Demain les posthumains ou pourquoi le futur a encore besoin de nous

Que va devenir l’humanité avec le développement croissant des machines ? Question lancinante que Jean-Michel Besnier se pose et dont il propose des réponses face à cette rencontre avec le non-humain. Pour lui, le non-humain est digne d’une morale et il nous présente une éthique des robots. Car les machines dont il parle sont douées des capacités d’interagir avec l’environnement comme les êtres vivants.

Les robots n’ont pas la capacité de souffrir, cependant rien n’empêche d’imaginer que dans les développements futurs les machines n’auront pas peut-être atteint une telle complexité qu’elles s’apparenteront à la complexité du vivant. C’est du moins ce dont parle l’auteur en tentant de prendre des exemples sur les technologies actuelles et leurs potentialités. Il reste toutefois prudent sur certains développements de la technique, comme par exemple l’escamotage du corps dans l’imaginaire transhumaniste. Dans le désir de fluidité, le corps devient encombrant à partir du moment où l’on peut uploader la pensée dans une machine. Une « deuxième vie » est possible lorsqu’on se débarrasse du corps. Ce corps qui nous fait prendre conscience de notre finitude. Une fois la conscience téléchargée dans une machine, nous voilà promus au rang des immortels !

D’autre part, pour Jean-Michel Besnier la transgression serait à la base de la culture. La culture est une transgression à l’endroit de la Nature. La Nature n’est pas clémente envers l’homme, contrairement à ce que pensait Rousseau. La culture est nécessaire pour libérer l’homme de l’emprise de la Nature. Et il est difficile de dire où s’arrête la culture et si elle ne doit pas totalement renverser la Nature en la désacralisant. La technique ne s’oppose pas de façon radicale à la Nature. Il y a en fait une intrication entre les deux. Et opter pour l’extrémisme est néfaste dans les deux cas pour l’homme.

L’androïde ou le cyborg ne puisent leurs sources que dans un désir ancestral de fabriquer des machines, des plus rudimentaires jusqu’aux plus sophistiquées. La différence c’est qu’en ce début de 21e siècle nous atteignons un stade encore jamais atteint auparavant. Le robot se rapproche de plus en plus de l’humain, jusqu’à créer un phénomène de malaise chez l’homme. Ce dernier cherche à faire ressembler la machine à son image, mais arrivé à un certain point il y a un mécanisme de rejet car l’homme se sent comme humilié. Il ne semble pas y avoir de limites à l’évolution des machines, et c’est ce qui commence à en inquiéter certains. Car, par exemple, dans une usine automatisée, l’homme devient un élément gênant et non nécessaire au bon fonctionnement des machines. De plus la technique concerne aussi le vivant avec les biotechnologies. Ainsi l’homme qui se croyait supérieur à la machine par le fait qu’il soit biologique en vient à être concurrencé avec des techniques comme le clonage.

L’externalisation de notre mémoire par la biais des machines informatiques est un danger pour la préservation de notre histoire. Les partisans du transhumanisme sont bien souvent des défenseurs de « la table rase », en pensant que le passé n’a plus rien à nous apprendre. Pourtant les archéologues sont tout autant utiles à la société que les ingénieurs et les informaticiens. Une civilisation sans passé est condamnée à l’errance. Pas d’identité individuelle et collective sans mémoire. Et une mémoire gérée informatiquement à la façon de Google serait totalement impropre à ne pas faire perdre une très grande quantité d’informations qui feraient par exemple défaut aux historiens.

A partir du moment où la conscience n’est plus le propre de l’homme mais également le fait des animaux et des machines, tout peut prendre une orientation différente. La conscience étant basée sur un système de rétroactions permanentes, rien n’empêche de concevoir une machine ayant ces caractéristiques. C’est du moins la thèse que défendent certains transhumanistes lorsque les machines auront atteint ce fameux seuil de la « singularité ». Le réseau Internet transforme la terre en gigantesque cerveau planétaire électronique.

