Je n’utilise plus de marque-page pour lire des livres

Savoir s’arrêter dans un livre a-t-il un sens ? On prend sa respiration, on médite un instant, puis on reprend sa lecture. Si l’on ne sait pas retrouver le fil d’un discours en faisant défiler les pages et que le marque-page nous est indispensable, c’est probablement parce que nous n’avons rien compris à la fausse linéarité d’un livre. Lorsque l’on plonge dans les propos d’un ouvrage comme dans une eau claire, le marque-page devient alors superflu. Car chaque phrase est soigneusement archivée dans les tiroirs de la mémoire, et à peine ouvrons-nous à nouveau le livre que nous savons où nous nous trouvons dans le discours de l’écrivain. De plus, pourquoi serions-nous obligés de suivre la numérotation des pages ? J’imagine parfois des livres sans pagination, où le propos de l’auteur serait notre seul guide. Pourquoi ne commencerions-nous pas par les dernières pages d’un livre ? Cela éliminerait tous les mauvais romans à intrigue qui ne tiennent que par leur dénouement. Car toute fin est arbitraire et artificielle. Cela ne s’arrête jamais, tout est une suite perpétuelle que seule la mort stoppe définitivement. Aussi la fin d’un livre est-elle aussi un début. Dans ces conditions, commencer par la première page n’a-t-il pas plus de sens que de commencer par la dernière.

Laisser un livre s’ouvrir au hasard est aussi une joie que l’on devrait enseigner à l’école. Ainsi les élèves deviendraient-ils des dadaïstes sans le savoir. Ouvrir les pages d’un livre au hasard, c’est analyser un texte en profondeur. Rien n’empêche de revenir sur les passages déjà lus au cours d’une deuxième ou d’une troisième lecture. Combien de lecteurs n’ont-ils pas lu de brefs passages d’un livre au hasard avant de l’acheter ou de l’emprunter dans une bibliothèque. Comme on goûte la nourriture, il nous faut goûter les propos de l’auteur afin de savoir s’ils sont à notre convenance. D’autre part à notre époque où la littérature et le cinéma sont envahis par ce qu’on appelle le thriller, ouvrir un livre au hasard, et surtout à la dernière page, permet de ne pas dépenser son argent dans un livre à intrigue. Car ouvrir un livre au hasard c’est aussi désamorcer l’intention de certains auteurs de nous manipuler avec des fictions dont tout repose sur la chute finale.

Les jours qui s’écoulent n’ont aucun marque-page pour repère. Si un livre doit représenter la vie, alors le livre doit être comme l’existence, c’est-à-dire sans repères particuliers et d’une circulation fluide où chaque instant a toute son importance. Le livre de la vie peut être un peu jauni, mais il reste toujours lisible par les plus jeunes afin qu’il transmette sa pensée aux générations successives.

Lorsque vous ouvrez un dictionnaire au hasard, vous êtes pris dans un tourbillon de renvois à d’autres endroits du dictionnaire, et ceci d’une manière presque interminable. Dans cet inextricable jeu de correspondances où chaque mot en appelle à un autre mot, il est bien difficile de marquer une quelconque page. Dans cette architecture flottante de papier, vous rebondissez telle une boule de billard dans tous les recoins de l’ouvrage. Impossible dans une telle mouvance de fixer un point d’ancrage.

Le marque-page tout comme le surligneur sont des résidus de l’école sans avoir réussi à atteindre vraiment la maturité. Un livre truffé de marque-page révèle un esprit inquiet et incertain. Ce ne sont là que des béquilles intellectuelles qui ne servent en fait à pas grand-chose sinon à embrouiller un peu plus la pensée. Ne pas se laisser emporter par l’ordre apparent d’un livre est une sage discipline. Et remonter le cours d’eau tel un saumon est encore la meilleure solution pour comprendre les propos d’un auteur

© Serge Muscat – mars 2018.

Une réflexion au sujet de « Je n’utilise plus de marque-page pour lire des livres »

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *