Théralène

Remède contre l’insomnie, ce médicament vous plonge dans un profond sommeil. Vous dormez sans que rien ne semble pouvoir vous troubler. A force de garder les yeux ouverts sur une vie dont on tente vainement de trouver le sens, le théralène vient vous libérer de cette incessante veille durant laquelle vous portez le poids du monde sur votre dos. Ce n’est pas le sommeil auprès de celle que vous aimez, il est plus lourd et plus puissant et vous plonge dans les abysses d’une conscience apaisée.

Il n’est même pas certain que je me souvienne de la phase de sommeil paradoxal tellement est profonde cette chute dans le vide. Chute qui s’étire encore au réveil dans un engourdissement et une nonchalance indescriptibles qui fait que le monde peut s’écrouler autour de moi sans que j’en prenne conscience.

Vous êtes enfin reposé et avez dormi plus de huit heures à la place des nuits blanches durant lesquelles vous vous posiez mille questions qui ne restent que sans réponses. Empêcher une personne de dormir est la plus grande torture que vous puissiez infliger à un être. Cioran en a souffert durant toute sa vie. Le manque de sommeil est même presque, pourrait-on dire, à l’origine de sa philosophie. L’homme qui ne dort pas est rarement optimiste. Car il s’agit d’oublier, de s’oublier pendant huit heures, en découvrant un monde nouveau à votre réveil. Pour s’illusionner sur l’existence, il est nécessaire d’éteindre la lumière et de partir sur un nouveau départ. C’est la capacité d’oubli qui rend la vie supportable. Si sans passé il n’y a pas d’avenir, il n’y a pas d’avenir vivable non plus sans moments d’oubli. Se libérer du connu, comme le disait un philosophe hindou, apprendre à faire le vide pour vivre un présent sans histoire, pour produire une nouvelle journée qui ne soit pas d’un poids écrasant.

Dormir donc. Sombrer dans un trou noir et en ressortir de l’autre côté avec plus d’aptitudes pour vivre la nouvelle journée qui commence, c’est à cela qu’aide le Théralène. Remède d’une troublante efficacité, on s’endort comme dans une mort tout en se réveillant en ne se souvenant de rien.

Mais je commence soudain à somnoler, et je vais m’allonger pour finir ce long sommeil qui a décidé de prendre soin de moi.

© Serge Muscat – Septembre 2023.

Des nuits chaotiques

Si, enfant, je dormais profondément, il n’en fut pas de même une fois atteint l’âge adulte. A partir de cette période, j’ai commencé à m’endormir aléatoirement à des heures très variées. De cette époque datent mes premiers écrits. C’est lorsque j’eus des difficultés à me coucher tôt que je ressentis un besoin impérieux d’écrire et de lire aussi beaucoup de livres. Je me souviens avoir passé des nuits blanches pour terminer la lecture d’un ouvrage. C’est également à ce moment que je rencontrai les premières difficultés à avoir une activité régulière. Ce caractère aléatoire de mon sommeil faisait que j’avais beaucoup de mal à prévoir quelque chose sur une longue durée, car je restais incapable de connaître à l’avance l’heure à laquelle je m’endormirais. Avec le temps cela s’est un peu amélioré, même si aujourd’hui encore il subsiste des irrégularités.

Si le sommeil ne vient pas régulièrement, c’est aussi parce que de temps en temps je suis en proie à des accès d’intense lucidité. Et dans ces moments, il m’est impossible de trouver quelque repos car je suis tourmenté par les turpitudes de l’existence et, avec les années, ces tourments ont été remplacés par l’angoisse de la mort.

Penser à sa finitude n’a rien de très réjouissant. Seul l’amour vous fait tout oublier. Car le sentiment amoureux vous propulse dans un état d’intemporalité difficile à exprimer. Vous ne voyez plus passer le temps et vous vivez dans une sorte de pur présent. Et si cet amour fait défaut, vous replongez alors dans les pensées obscures, là où la fin vous apparaît comme sous un microscope ; vous en discernez tous les détails qui prennent des allures effrayantes. De là provient que le sommeil ne vient pas et qu’il vous faut être épuisé pour enfin vous endormir.

De ce constat j’ai tiré la conclusion que le meilleur somnifère est le fait de pouvoir s’endormir tout contre celle qu’on aime, et non de prendre du théralène. Aucune substance chimique n’est plus efficace que la chimie amoureuse. La nature a bien fait les choses, et lorsqu’on se retrouve seul, subsiste cette part manquante que l’on cherche désespérément. Alors on ne dort plus, ou si peu. On tente de trouver dans les livres cette présence absente qui produit du vide dans notre esprit. Et lire un livre en présence de celle qu’on aime donne un tout autre sens aux mots imprimés sur le papier. En présence de l’être aimé il n’y a plus cette dramaturgie que l’on perçoit dans la solitude, en tournant une à une les pages d’un livre. Les auteurs nous semblent plus optimistes, et nous croyons plus au progrès. Il nous arrive même d’imaginer une Terre sur laquelle il n’y aurait plus de guerres interminables. L’homme follement amoureux ne s’encombre pas d’un fusil. Cette arme n’est utilisée que par l’homme seul qui n’aime personne, même pas lui-même.

Trouver le sommeil, donc. S’endormir enfin avec l’espoir que la journée qui va suivre sera meilleure et porteuse de joies. Voir dans le visage de celle qu’on aime un optimisme débordant et mettre le théralène dans le sac-poubelle.

Voilà pourquoi mes nuits sont si difficiles et chaotiques. Je garde cependant espoir que demain je dormirai mieux.

© Serge Muscat – Octobre 2023.

Mélancolie

C’est un jouet qui pleure

Dans le noir d’un placard

Un petit automate

Qui boite dans la chambre

Une poupée qui rit

Avec ses grands yeux bleus

Quelques années froissées

Aux bras d’une peluche

Un souvenir blotti

Au fond de ma mémoire

L’enfance…