Toute discussion est un malentendu

Tout individu est emmuré dans ce qui constitue sa « personnalité ». Toute confrontation d’un homme avec un autre homme pourrait être considérée comme étant une effraction et un malentendu. L’autre ne comprends jamais ce que l’on exprime. Et c’est dans cette incompréhension qu’émerge du sens.

Bien entendu, il y a les théories de la communication utilisées par les linguistes, mais malgré toutes ces tentatives d’explications, il n’empêche que la communication repose toujours sur un malentendu, une impossibilité fondamentale à comprendre ce que dit l’autre. Ce qui fait que nous n’en finissons jamais de parler pour réajuster le discours qui s’échappe comme une anguille au fur et à mesure que l’on tente de se faire comprendre, en sombrant dans le labyrinthe des mots qui renvoient indéfiniment à d’autres mots. Nous sommes pris dans l’étau de la convention et du dépassement de cette convention de la langue.

Sans entrer dans la problématique des linguistes, depuis les premiers travaux de Saussure, comme par exemple le rapport du signifiant au signifié, il y a un réel problème qui est que le langage renvoit inextricablement à lui-même et que nous sommes ballottés d’un renvoi de mots à d’autres mots. En ce sens, le langage est une structure fermée sur elle-même dont seuls les arts visuels et la musique nous permettent de sortir. Et même les arts visuels et la musique sont également l’objet d’un discours articulé, comme si le langage venait pallier à un manque de ces arts qui sembleraient ne pas se suffire à eux-mêmes. Pourtant, si les arts visuels et la musique existent, c’est parce que le langage ne peut pas tout exprimer. Ainsi des chercheurs ont analysé et codifié les distances entre les individus et ont appelé cette science la proxémique (dont Edward T. Hall est le précurseur). Ce qui montre bien que le langage articulé n’est pas un élément de communication complet.

D’une manière ou d’une autre, dès que l’on analyse une chose, que cela soit un art, une science, etc, nous en revenons toujours à la problématique du langage. On pourrait donc se dire à juste titre que la linguistique est la science des sciences et qu’elle est au fondement de tous les autres savoirs. Nos cinq sens seraient même influencés, dans leur perception, par le langage. D’où son importance primordiale, comme l’ont bien compris les psychanalystes, dans la structuration d’un individu.

Les groupes sociaux et leurs différentes manières de parler

S’il est déjà difficile de se faire comprendre dans un groupe social homogène, il est encore plus difficile de communiquer lorsque les groupes sociaux sont différents, c’est-à-dire lorsque les classes sociales ne sont pas les mêmes. Car, par exemple, le vocabulaire de la classe ouvrière est essentiellement l’argot, alors que les différentes strates de la bourgeoisie utilisent la langue « standard », c’est-à-dire celle enseignée à l’école. Or la plupart des enfants de la classe ouvrière refusent de parler la langue qui est enseignée à l’école, ce qui complique encore plus la situation de communication. Lorsque l’un dit « travail », un autre dit « boulot » et encore un autre dira « taf ». Il n’y a pas que les logiciels qui deviennent de plus en plus volumineux ; il y a également les dictionnaires qui prennent une taille tellement importante que leur manipulation devient difficile sous la forme papier, et l’on finit par les informatiser et les mettre sur Internet.

Nous vivons dans un monde de jargons où le nombre des mots augmente sans cesse. Dans ces conditions le dialogue devient de plus en plus un malentendu. Nous n’en finissons pas de parler pour tenter de faire comprendre un fait ou une idée à un interlocuteur, avec des mécanismes de redondance pour essayer d’exprimer les choses avec le plus grand nombre de codes qu’il est possible d’exprimer. La masse d’informations devient tellement gigantesque que nous en arrivons à inventer des ordinateurs quantiques pour augmenter massivement la puissance de traitement. Toutefois, l’humain parle, lit et écrit toujours à la même vitesse ; ce qui nous pousse vers un paradoxe insurmontable où l’homme est totalement dépassé par la vitesse des machines. C’est également ce fait qui produit des discours de plus en plus hachés et rapides, un peu comme sous la forme de clips. La discussion est un art de la lenteur. Dans un monde où l’on communique des bribes de phrases par téléphone mobile et où des outils comme Twitter limitent les messages à un style télégraphique, il n’est pas étonnant que nous ayons beaucoup de difficulté à nous comprendre.

Le bruit cacophonique généré par les médias de masse et la vulgarisation

La cacophonie généralisée avec un nombre croissant de chaînes de télévision et de radios brouille totalement « les informations pertinentes », comme le disait Pierre Bourdieu. Pour diminuer ce « bruit », qui de plus surcharge le cerveau d’informations qui ne donnent aucun outil critique, l’individu devrait fermer le robinet médiatique et faire un choix entre ce qui est « pollution informationnelle » et une « information éclairante » pour le sain développement de son esprit critique. Cet apprentissage du discernement est réalisé par l’école. Par conséquent ceux qui ont fait peu d’études ne savent pas trier l’information et prennent ce qu’ils pensent être un savoir et qui ne l’est en fait pas, ce qui n’est qu’une opinion comme le disait Gilles Deleuze lorsqu’il parlait de la nature de la télévision. Le peu de connaissances « critiques » qu’elle communique est un savoir tellement sous-vulgarisé qu’il n’apporte en fait strictement rien à l’individu pour son développement personnel, et produit même une vision biaisée de la réalité. Il en est de même pour les magazines où les écrits ne sont que des opinions, sans poser de problématique et de tenter de la résoudre. C’est par exemple ce qui se déroule dans les magazines consacrés au cinéma. Chaque journaliste propose son opinion (j’ai aimé ou je n’ai pas aimé) sur tel ou tel film sans élaborer la moindre théorisation.

Ainsi, dès que l’on s’adresse à un grand nombre de personnes, le message est modifié, dénaturé, jusqu’à être vidé de sa réelle substance signifiante. Vouloir être compris par tout le monde revient en fait à n’être compris de personne, car ce tout le monde n’existe pas ; c’est seulement un concept qui aide à penser le multiple.

Enfin nous dirons que le plus grand mal de notre siècle, où règnent les médias de masse, est la vulgarisation à outrance où tout le monde souhaite se faire comprendre de tout le monde

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