Cette mésestime de soi, comme le dit Jean-Michel Besnier, pour aboutir à un cyborg dénué de toute métaphysique est-elle la suite logique de l’évolution de l’espèce humaine ? Il est bien délicat de s’avancer sur ce terrain glissant et incertain. Ce que l’on peut dire, néanmoins, est que l’homme va devoir apprendre à vivre avec des machines de plus en plus évoluées. Et de ce fait, il va lui falloir développer une nouvelle éthique qui prenne en considération ces machines. Ce n’est pas en tombant dans les extrémismes du tout écologique ou du tout technologique que l’homme réussira à trouver la bonne place dans la Nature. Tout est affaire de modération et c’est la juste mesure qui nous aidera à vivre en harmonie avec le vivant mais aussi avec les machines

© Serge Muscat – 2023

Gloire et déboires de l’intelligence artificielle

En cette année 2024 le coupable de nos futurs problèmes est l’intelligence artificielle. L’homme est ainsi fait qu’il aime pratiquer l’anthropomorphisme à outrance. Car cette intelligence artificielle n’a d’intelligence que le nom.

Ainsi fleurissent des logiciels de plus en plus variés que l’on appelle IA. Ces programmes répondent à des questions simples qui ne font en aucun cas intervenir une réelle créativité. Machine à imiter et à traiter de l’information, l’IA n’est qu’une aide comme l’est un traitement de texte. Et il serait illusoire de lui demander plus qu’elle ne peut effectivement faire.

L’apprentissage, cette spécificité du vivant, et particulièrement chez l’homme, n’est pas encore une caractéristique des ordinateurs. Et comment serions-nous capables d’inventer une machine qui égale l’humain alors que l’homme reste encore une énigme totale concernant ses facultés d’adaptation et de cognition. Aussi l’anthropomorphisme est-il une bévue en ce qui concerne l’informatique. L’homme construit et construira des machines différentes de lui-même et, de plus, mieux adaptées à différentes tâches. L’objectif n’est pas de remplacer l’homme par la machine, mais d’aider l’homme dans ses activités, sans qu’il y ait obligatoirement substitution. L’IA n’est qu’un outil qui reste supervisé par les concepteurs et les utilisateurs. Aussi est-il nécessaire pour optimiser les machines et les logiciels d’être le plus transparent possible. L’IA n’est après tout qu’un système expert évolué. Opter pour l’opacité du système c’est participer à une mythologisation de l’ordinateur. Cette mythologisation se produit au bénéfice de l’entreprise qui réalise le logiciel en faisant des profits. La plus grande clarté nécessite donc que les logiciels soient libres. On ne peut avoir une réelle confiance qu’avec des logiciels dont tout le monde peut voir le code source au sens large, c’est-à-dire aussi les sources de l’information qui est transmise. Ce n’est malheureusement pas encore le cas pour le moment.

Dès que ChatGPT fut opérationnel, des voix se sont élevées en disant que les élèves allaient tricher à l’aide de ce logiciel. Pour ce qui est des exercices à faire à la maison, les enseignants peuvent très bien intégrer dans leurs cours l’utilisation de ChatGPT et ainsi atténuer l’envie de tricher pour les exercices. D’une manière ou d’une autre, les élèves utiliseront l’IA pour avoir certaines réponses à leurs questions. Il est donc préférable de l’intégrer à l’enseignement. Il restera toujours le contrôle sur table pour vérifier les connaissances. Quant à réaliser un mémoire ou une thèse à l’aide de ChatGPT, ce n’est là que pure mirage. Un professeur s’en apercevrait tout de suite. Pour la bonne et simple raison qu’une IA ne possède pas d’intelligence ; ce n’est qu’un programme réalisé par des informaticiens. ChatGPT ne défend pas une thèse originale à une question posée. Il ne fait que reprendre ce qui a déjà été écrit sur un sujet. En cela ce n’est qu’une grosse encyclopédie et qui, de plus, fait des erreurs et ne donne que deux pages de résultat à une requête. Son seul atout est qu’il restitue rapidement une information.

