Second Life ou la dernière vie

C’est sur le développement de l’économie de marché que s’est développé l’industrie encore récente du jeu vidéo.

Depuis les premiers jeux que l’on trouvait dans les cafés et dans les salles prévues à cet effet, jusqu’à l’apparition des ordinateurs individuels, les jeux n’ont cessé d’être un moyen de compensation de toutes les frustrations fabriquées par le capitalisme. Depuis des lustres maintenant, des psychologues nous disent que les jeux vidéo sont pour ainsi dire inoffensifs, et qu’ils ne génèrent que dans de très rares cas des pathologies. Cependant, cette compensation entrevue par les producteurs de jeux vidéo a servi et sert encore de fond de commerce à l’essor toujours plus intensif des productions de toutes sortes.

En cette période de crise économique profonde est apparu le jeu Second Life. Alors que l’aliénation capitaliste atteint un stade tel, que les individus en arrivent à se suicider sur leur lieu de travail, le jeu Second Life propose aux internautes de vivre dans l’imaginaire tout ce que l’économie de marché empêche de réaliser par les salariés.

Dans ce jeu, le comble de la perversion est atteint en faisant payer aux « joueurs » des simulacres de vie par le biais d’une carte bancaire. Ainsi la personne qui ne peut s’acheter un logement ou avoir plus simplement du temps libre trouve dans ce jeu la possibilité de se faire construire une villa virtuelle à son goût, moyennant une somme modique de quelques euros, d’habiller son avatar avec des vêtements virtuels portant la griffe des plus grands couturiers. L’entreprise du nom de Linden Lab qui récupère cet argent pour une poignée de rêves engrange des bénéfices sur le dos de ces hommes et de ces femmes dont la vie professionnelle n’apporte que frustrations et voire même, dans certains cas, pathologies.

Le rêve à crédit fonctionne bien pour les damnés à qui la société n’offre qu’une malheureuse condition de prolétaires écrasés sous le poids du capitalisme planétaire. Les joueurs ont choisi la pilule bleue de Matrix afin de ne pas se réveiller sur une réalité cauchemardesque constituée par la basse condition sociale de ceux pour qui la vie est synonyme de précarité et d’angoisse.

Ainsi pour quelques euros ou quelques dollars, les joueurs vivent-ils une vie de prince en s’inventant des dialogues selon l’humeur du moment et les caractéristiques de leur imaginaire qui travaille avec le refoulé. On y trouve une ambiance plutôt détendue, avec des discours gradués qui vont depuis des propos d’adolescent attardé jusqu’à des discours plus élaborés pour ceux qui décident de vraiment jouer le jeu de la « seconde vie ». Une seconde vie qui n’est en fait que celle de la schizophrénie. Deux vies représentatives de l’aliénation dans la société de production capitaliste qui sépare l’individu de sa fonction dans l’entreprise où les classes sociales s’affrontent.

Second Life est un jeu où la socialisation virtuelle ne se fait non plus sur la fonction mais sur l’individu même en tant qu’être. Pas de classes sociales prononcées dans ce jeu malgré les différents habits que portent les avatars des joueurs. Le dédoublement de personnalité ne vient en fait que compenser la schizophrénie première par une autre forme de schizophrénie

établissant une sorte d’équilibre. L’être humain cherche toujours à compenser un déplaisir par un plaisir réparateur, fut-il imaginaire.

Dans ce jeu règne en maître la consommation. Ainsi voit-on un long défilé de gadgets de toutes sortes: vêtements, coiffures, véhicules, alcools, accessoires divers, etc. L’univers de la marchandise dont parlait Guy Debord se déploie ici en force. Cependant, d’un certain point de vue, le joueur est dupe deux fois. Une première fois en endossant une personnalité fictive qui ne fait que le mener dans une impasse; et une deuxième fois en achetant des objets fictifs allant de la simple chemise à la maison avec son terrain, pour ne vivre qu’un rêve digne de celui de Matrix, avec toutes les conséquences que cela comporte. La fétichisation de la marchandise atteint ici son apogée avec les univers virtuels constitués de pixels éphémères.

Avec Second Life, à partir d’un travail minimal, nous entrons dans la boucle de l’argent qui produit de l’argent qui, à son tour, produit de l’argent. Le travail est ici relégué au second plan. La seconde vie est une vie spéculative. Les joueurs procèdent à une surenchère pour obtenir toujours plus d’objets variés venant alimenter leur rêve de seconde vie. Objets dont certains sont élaborés par les joueurs eux-mêmes pour les revendre ensuite en étant payés par une monnaie fictive, le L$.

Lorsque la société n’offre plus qu’un monde bouché, fleurissent alors comme au printemps les mondes virtuels qui ne résoudront pas les problèmes de société. Lorsque l’autruche sortira la tête de son trou virtuel, elle risquera probablement de constater un monde dévasté qu’aucun jeu vidéo ne pourra reconstruire ■

© Serge Muscat.

 

 

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