Réflexions sur l’évolution de l’individualisme et sur les nouveaux médias

Lorsque nous lisons les livres de Gilles Lipovetsky, un thème récurent est abordé : le développement de l’individualisme dans nos sociétés actuelles. L’auteur traite cette question avec, « dans la voix », des accents de tristesse et surtout de regret. Je ne vois pourtant pas en quoi l’individualisme serait plus néfaste que, par exemple, un comportement collectiviste. Dans son livre « L’écran global » (publié aux éditions du Seuil), il parle par exemple de ces gens qui, autrefois, regardaient la télévision en famille, alors que de nos jours chacun s’occupe d’une manière plus individualisée. Il me semble au contraire, pour parler seulement de la télévision, que « le même programme pour tous », ou bien souvent, pour un très grand nombre de personnes en même temps, conduit à une pensée stérile et à des comportements stéréotypés. Lorsqu’il traite du monde « écranique » qui est devenu le notre, je ne suis toutefois pas pessimiste concernant son évolution. Il y a bien entendu beaucoup trop de gens qui « gaspillent » leur temps en regardant des films de fiction qui ne leur permettent jamais, pour ne prendre que cet exemple, de s’exprimer correctement dans une langue et à l’écrit, de développer également un esprit critique que seuls l’écrit et le livre permettent. L’informatique et les réseaux, s’ils peuvent être néfastes en incitant à regarder toujours plus de fictions, dans une surabondance qui semble sans limite, permettent en même temps la diffusion d’une pensée critique, en facilitant par exemple l’achat en ligne de livres et de revues qui, eux, travaillent sur un temps plus long que l’immédiateté de la télévision, laquelle ne peut pas non plus entrer dans les détails ni traiter de « tous les sujets ».

Ainsi pour un prix modique, le lecteur peut commander en ligne un livre au format de poche d’un clic de souris et accéder à une information ou à une œuvre qui lui permettra d’échapper à la télévision et à son caractère excessivement superficiel et simplificateur, tout en ne traitant aussi qu’une partie incroyablement infime du savoir humain. La télévision ne propose la plupart du temps que trois choses : les films de fiction, l’actualité politique et le sport, les autres sujets restant mis en arrière plan. Le jour où il sera par exemple présentée une émission sur la sociolinguistique ou sur d’autres domaines qui ne passionnent pas les foules, probablement la fin du monde sera-t-elle proche !

Pour revenir sur le sujet de l’individualisme souvent évoqué par Gilles Lipovetsky, je pense pour ma part que ce changement est plutôt bénéfique par rapport à « l’esprit de masse » qui fut le lot des années 60 et 70, où n’existaient que quelques chaînes de télévision pour toute la population et où également l’enseignement supérieur était encore réservé à une faible fraction de la population. Cet esprit de masse n’a toutefois pas disparu de nos jours, comme en témoigne le succès de nombreuses séries télévisées regardées par des millions de téléspectateurs. Cependant la pensée et la structure en rhizomes dont parlait Gilles Deleuze progressent avec l’essor de l’informatique et des réseaux, ainsi qu’avec le développement de la « micro édition » rendue possible avec l’ordinateur individuel. Et même si ces ordinateurs sont fabriqués par seulement quelques entreprises dans le monde (ce qui changera peut-être par la suite), il n’en demeure pas moins qu’ils permettent également de communiquer une pensée plurielle et diversifiée, qui s’écarte de l’esprit de troupeau qui caractérisait la période des premiers médias électroniques, mais aussi de la presse du 19e siècle qui diffusait à des millions d’exemplaires certains journaux, même s’il existait un très grand nombre de titres tirés à de faibles exemplaires. Si aujourd’hui l’édition est concentrée entre les mains de quelques grands groupes, il reste néanmoins une place non négligeable pour les petits éditeurs. Ceux-ci ont toujours existé et existeront probablement encore pendant très longtemps, du moins tant qu’existeront des sociétés démocratiques.

Il est bon de ne pas oublier que les premiers acteurs de l’informatique et des réseaux étaient à l’origine de fervents défenseurs de la pensée plurielle, même si cela a rapidement changé avec les « réseaux sociaux ». Cependant la toile tissée avec Internet reste encore assez libre et chacun possède encore le choix de ne pas fréquenter ces « réseaux sociaux » et d’utiliser le web comme il l’était au départ, c’est-à-dire sans ces réseaux sociaux destinés, pour la plupart du temps, à faire gagner de l’argent à leurs propriétaires et à favoriser cet esprit de masse.

Telle une pièce de monnaie, la liberté comporte deux faces. C’est à chacun de choisir la face qui lui semble la meilleure et la plus propice à la réflexion.

© Serge Muscat – avril 2025.

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