Lorsque
tout se produit à l’envers au cours d’une vie, il nous faut
accepter une fois cette existence écoulée, que le bon ordre des
choses n’ait pas été trouvé. Tout dans l’univers avait un
ordre, les étoiles naissaient puis mourraient. Il en était de même
pour les hommes. Sans la compréhension de cet ordre, nous ne
pouvions que traverser ce bref éclair qu’était l’existence que
comme une erreur de compréhension de la nature. Il en était ainsi.
Depuis deux kilomètres qu’elle marche, elle commence peu à peu à sentir mieux son corps. Elle avait choisi de faire cette petite randonnée pour le bienfait de la marche, mais aussi pour le plaisir du contact avec la nature. Marcher était toujours une sorte de confrontation avec soi-même. Sentir le sol sous ses pieds et gérer l’équilibre qui semblait simple et naturel, alors que tout dans la marche nécessitait de mobiliser un système d’une grande complexité pour coordonner la multitude de muscles du corps, l’amenait à réfléchir, car la marche et la pensée demeuraient très liées, et c’était du reste pour cette raison que de nombreux philosophes étaient également des marcheurs invétérés.
Elle avait envisagé de faire un parcours de quinze kilomètres, ce qui était déjà une distance qui nécessitait de fournir un effort assez important. Autour d’elle s’étendaient de très nombreux arbres dont elle aimait respirer les senteurs.
En ce jour qu’elle avait choisi, il n’y avait personne sur le parcours pédestre, car c’était un moment creux de la fréquentation des terrains de la région. Elle avançait d’un pas rapide, comme à son habitude, en posant néanmoins un regard attentif et curieux sur les éléments qui constituaient son parcours.
Ces derniers temps elle s’était trouvée à faire des choix et prendre des décisions, et marcher l’aidait à mieux réfléchir sur les options qu’elle devait prochainement choisir. Il y avait dans l’existence, des moments clefs où les actions que l’on faisait avaient une très grande importance. Et se concentrer sur la manière d’ajuster ses pas sur un terrain faiblement accidenté, lui permettait de mieux réfléchir comment elle allait aborder ce qui était une étape importante de sa vie. Il y avait certaines décisions et certains actes qu’on ne faisaient pas « à la légère », et elle percevait le sérieux de ce qu’elle devait entreprendre.
Tout en laissant derrière elle les centaines de mètres parcourus, elle savait qu’elle devrait faire ce qu’elle avait déjà fait il y avait des années, c’est-à-dire aller à la rencontre d’un homme, en espérant que cela se passerait mieux que la première fois où elle avait fait cette tentative. Le contexte n’était à présent plus du tout le même. Et cet homme l’attendait avec impatience et depuis très longtemps. Ce qui était bien différent que lors de sa première tentative réalisée à l’université.
En marchant, toujours d’un pas rapide, elle essayait de prévoir comment le premier contact visuel allait se produire. Quel allait être le premier mot prononcé, et par lequel des deux ? Situation bien difficile à prévoir avec précision. Elle savait que ce contact allait être d’une très grande importance, et qu’elle serait, tout comme cet homme, dans une situation embarrassante pour ne pas trop manifester son désir, rien que par le simple fait d’entamer des échanges. Situation qu’elle prévoyait délicate, surtout pour le premier contact avec lui. Et il en était strictement de même pour cet homme, comme cela s’était produit la première fois où elle était venue à sa rencontre à l’université.
Elle espérait que peut-être l’humour permettrait de communiquer plus facilement. Elle avait beaucoup de difficulté, elle qui faisait souvent des prévisions, à entrevoir la manière dont cela allait se passer. Puis elle finissait par se dire qu’il ne fallait pas trop chercher à anticiper, et qu’il valait mieux laisser couler l’instant présent où cela se produirait. Elle pensait que dans ces moments là, seule l’intuition était le bon repère. Et il se disait aussi la même chose, ce qui faisait que tous les deux ne feraient pas appel à la raison. Et c‘était bien mieux ainsi.
Il serait heureux de la voir, et il en serait de même pour elle. Et peut-être réussiraient-ils à enfin s'embrasser, ce qu'ils n'avaient jamais pu faire. Et le reste était sans aucune importance. Elle méditait sur tout cela, en marchant d’un pas rapide.
Tout livre devrait
s’expatrier. Tels des oiseaux migrateurs, les livres sont faits
pour voyager. Imaginez l’espace d’un instant, avec l’invention
de l’aviation, les milliers de livres qui voyagent par les airs
chaque jour, à chaque instant, et qui apporteront un moment de joie
en passant par l’ouverture des boites aux lettres.
