, mais ce ne sont jamais les mêmes».

Ainsi, le créateur doit-il avoir de la mémoire tout en sachant en même temps oublier afin de progresser dans sa démarche sans sombrer dans l’écueil de la répétition9. C’est aussi pour cette raison que Marcel Duchamp à été qualifié « d’empêcheur de tourner en rond ». Car pour beaucoup d’hommes, qu’ils soient artistes ou non, leur vie est basée sur la répétition. Répétition de la culture familiale, répétition de la profession des parents, répétition des valeurs transmises par les institutions académiques. Comment, dans ces conditions, découvrir de nouvelles voies d’exploration si chacun choisit les pantoufles de la répétition.

Copyright Serge Muscat 1990.

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1Cf. Umberto Eco, L’œuvre ouverte, Ed. du Seuil, 1965 pour la traduction française.

2 La notion de bruit est ici empruntée aux théories de la communication.

3 Aussi est-ce pour cela que Jean Cocteau disait: « en art, toute valeur qui se prouve est vulgaire ».

4 Au sens cartésien.

5 Les peintres vendent leurs tableaux, publient des catalogues en touchant des droits d’auteur, etc.

6 Cf. Mikel Dufrenne, Art et politique, Ed. UGE, 1974.

7Cf. Yves Michaud, L’artiste et les commissaires, Ed. Jacqueline Chambon, 1989.

8Casamayor, La tolérance, Ed. Gallimard, 1975.

9A propos de la répétition, voir l’article de Molly Nesbit intitulé Les originaux des readymades: le modèle Duchamp, Les cahiers du Musée national d’art moderne, n°33, automne 1990.

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