Pour faire une recherche documentaire, par exemple obtenir des références bibliographiques, ChatGPT peut faire gagner du temps. Les réponses ne sont pas exhaustives ; elles permettront toutefois d’avoir des pistes pour orienter la recherche. C’est à ce genre de tâche que l’IA peut s’avérer utile. Un ordinateur ne philosophe pas ; il ne faut donc pas attendre plus que ne le peut la machine.

Une fois l’euphorie passée par les nouvelles performances de ChatGPT, d’autres IA verront le jour. Les concepteurs essaieront de les rendre plus fiables, notamment en les spécialisant afin d’être plus exhaustives sur un domaine donné. Si le vivant est constitué d’organes spécialisés, nous pourrions faire de même avec les logiciels concernant l’IA.

Nous sommes au tout début d’une nouvelle ère ; probablement construirons-nous des machines plus puissantes. Le seul écueil à éviter sera de ne pas remplacer nos anciens dieux par des ordinateurs, en ayant une pensée animiste

(© Serge Muscat – Février 2024)

Internet et le livre: deux éléments qui forment le grand fleuve de la lecture

Lorsque dans les années 80 est apparu le Minitel, tout le monde s’est écrié qu’avec cet instrument le livre allait disparaître. Or nous sommes aujourd’hui au web 3 et la consommation de papier imprimé n’a jamais été aussi élevée.

L’arrivée des écrans plats pourrait donner à penser que cette fois-ci la mort de l’imprimé est certaine. Pourtant nous constatons que les bibliothèques contiennent un nombre toujours plus important de livres, de magazines et de revues. Cette croyance en la disparition prochaine du papier depuis deux décennies tient pour une bonne part de la raison suivante : la pensée a une fâcheuse tendance à fonctionner par substitution. Ainsi, lorsque apparaît une nouvelle technologie, on pense la plupart du temps que celle-ci va faire disparaître la précédente. Or cela ne se déroule pas toujours ainsi. Il y a beaucoup plus d’ajouts, d’empilements, plutôt qu’un processus soustractif. Ainsi pour les différentes technologies de conservation des informations dont l’écriture, le papier reste présent malgré toutes les technologies qui lui furent greffées. Et les ordinateurs avec les imprimantes produisent des quantités considérables de documents. La pâte à papier est décidément plus coriace qu’on ne l’imaginait.

Internet, contrairement à ce que l’on a beaucoup dit, favorise le développement de l’édition traditionnelle. Le fait d’avoir la possibilité de commander des ouvrages ou des revues en ligne, permet de faire vivre tout un circuit de l’édition qui, sans Internet, ne pourrait pas exister. De ce fait, Internet ne se substitue pas au document papier et permet, au contraire, son extension. Des sites comme Amazon ont provoqué une véritable explosion de l’activité des services postaux qui acheminent les produits commandés. Et parmi ces produits, des livres, des magazines et des revues sont vendus. Internet intensifie donc la circulation des documents imprimés. Grâce à la visibilité sur la toile, une simple recherche dans un moteur de recherche permet l’augmentation des ventes de revues vers l’étranger.

Nous voyons donc qu’Internet et la publication papier sont complémentaires et que l’évolution de l’un fait progresser l’évolution de l’autre. Le papier disparaîtra totalement uniquement lorsque l’homme séjournera dans l’espace. L’homme sans livres traditionnels est donc pour le moment l’astronaute.

Bruce Bégout, l’homme des friches et des architectures incertaines

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Bruce Bégout reste dans le paysage intellectuel un auteur à part qui se préoccupe de choses que la plupart des écrivains trouvent insignifiantes. Ainsi il pose son regard sur des friches, des bordures d’autoroutes, des motels, des usines désaffectées pour nous montrer la précarité qui se cache derrière les paillettes, notamment dans les villes américaines. Avec lui les architectures s’écroulent et deviennent friches avant qu’elles ne soient définitivement terminées.