C’est à un double voyage
que le livre convie : le premier est le transport physique du
livre ; le second est le voyage du lecteur en parcourant le
livre.
Le livre, si c’est l’espoir
d’un auteur qui met sa pensée à plat, c’est aussi parfois le
désespoir et le seul refuge pour retrouver une lumière dans
l’obscurité intérieure.
Le livre est enfin « une
longue lettre adressée aux lecteurs». Le courrier postal ayant
presque disparu, ces livres sont donc les dernières lettres sur la
Terre.
Lorsque je lis certains livres qui correspondent approximativement à "la période" 1990/2025, j'ai parfois la sensation que le texte "ondule" légèrement, ou l'auteur ne dit pas tout à fait ce qu'il "souhaite dire" pleinement. D'où cette sensation "d'ondulation"...; Mais après tout, les livres ne font que parler de la vie des hommes et des femmes, ils ne sont pas des émanations d'une quelconque puissance divine coupée totalement des humains. Alors mes pensées se démultiplient pour ensuite se regrouper sur un mince point de focalisation qui aboutit à "Toi". Et tu me manques alors encore plus pendant que le vide s'intensifie en même temps en moi.
(A Marie-Claire qui peuple mes pensées et que j'espère rencontrer rapidement)
Lorsque je prends un livre, je lui fais subir toutes sortes de contorsions, comme un enfant démonte le jouet qu'on lui a offert. Tout d'abord, je ne commence pas tout de suite ma lecture par le début. Car j'estime qu'un bon livre peut être lu en feuilletant d'abord la fin ou en consultant des pages un peu de manière aléatoire. Il m'arrive aussi souvent de lire d'une façon non chronologique, de lire les pages en sens inverse des règles de la lecture. Aussi est-ce pour cette raison que je ne lis quasiment pas de romans à intrigue. Car dans ces ouvrages, tout repose sur la surprise de la fin. Or un livre doit pour moi être porteur de sens à chaque instant, depuis le premier paragraphe jusqu'à cette conclusion arbitraire qui, dans les essais, ne fait que s'ouvrir sur des myriades de questions sans apporter vraiment de réponses puisque les « réponses » ne font en fait qu’ouvrir l’esprit sur l’immensité d’autres questions, et ceci jusqu’à l’infini.
Puis vient le moment où je cherche entre les pages l'éclair de l'auteur, qui dans un moment de fulgurance a réussi à mettre en phrases l'incompréhensible de l'existence et de tout ce qu’elle comporte. L’important n’est en fait pas d’apporter des réponses, car elles sont toujours provisoires, imparfaites, réfutables, contradictoires, etc. L’important est plutôt d’essayer de bien poser les questions, de la meilleure façon possible, comme dans la littérature de Ionesco ou de Beckett, et de s’en tenir uniquement aux questions, en sachant qu’il n’y a aura pas de réponses et que, donc, toute tentative de démarche « d’éclaircissement et de compréhension » est vaine et vouée à l’échec.
Le livre est une barque sur laquelle je fais de grands efforts pour tenir mon équilibre. La pensée dite « fragmentaire » qui est la mienne et celle de quelques autres désoriente du reste bien souvent, car elle n’a pas la force de persuasion d’un traité en cinq volumes ou même plus simplement d’un ouvrage de mille pages. La pensée fragmentaire s’intéresse plus aux questions qu’aux « réponses ». Car il n’y a en fait jamais de réponses. Et un livre ne comporte que des questions « habillées » en réponses. Et dans les sciences dites dures, « l’habillement » est juste plus résistant et solide dans le temps. Mais les « vérités » là aussi sont tout aussi mouvantes et incertaines que dans les autres domaines du questionnement humain.
Un livre est aussi une sorte chemin de sable au bord de la mer, où la marée ne remonte pas. Il garde les traces des hommes comme une empreinte de chaussure faite dans du béton.
Et je lirai toujours les livres à l'envers, comme pour connaître cette fin à laquelle nous sommes tous condamnés en premier.
Après toutes ces lectures, la seule chose que je sais c’est qu’il n’y a en fait rien à comprendre et tout à vivre, en ayant pour seuls guides « l’intuition » et « la perception » qui ont toujours été les livres que je préférais, en ayant été déçu par tous les autres, y compris ceux de Husserl et de Merleau Ponty, sur ce qui concernait les questions que je me posais et que je me pose toujours à soixante ans. C’est à présent à moi d’être ma propre réponse et d’être le livre que je dois lire si on peut dire les choses ainsi. Et je ne sais pas si j’aurai « cette réponse » et si réponse il y a.