Herbert Fringant devait se rendre à un cours sur l’histoire de l’art à l’université. Bien qu’étant étudiant en littérature, il avait choisi de suivre ce cours en auditeur libre. Il estimait que les disciplines étaient bien trop spécialisées et assistait de ce fait à de nombreux cours en dehors de son cursus de lettres.
Il habitait un petit studio qu’il louait à deux propriétaires associés iraniens. L’un d’eux était ingénieur et ils avaient entrepris d’acheter ce logement pour le louer, en tirant donc un petit bénéfice de cette mise en location. Dans la capitale, l’immobilier demeurait un secteur très lucratif où, comme au 19e siècle, des propriétaires arrondissaient leurs revenus en louant des appartements. Pour certains propriétaires c’était même devenu une activité principale de commerce de la location sur des durées courtes. Ces locations essentiellement réservées aux touristes avaient été vivement critiquées par le gouvernement qui considérait que cela portait préjudice à ceux qui cherchaient un logement plus stable, s’étendant dans la durée.
Le loyer que payait Herbert restait dans la moyenne des prix pratiqués pour un studio. En tant qu’étudiant il bénéficiait des allocations logement dont le montant s’élevait à la moitié du prix du loyer. Il était de ce fait obligé d’avoir un job à temps partiel pour subvenir à ses besoins. Il avait trouvé un travail d’aide documentaliste dans un lycée proche de chez lui. Dans l’établissement les élèves venaient plus en salle de lecture pour s’occuper avec leur ordinateur portable que pour lire des livres. Ils préparaient également des travaux écrits demandés par leurs professeurs. Quelques uns seulement empruntaient des livres pour les lire chez eux. Le prêt à domicile avait surtout du succès avec les élèves qui avaient le moins de ressources économiques, car les livres demeuraient dans l’ensemble assez chers. La bibliothèque était une façon de rendre plus facilement accessible la lecture aux élèves et de leur donner également des idées en découvrant des auteurs. Car lire deux cent ou trois cent pages d’un livre à partir d’un document par exemple PDF ou ebook d’un ordinateur était quasiment impossible tellement cela produisait une fatigue visuelle et aussi physique, car on pouvait lire un livre en étant par exemple dans une position allongé qui est moins fatigante que celle d’être assis devant un ordinateur portable ou fixe. Et de plus, très peu de textes contemporains étaient disponibles au format électronique, qui d’autre part n’étaient pas libres de droits.
Bien que les tâches qu’il avait à faire ne fussent pas très passionnantes, comme celles de ranger les ouvrages ou de s’occuper du prêt à domicile, il se sentait néanmoins utile et son activité avait pour lui du sens. Il préférait faire ce job plutôt que d’être vendeur à temps partiel dans une boutique quelconque. Le seul domaine commercial qui l’intéressait était celui du livre. Parmi ses formations, il en avait suivi une de documentaliste et s’était donc mis à chercher un emploi dans les bibliothèques. Son salaire horaire équivalent au SMIC lui permettait tout juste de régler la part du loyer non financée par les allocations logement ainsi que l’électricité. Il arrivait à peine à boucler les fins de mois en ayant tout de même suffisamment de temps libre pour suivre les cours à l’université.
*
Depuis quelques mois, Herbert avait accumulé des dettes de loyer. Il n’arrivait plus à tout payer et rognait de ce fait sur le loyer car les autres dépenses, comme la nourriture et l’électricité restaient vitales. Les deux propriétaires, qui étaient des associés de nationalité iranienne, ne tardèrent pas à se présenter chez lui pour réclamer la somme manquante.
Ils lui rendirent visite un mercredi après-midi, un jour où il ne travaillait pas à la bibliothèque. Habillés tous les deux en costume, dont l’un, de taille plus petite que l’autre associé qui était mince et très grand, avec un ensemble trois pièces avec un gilet assorti, ils semblaient sortir d’un roman du 19e siècle représentant la bourgeoisie cupide qui s’enrichissait en exploitant le prolétariat. Ils avaient l’air menaçant. L’homme de plus petite taille avait pris la parole en faisant des gestes presque identiques à ceux de certains voyous qui n’hésitaient pas à en venir rapidement à la violence physique.
Herbert leur expliqua qu’il avait des difficultés financières et qu’il leur réglerait la dette en plusieurs mensualités, car il ne pouvait pas la payer en une seule fois. L’homme au costume trois pièces rétorqua en élevant voix et avec un très fort accent iranien qu’il voulait être payé tout de suite en lui faisant un chèque. Herbert dit une nouvelle fois qu’il n’était pas en mesure de payer en une fois et que faire un chèque sans provision l’amènerait à avoir des problèmes avec sa banque.