La ville américaine aux lumières tapageuses des néons qui clignotent pour interpeller les passants n’est en fait qu’un ersatz de ville où tout vacille dans la banalité extrême. Partout règne le factice et les faux plafonds, le tout dans un état délabré et produit en grandes séries. Comme le dis ait Henry Miller dans l’un de ses romans, pas une seule pierre n’est ajustée avec amour. Tout est de travers et les pavillons souffrent presque tous d’imperfections. D’autre part il existe une culture du nomadisme où les populations laissent tout pour déménager. Il n’y a pas cette sédentarité comme on la trouve en Europe. Ce qui fait que les banlieues pavillonnaires sont faites d’habitations bien souvent délaissées, du moins pour les banlieues les plus pauvres. Bruce Bégout remarque également que le motel est largement diffusé et que de nombreuses personnes vivent dans ces habitations précaires. Lieu de la banalité où tout se ressemble sans la moindre trace d’humanité. Villes sans histoire où tout est fabriqué dans l’urgence et le temporaire. Bien entendu, il y a des monuments qui rappellent que l’Amérique a tout de même une histoire, même si elle est courte. Mais dans l’ensemble beaucoup de choses sont temporaires. Lieu de fluidité des capitaux, les richesses et les faillites se succèdent à des cadences effrénées. Pas de stabilité dans l’empire du carton-pâte. Tout se fait et se défait au rythme des marchés. Aujourd’hui dans un pavillon, demain dans un mobil home. Rien ne dure vraiment. C’est aussi cela le pays de la liberté.

Dans le chapitre intitulé « L’envers du décor » de Zeropolis, l’auteur nous dépeint un univers fait de vapeurs d’essence qui, comme il le dit, « prennent à la gorge ». Toute la population est abrutie et est dans une torpeur « où s’entassent les quelques objets essentiels qui leur font croire que toute existence humaine doit être nécessairement accompagnée. » Nous sommes loin de la machine à rêves que nous proposent les studios de cinéma. La banalité et l’ennui sont au rendez-vous, au milieu d’architectures qui ne durent pas plus de vingt ans. Univers du contreplaqué, tout peut s’effondrer à n’importe quel moment. Friches à perte de vue, c’est à un monde sans âme que nous sommes confrontés. Pays du bricolage et du garage mythique, tout est sans cesse à réparer. Les parcs d’attraction tentent vainement de donner un sens à l’existence, mais dans cette artificialité les individus sentent bien que quelque chose ne va pas.

Cette démesure est sans substance ; Henry Miller s’en était déjà aperçu lorsqu’il habitait New York. Ce monde n’est pas à une taille humaine, tout y est vanité et désir de domination. Dépasser sept étages pour un immeuble est quelque part une chose malsaine. La verticalité dans son principe le plus large dénote une volonté d’asservir. Quant à l’empire du jeu c’est également l’empire du vice. Peuple de joueurs invétérés sous toutes les déclinaisons, Las Vegas rassemble tout ce qu’il y a de plus sordide dans les méandres de la nature humaine. Ça clignote de partout dans un déluge d’électricité en essayant de faire croire au joueur que la vraie vie est ici. Entreprise de flatterie narcissique, tout est prévu pour convaincre le joueur qu’il est dans le meilleur des mondes. Rien n’est impossible et le hasard sera présent au rendez-vous. Comme l’écrit Bruce Bégout « le ludique a pour but de domestiquer le désir originel et sans objet qui coule dans les veines de chacun. » Jouer jusqu’à en perdre la tête, emporté par les flux des lumières. Tel est le secret des salles de jeux. Dans l’étendue interminable des machines à sous, chacun tente sa chance en étant persuadé de gagner quelque chose. Leurre des salles de jeux où les joueurs parient sur l’impossible. Las Vegas avale les clients comme un serpent avale ses proies. Temple du factice et du mirage, les joueurs n’aperçoivent que les pâles reflets d’une réalité déformée. De plus Las Vegas est la plus grande décharge d’enseignes lumineuses. Comme l’écrit J.G. Ballard, « Las Vegas n’a jamais été rien d’autre que la plus grosse ampoule électrique du monde. » Et les joueurs sont attirés comme des papillons de nuit par cette monstrueuse ampoule située dans un désert. Architecture champignon qui a poussé dans le grand rien, au milieu de nulle part. Comme l’explique Bruce Bégout, tout est rouillé et dénaturé, c’est le règne du bancal et de l’incertain où tout peut s’écrouler à chaque instant. Et les joueurs ne font même plus attention à cette précarité chancelante d’une architecture rafistolée de partout. Rien n’a été prévu pour durer. C’est aussi cela le rêve américain : un amas de planches pour réaliser une maison en bois. Univers peuplé d’habitations de fortune que l’on ne peut même pas qualifier d’architectures comme on parle d’une cité antique à Rome ou à Athènes. Las Vegas n’est qu’un amas de tôles, de boulons et de matière plastique, le tout recouvert d’une peinture écaillée.

