Ce 21e siècle est le siècle de la technique. Toute connaissance doit désormais aboutir à une technologie concrète. Nous sommes happés par la gadgetisation de la société. Monde du couteau suisse avec lequel nous voudrions nous tailler une vie sur mesure. Si la technique nous aide à vivre, elle n’est cependant pas la totalité des connaissances humaines. Et toute connaissance n’aboutit pas obligatoirement à une technologie. Ce n’est pas la technique qui donne l’orientation d’une vie. L’ingénierie de la connaissance reste tributaire des techniques de l’ingénieur. Et l’ingénieur ne théorise pas, ou très peu. Il fabrique seulement. Le correcteur orthographique n’est pas la linguistique et le moteur de voiture n’est pas la physique. Les techniciens sont les sophistes de la philosophie. C’est ce qui fait la différence entre un Thomas Edison et un Nicolas Tesla. Le premier est un technicien sans vergogne, alors que le second est un savant.
Dans notre société de consommation qui dure depuis cinquante ans, nombreux sont ceux qui ne savent pas discerner l’accessoire de l’essentiel. Tous les savoirs ne sont pas sur le même plan. Il y a des connaissances qui aident à vivre, et d’autres qui au contraire nous agitent et nous égarent. Comme le dit Bernard Stiegler, « il y a eu un bel âge de la consommation1 », avec des produits utiles en soulageant les individus des tâches quotidiennes. Puis la technique s’est généralisée à toutes les activités humaines. Or la technique ne pense pas, ou du moins ne pense pas aux conséquences de ses actions. La technique a un champs de réflexion très restreint. Elle ne s’occupe de sciences que si cela est utile à la fabrication d’un produit.
Nous arrivons à un stade où l’industrie touche tous les secteurs de l’activité humaine. Nous ne pensons pas que cela soit une bonne chose, notamment dans les domaines de la culture et de l’enseignement. Que les universités deviennent des entreprises est néfaste pour la connaissance et la recherche fondamentale. Du reste, les grandes écoles (qui sont calquées sur le modèle des entreprises) ne font quasiment pas de recherche fondamentale. Pour cette dernière il faut se tourner du côté des universités et des instituts de recherche.
La ruse technicienne
La ruse technicienne repose sur « l’art accommoder les restes ». C’est un savoir-faire beaucoup plus qu’un savoir théorique, la théorie étant ce qui rend compte du réel. Pas de grande découverte, donc, chez le technicien, mais le système D. Fabriquer des produits avec les théories existantes, telle est la tâche du technicien. L’innovation se fait avec l’existant, jusqu’au moment où l’on fait des découvertes dans les sciences fondamentales. Et il faut beaucoup de temps pour trouver des applications à une découverte. L’utilitarisme des entreprises est rarement en résonance avec le monde de la recherche fondamentale. Il est par exemple bien difficile de trouver une application à une découverte archéologique. Et ce n’est ici qu’un cas de figure parmi beaucoup d’autres. La manie de vouloir appliquer les connaissances à la technologie est une maladie récente dans le long chemin de l’histoire des sciences. Cette maladie se nomme le libéralisme, qui a pour corollaire le profit. Or on ne fait pas de profit en produisant des connaissances dont la seule utilité est de connaître.
Si on savait ce que l’on cherche, on ne ferait plus de découvertes !
La bêtise technicienne n’a jamais rien compris à ce qu’était et sera la recherche fondamentale. Bien souvent hommes aux gros doigts, les techniciens ne sont bons qu’à bricoler. Et quand ils sont entrepreneurs, ils s’occupent du concret le plus primaire. Ils ont, ce qu’appelait Pierre Goguelin, une intelligence concrète. Expression paradoxale puisque ce qui caractérise l’intelligence est justement la capacité à faire des abstractions !
Tant que les entreprises voudront orienter la recherche des chercheurs, il n’y aura pas de découverte majeure. La liberté du chercheur est la condition première pour essayer de trouver quelque chose. La recherche n’est pas de l’ingénierie contrairement à ce que croient beaucoup de gens. Et du reste, en sciences humaines et sociales, je ne vois pas ce que pourrait trouver un ingénieur. A moins qu’on invente par exemple l’ingénierie de l’anthropologie !
Pour conclure, je dirais que ce 21e est d’une médiocrité accablante tant nous sommes envahis par la culture technologique. La recherche fondamentale est tournée en dérision par les hommes de la technique qui veulent toujours avoir le dernier mot en fabriquant une nouvelle machine. Si l’avenir est de transformer l’humain en machine (comme le pensent les transhumanistes), alors il n’y a plus rien à dire et à faire sinon bricoler dans un garage, comme Steve Jobs, pour fabriquer des robots supérieurs à l’homme et qui permettront de devenir milliardaire.
© Serge Muscat, Octobre 2020.
1Cf Bernard Stiegler, Ars industrialis, Réenchanter le monde, éd. Flammarion, 2006.