Lorsqu’il eut fini sa phrase, l’associé au costume trois pièces s’avança brusquement vers lui et jeta ses mains sur son cou en l’étranglant. Herbert se libéra de son emprise d’un geste vif et lui lança :
_ Non mais ça va pas la tête !
La situation avait pris une tournure à laquelle il ne s’attendait pas. Il ne savait plus quoi faire et, instinctivement, recula de quelques pas. Puis il reprit la parole :
_ Dès que j’aurai mon salaire, je vous paierai une partie de ce que je vous dois en vous envoyant un chèque. Je ne peux pas faire mieux pour le moment.
Il y eut un silence, puis l’homme au costume trois pièces répondit :
_ J’attends donc votre chèque dans les plus brefs délais. Si vous ne payez pas, vous quitterez les lieux, j’espère que c’est clair !
_ A la fin du mois, lorsque j’aurai mon salaire, je vous enverrai un chèque comme je vous l’ai dit, insista Herbert.
Les deux hommes semblèrent satisfaits de cette réponse et quittèrent le studio. Herbert était inquiet. Ces individus se comportaient comme des mafieux en n’hésitant pas à utiliser les menaces physiques. Il restait perplexe et c’est avec soulagement qu’il referma la porte d’entrée une fois qu’ils furent dans l’escalier.
Lorsque Herbert perçut son salaire en fin de mois, il envoya un chèque au propriétaire. Comme il l’avait dit, il régla, en plus du loyer en cours, cent euros qui permettaient d’alléger un peu sa dette. Ce n’était pas beaucoup, mais il se disait que cela le rassurerait, tout en montrant également sa bonne foi.
Le travail à la bibliothèque se passait bien. Les élèves avaient la fâcheuse tendance à utiliser avec excès leur ordinateur portable, en ne prenant presque plus de notes manuscrites. Par ailleurs ils ne savaient pas non plus comment étaient construits les logiciels qu’ils utilisaient et pensaient cependant que rédiger des textes sur leur ordinateur était bien plus pratique, en ne voyant pas la liberté d’expression qu’offrait une feuille de papier dans certains cas, et qu’il ne fallait pas remplacer exclusivement l’un par l’autre mais utiliser les deux avec leurs potentialités respectives. Chaque époque contenait ses contradictions et l’informatique n’avait toutefois pas fait disparaître les artistes peintres qui réalisaient toujours leurs œuvres sur des toiles en plus des images de synthèse que produisaient d’autres artistes.
*
Deux mois plus tard, Herbert eut un congé de quinze jours. Cela correspondait à la période des vacances scolaires. Il avait décidé d’aller rendre visite à une tante qui habitait dans le sud de la France et qui l’invitait à séjourner chez elle. C’était également l’occasion de revoir deux cousins avec qui il avait passé une partie de sa petite enfance.
*
Herbert fut de retour quinze jours plus tard dans la capitale. Son séjour chez sa tante avait été agréable, et il s’apprêtait à présent à regagner son domicile en remontant la rue qui menait à son studio. Arrivé dans le hall de l’immeuble, il consulta son courrier. La boite aux lettres regorgeait de prospectus et il constata qu’il n’y avait pas de lettres. Il monta ensuite l’escalier jusqu’au premier étage et introduisit la clef pour ouvrir la porte. A sa grande surprise, il s’aperçut que la serrure n’acceptait pas la clef. Il eut un moment d’hésitation puis il se rendit à l’évidence : La serrure avait été changée. Et cela provenait obligatoirement de son propriétaire. Il réfléchit et prit la décision de téléphoner à ses parents. Sa mère décrocha le téléphone et lui expliqua que le propriétaire de son studio avait mis toutes ses affaires au garde-meuble et qu’il était à présent sans logement. Herbert dit à sa mère qu’il allait immédiatement passer la voir. Il lui fallait donc trouver une autre location et ne savait pas comment il allait s’y prendre. Ces propriétaires n’avaient pas respecté les lois concernant la location et la façon d’y mettre un terme. Car normalement, la procédure était assez longue pour aboutir à une expulsion dans le cas où un locataire ne pouvait pas payer son loyer par divers moyens. Cependant Herbert était épuisé et n’avait plus la force de déposer une plainte. Ces deux individus, qui s’étaient rendus au domicile de ses parents et aussi chez l’un de ses oncles avec un comportement d’une grande violence, lui avaient donné à réfléchir sur la réalité de la vie. Il avait par exemple compris pourquoi, dans certains cas, une guerre est inévitable face à un « ennemi » qui cherche à imposer sa force et à anéantir les autres. Et cette expérience qu’il venait de vivre, comme d’autres expériences qu’il eut par la suite, avait été plus pédagogique que n’importe quel cours d’histoire et de