Bruce Bégout, dans ses divers écrits, nous dresse enfin un tableau saisissant de cette Amérique dont le cinéma fait rêver le monde occidental tout en nous cachant les réalités de la banalité de la vie quotidienne et de ses turpitudes. Comme Roland Barthes l’avait fait pour la presse people et la mode, Bruce Bégout démonte la mythologie américaine pour nous montrer la face cachée d’un pays à bout de souffle où règne derrière les paillettes des populations en difficulté et une vie dénuée de sens

© Serge Muscat – Septembre 2023.

Ça va très vite

Depuis le mouvement futuriste, la vitesse n’a cessé de s’accélérer. Ça va vite. Trop vite ? La course à l’innovation est devenue un bolide que personne ne semble pouvoir ralentir. J’observe tout cela avec perplexité en essayant d’entrevoir les limites. Car il y aura bien une limite ! Tout possède une limite. L’infini est un concept qui nous aide à comprendre l’inconcevable, mais sur notre planète tout est borné et possède des limites.

Je regarde l’euphorie des ingénieurs qui pensent défier la nature dans le toujours plus. L’idée de limite ne semble pas germer dans leur esprit. Ils possèdent la conviction que l’on peut faire toujours reculer les limites. La loi de Moore par exemple a été contournée en changeant les procédés de fabrication des transistors, et il en va ainsi de toutes les limites qui semblaient indépassables. Je me suis souvent demandé d’où provenait cette rage (il n’y a pas d’autre mot plus adéquat que celui-ci) de se surpasser dans tous les domaines. Rien ne semble arrêter l’esprit de perfectibilité. Persister dans son être, tel semble être le propre de l’homme. Cette volonté de puissance finira-t-elle par nous perdre ?

Les nouvelles mythologies

Nos ingénieurs participent activement à une nouvelle mythologisation du monde. Dans un discours qui se veut éloigné des réalités techniques et de terrain, toute une fiction métaphorique enrobe des technologies comme l’IA ou les robots « intelligents ». Un néopositivisme s’est instauré chez les techniciens et les ingénieurs qui ne réussissent pas à prendre conscience de leurs actes. Ils ont beaucoup de mal à contextualiser leurs créations et à prendre du recul. L’objet technologique se présente au regardeur dans un pur présent, tout en faisant toujours référence au futur. Dans leurs propos, il existe une positivité du futur, en ne se tournant jamais vers des dystopies possibles. Le discours de l’ingénieur relève presque du performatif : tout en parlant il fabrique ses objets toujours plus sophistiqués. Nous sommes passés des années 1960/70 d’une surabondance des formes à un minimalisme technique où tout se doit d’être compact, de renfermer un maximum d’énergie et de fonctionnalités sur des objets miniatures.

La mythologie des équipements retombe malheureusement aussi rapidement qu’elle s’est élevée. Au bout de quelques mois, le mythe s’épuise pour ne laisser la place qu’à un simple objet qui ne fait plus briller le regard. Une fois au rebut, il perd toute sa magie que quelques historiens des techniques feront revivre durant l’espace d’un livre ou d’une exposition.

Le vintage est, lui, un peu particulier. L’objet vintage, on l’aura compris, se situe dans une autre temporalité que le high tech. Le vintage fait appel à un âge d’or, à un paradis perdu, à un temps ayant atteint son point culminant dans un passé proche ou lointain, que l’on ne retrouvera, justement, que grâce à cet objet portant les traces de ce passé que l’on ne peut faire revivre. Il en est ainsi, par exemple, du disque vinyle représentant l’apogée du son analogique.

