Le ready-made de Marcel Duchamp a jusqu’à nos jours fait beaucoup parler de lui. Cette esthétique de la banalité questionne sans cesse sur ce qui est ou n’est pas de l’art. Si tout objet de la vie quotidienne devient une œuvre d’art à partir du moment où il est exposé dans un musée, la définition de l’art (si définition définitive il y a) devient problématique. Aussi nous posons-nous la question de savoir si le ready-made est transposable en musique ? Si nous regardons par exemple Fontaine ou la Pelle à neige, un bruit industriel peut-il devenir une œuvre musicale ? Si les Pink Floyd furent parmi les premiers à introduire des bruits de la vie quotidienne dans la musique, leurs créations ne sont toutefois pas composées uniquement de cela. Si le bruit de la caisse enregistreuse est utilisé dans le morceau intitulé Money, il y a néanmoins une musique « traditionnelle » qui englobe ce bruit de caisse. Un ready-made musical intégral ferait donc entendre uniquement le bruit de la caisse enregistreuse. Peut-on dans ce cas encore parler d’art de la musique ? On sait que des compositeurs comme Pierre Henry et Pierre Schaeffer se sont adonnés à des expérimentations musicales peu courantes, notamment dans le domaine de la musique concrète. Et on pourrait se demander si la musique concrète est un ready-made dans le monde musical.
Procéder à une analogie entre les arts plastiques et les autres arts permet de mieux se poser la question de la légitimé artistique du ready-made de Marcel Duchamp. En appliquant ce principe au cinéma, le film d’amateur et de famille serait donc de l’art en puissance ! Nous laisserons de côté la notion d’art brut développée par Jean Dubuffet ; car l’art brut n’est pas un ready-made. Le ready-made n’est qu’une banalité transfigurée en « art » par le biais d’un regard différent porté sur les objets de la vie courante. Jean-Pierre Burgart critique à ce propos le caractère non artistique du ready-made. Comme il l’écrit dans le titre d’un de ses ouvrages1, ce n’est qu’un avatar de la banalité. « L’art à l’état gazeux », dont parle Yves Michaud2, a commencé avec le ready-made et poursuit son chemin jusqu’à nos jours en clamant que « tout est art », puisque c’est le regardeur qui fait l’œuvre d’art. A partir de là toutes les déclinaisons sont possibles et le monde devient un gigantesque musée à contempler…
Si un ballon dans un aquarium est une œuvre d’art, alors n’importe quel cataclysme devient une œuvre grandiose. Dans ce cas, les photographes peuvent se frotter les mains et mitrailler tout ce qui se présente devant eux, puisque le spectacle du monde est potentiellement de l’art. Selon ces procédés, de simples photographies de famille ou une photo d’identité deviennent des photographies d’art.
Il en est de même avec le caractère « d’étrangeté » d’une œuvre. Si tout ce qui est étrange est de l’art en barre, alors nous vivons sur une planète-musée, car l’étrangeté est ce qu’il y a de plus répandu et de plus banal dans notre vie quotidienne. Durant toute notre vie le monde nous semble chaque jour étrange et différent de ce que l’on percevait la veille. Le sentiment d’étrangeté est une des choses les plus partagées par les humains. Cette sensation ne peut donc pas être un critère pour qualifier une œuvre d’art. Il n’y a rien de plus étrange et de jubilatoire qu’un ready-made. On oscille sans cesse devant son spectacle entre la farce et l’étrangeté qui nous amènent à nous dire : « Mais quelle est donc l’intention de l’artiste ? »
Il n’y a aucune intention dans le fait d’exposer une pelle à neige, sinon le désir de choquer justement par la banalité extrême.
Nous voyons donc que quel que soit l’art considéré, la démarche du ready-made ne donne aucun résultat artistique, que cela soit pour le cinéma, la photographie ou la musique. Le ready-made de Marcel Duchamp est un scandale en soi. Et ce scandale se perpétue toujours à l’entrée du 21e siècle, car nombreux sont les disciples de cet artiste qui n’a cessé de se moquer de nous ■
© Serge Muscat – mars 2018.
1Cf. Jean-Pierre Burgart, Le ready-made original, Avatars de la banalité, Paris, éd. Sens & Tonka, 2014.
2Cf. Yves Michaud, L’artiste et les commissaires, Nîmes, éd. Jacqueline Chambon, 1989.
Afin de donner un éclairage complémentaire sur notre propos, voici une archive radiophonique sur l’art analysé par Pierre Bourdieu: cliquer ici.