géographie, sur par exemple le comportement des européens sur les diverses colonisations de la planète en employant la force et la violence, en tuant des gens, ou sur la révolution française lorsqu’une partie du peuple mourrait de faim, bref, sur tous les conflits que l’histoire présentait, où la vie n’était qu’une succession de guerres interminables en s’étripant avec une cruauté sans limites, où les livres d’histoire ruisselaient de sang à effrayer un enfant de dix ans qui ne comprend pas ce que font tous ces hommes qui se versent de l’huile brûlante par catapulte qui produit une douleur intense, qui s’écartèlent avec des machines diaboliques, qui s’envoient des décharges électriques, qui se coupent la tête, qui s’envoient de l’acide sur le visage, qui se découpent au scalpel, qui s’envoient des gaz mortels qui produisent des douleurs extrêmes, qui se brûlent vivants dans une souffrance atroce, qui perdent des bras, des jambes, également dans une extrême douleur et qui font mille horreurs qui dépassent l’entendement et qu’ils trouvent tout à fait normales tout en buvant une tasse de thé. Rien de tel que la mise en danger de la survie, avec cet instinct de conservation qui nous pousse vers la prolongation de la vie jusqu’à son terme naturel final tant que nous ne souffrons pas trop, pour comprendre beaucoup de choses, et notamment qu’il est très difficile d’éviter les conflits à partir du moment où des hommes considèrent que la vie d’autres hommes est sans importance. Car la frontière qui sépare la vie de la mort est un critère primordial. C’est une sorte de concept universel qui est la clef de tout. Tant que l’on fait certaines choses sans trop mettre en danger la vie d’autrui, tout reste négociable. Mais lorsque la vie de tout homme est mise en danger par des moyens divers, alors là nous touchons à un problème insoluble, comme les indiens d’Amérique du nord qui ont été tués en masse pour ne prendre que cet exemple, et qui n’ont pas pu se défendre, au lieu de chercher à trouver un terrain d’entente ou chacun pouvait apporter à l’autre quelque chose de complémentaire. La diplomatie avait ses limites lorsque plus personne ne voulait commercer mais souhaitait tout simplement piller, s’accaparer et exterminer. Car il fallait pour cela que tous les humains se disent en même temps que la vie d’autrui avait une importance. Ainsi les femmes étaient-elles plus dans la bonne direction, dans la bonne voie pour comprendre cela, car elles connaissaient mieux que les hommes la valeur de la vie et étaient moins meurtrières qu’eux, même s’il y avait des femmes soldats comme les femmes israéliennes de nos jours et dans d’autres pays, des femmes policières, des femmes qui tuaient leurs enfants, etc. Mais statistiquement elles étaient moins nombreuses à avoir envie de faire le choix, justifié ou non, de mettre un terme à la vie d’une autre personne. Elles respectaient plus tout ce qui était vivant. Même s’il avait existé des femmes SS, elles restaient tout de même moins nombreuses à avoir ce type de comportement, c’est-à-dire à penser que la vie d’autrui était sans aucune importance. Même dans l’histoire de la Grèce antique, puisque tout l’occident se référait à cette nation, les femmes étaient moins meurtrières que les hommes, et celles qui enlevaient la vie d’autrui, par jalousie et pour diverses raisons, respectaient encore une fois de plus la vie d’autrui. J’imagine mal un Napoléon femme, un Franco femme, un Mussolini femme, un Staline femme, bref, il suffit de regarder ceux qui ont supprimé la vie du plus grand nombre d’humains sur la planète, ils étaient tous des hommes. Et bien que connaissant mal l’histoire de certaines très anciennes femmes égyptiennes qui avaient un grand pouvoir, il me semble qu’aucune n’a pris la décision de tuer en masse, comme par exemple Staline, Hitler, etc, d’autres humains. Pour tuer une personne, il faut avoir un état d’esprit bien particulier, même si la mort est « propre » comme certains disent, en ne provocant pas trop de souffrance chez celui qui meurt comme une simple balle de pistolet à la place d’un lance-flamme ou autre jouet de la mort. Et Herbert, qui avait effectué une courte partie de son service militaire très jeune à dix huit ans en Allemagne, c’est-à-dire durant trois mois avant d’être réformé pour tentative de suicide – car c’était la seule façon qu’il avait trouvé pour échapper à ces individus complètement fous qui lui apprenaient à tuer en faisant de l’humour ou comme on faisait une partie de cartes ou de jeux d’échecs – avait compris certaines choses avec l’expérience qu’il venait de traverser.
© Serge Muscat – juin 2025.