Par ailleurs, presque personne n’échappe à la pensée animiste, cette pensée des premiers âges de l’humanité. Et nous projetons dans les objets nos diverses croyances enfouies au plus profond de notre inconscient. Ainsi les ingénieurs trouvent-ils beaux les objets qu’ils fabriquent. Certains vont jusqu’à dire qu’une usine est jolie. Nous sommes donc là dans un relativisme total où l’esthétique d’une usine équivaut à l’esthétique d’une peinture.

Ingénierie et pensée fonctionnaliste

A partir du moment où l’ingénieur se positionne en tant qu’esthète, se profile alors un univers dont certains ne veulent pas. Si l’on s’est habitué à l’esthétique du Centre Georges Pompidou, il n’en reste pas moins que ce musée possède l’esthétique d’une vulgaire usine. C’est à cela que nous fait aboutir le triomphe de l’ingénieur. Le fonctionnalisme poussé à son paroxysme nous fait déboucher sur un monde inhumain.

Dans le fonctionnalisme tout doit être utile. Or ce qui est inutile est justement ce qui est indispensable. Ce qui est fonctionnel n’est pas esthétique. Se fondre dans la pure fonctionnalité est une illusion pour ergonomes. Une sculpture n’est pas ergonomique, elle est mieux : elle est esthétique. Évidemment les designers tentent de concilier ergonomie et esthétique mais ce n’est que rarement une réussite. Une sculpture de Giacometti n’est pas vraiment ergonomique. Ni celle d’un Tinguely. Pour les fonctionnalistes c’est l’adéquation de la forme et de la fonction qui crée l’esthétique. Et dans cette accélération croissante, le fonctionnalisme devient de plus en plus un critère important dans le choix des objets. Tout est réduit au fonctionnel. Du moins pour ce qui concerne la production industrielle.

La durée de vie des produits et les contradictions techniques

La durée de vie des produits est de plus en plus courte, et un mouvement contraire apparaît avec la possibilité de réparer les objets au lieu de les recycler. Les coûts énergétiques et de matière première sont ainsi amoindris au lieu de fabriquer toujours plus de jetable. Car les coûts de fabrication ne sont pas les seuls à prendre en considération, il y a aussi les coûts secondaires comme les problèmes de pollution et les crises écologiques.

Les machines finissent par s’emballer, tout va trop vite et il nous faut retrouver un rythme de vie et de consommation qui soit adapté aux nouvelles caractéristiques de la planète. Car la terre se modifie à force de l’exploiter sans retenue. Cette évidence n’est pourtant pas acceptée par tout le monde. Des discours d’autruches sont encore à l’œuvre dans le monde industriel. On fait appel à la technique pour résoudre des problèmes techniques qui produisent à leur tour d’autres problèmes techniques, et ainsi de suite. Nous sombrons ainsi sous une avalanche de problèmes à résoudre car les solutions trouvées ne sont pas les bonnes. Il en est de la technique comme des médicaments : il y a les effets secondaires et indésirables. Aussi est-il nécessaire de prendre tous les facteurs en considération. La société de consommation des produits jetables a abouti à l’homme jetable de l’ultralibéralisme ! Nous n’allons pas dans la bonne direction et nous transformons la société en cauchemar éveillé. La société n’est pas une startup. Elle est bien plus complexe qu’une simple petite entreprise. Les sciences sociales sont là pour nous le montrer. Et il se pourrait bien que nous ayons atteint la vitesse critique du progrès technique.

Que nous le voulions ou non, nous serons obligés de ralentir si nous ne voulons pas être confrontés à la catastrophe. Notre planète est finie et cette évidence finira par s’imposer aux esprits les plus réfractaires. Zygmunt Bauman, Bruce Bégout, et de nombreux autres auteurs nous ont déjà avertis du précipice qui nous attend si nous ne ralentissons pas. Espérons qu’ils seront entendus avant que la planète entière ne devienne une immense décharge publique

© Serge Muscat – Octobre 2023.