Pourquoi être autodidacte ne veut rien dire

On entend souvent le mot « autodidacte » dans les conversations, sans trop réfléchir sur ce que signifie ce mot. Dans le sens courant, être autodidacte c’est apprendre par soi-même. Mais que signifie apprendre par soi-même ? On pourrait penser au premier abord que l’individu est coupé du social et qu’il apprend des choses en étant seul. Mais ce n’est bien entendu pas le cas. L’individu est immergé dans le social et apprend au contact des autres. Les bases de l‘école primaire lui permettent par exemple d’apprendre à lire et à écrire. Contrairement aux sociétés orales où il n’y a pas de supports pour conserver une trace et où toute la connaissance se transmet de bouche à oreille, les sociétés à écriture laissent des traces, ce qui permet une transmission plus aisée et en même temps de créer une « histoire ». Et les sociétés à écriture ont fini également par inventer des techniques pour conserver l’oralité et également les images (magnétophone, photographie, cinéma) . Mais elles n’ont pu réaliser ces techniques que grâce, avant tout, à l’écriture. Donc on en revient à celle-ci. Que fait un individu dans une société européenne, pour nous limiter à l’Europe (mais ça fonctionne également en Chine et dans bien d’autres pays) ? Il apprend les bases de la lecture et de l’écriture par le biais d’un professeur des écoles, ou aussi parfois grâce aux parents. Et à partir de cet instant, il est confronté aux documents écrits. Bien entendu il y a aussi l’architecture, les sculptures et d’autres « traces »). Ainsi les livres pour enfants, les manuels scolaires, tout transite par l’écrit en même temps que par l’oral. On pourrait donc dire qu’à partir de là il devient une sorte d’autodidacte. Mais il n’apprend pas seul, il est confronté à des textes qui sont immergés dans le social. L’individu n’est pas un « enfant sauvage » seul dans la forêt, il est confronté à un minimum d’écrits. Je laisse de côté la télévision, le cinéma et d’autres médias. Ainsi les écrits vont l’accompagner tout au long de sa vie. De là découle le fait que tout le monde est en quelque sorte autodidacte, car il faut toujours s’en remettre à s’approprier un savoir détenu par quelqu’un d’autre. Et être autodidacte revient en somme à prendre connaissance des travaux existants sur un sujet. Ainsi l’individu n’apprend pas tout seul, comme on pourrait le croire sans prendre la peine de réfléchir. Il consulte des livres, regarde des vidéos, bref il s’informe par tous les moyens mis à sa disposition. Notre société est constituée par un système scolaire qui est ce qu’il est, c’est-à-dire loin d’être parfait, avec différentes institutions qui produisent de la connaissance. Cette connaissance est transmise par l’écrit parallèlement à l’oral. Cependant l’écrit permet de conserver une trace que d’autres pourront consulter. Ainsi être autodidacte ne signifie pas réellement grand chose puisque l’individu n’apprend pas vraiment seul comme on pourrait le penser dans le « bon sens » populaire, puisqu’il consulte des travaux qui sont diffusés par écrit par des enseignants et des chercheurs. Ainsi tout étudiant est également un autodidacte lorsqu’il consulte des documents imprimés, audiovisuels, etc. L’histoire est remplie d’autodidactes qui s’appuient sur les travaux des autres. C’est par exemple pour cela qu’il a été décidé une « reconnaissance des acquis personnels » dans les universités », mais qui en quelque sorte n’ont rien de « personnels » puisque l’individu s’appuie sur des travaux diffusés par une multitude de supports. On n’apprend pas « à partir de rien » comme pouvait le penser Xavier Niel avec son école 42 d’informatique sans enseignants. Car même dans les pédagogies alternatives comme « l’enseignement mutuel », la pédagogie Montessori (qui peut parfaitement s’appliquer aux adultes) ou la pédagogie Freinet et une multitude d’autres pédagogies, l’individu doit toujours en revenir à prendre connaissance des travaux qui ont déjà été faits « pour ne pas réinventer la roue ». Et même si l’individu ne souhaite pas remonter loin dans le temps, il est tout de même obligé de consulter un minimum de travaux, par exemple les travaux contemporains s’il décide de faire « table rase » du passé en estimant qu’il peut créer quelque chose de radicalement nouveau, ce qui est tout à fait possible (en littérature Henri Michaux en est un bel exemple). Notre société laisse donc des traces et l’autodidacte utilise les écrits ainsi que les discours diffusés de nos jours sur le web, comme par exemple des cours d’initiation proposés par des professeurs dans une multitude de matières, etc. Ainsi le terme d’autodidacte ne signifie en fait rien, et surtout pas que l’individu apprend à partir de rien, comme je l’ai déjà dit. Mais à un moment donné, il s’agit d’obtenir une « reconnaissance sociale » qui est faite de diverses manières. Soit l’individu passe par une reconnaissance faite par l’université, soit il utilise d’autres modes de reconnaissance sociale comme par exemple les brevets dans le domaine de la technique, il en est ainsi pour l’inventeur de la carte à puce, soit également en diffusant ses créations comme dans le monde des arts, etc. Mais dans tous les cas l’individu s’appuie sur des travaux et des créations antérieures, et non à partir de rien comme le laisserait entendre le « sens commun » du terme autodidacte. Lorsque Jean-Paul Sartre ironise dans ses écrits en caricaturant un « autodidacte » qui lit des livres en les consultant par ordre alphabétique dans une bibliothèque, il prend les gens pour des imbéciles. D’autant plus qu’il cherche à démontrer que l’individu est libre. Or si l’individu est libre, alors pourquoi ne prendrait-il pas la liberté de lire des livres ? Or il laisse entendre que cet « autodidacte » est une sorte de crétin qui lit des livres par ordre alphabétique, ce qui ne se produit en fait jamais dans la réalité car les gens lisent des livres et des revues sur les domaines qui les intéressent, et non par ordre alphabétique ! Ce passage sur l’autodidacte en dit long sur l’attitude de ce philosophe. Ce qu’il appelle un autodidacte n’est pas plus idiot qu’un étudiant qui consulte des livres ou des revues en bibliothèque ou qu’une personne quelconque qui cherche de l’information pour progresser dans son travail. Je dois dire que depuis le jour où j’ai relevé ce passage sur l’autodidacte, en plus du fait que je n’étais pas d’accord avec lui sur sa théorie que  l’homme est « totalement » libre, j’ai cessé de lire Jean-Paul Sartre. « Les chemins de la liberté » sont chez lui avant tout les chemins de sa propre liberté et pas celle de beaucoup d’autres. Où est la liberté d’un enfant qui travaille dans une mine en Afrique et qui a besoin de ce travail pour pouvoir à peine manger? « L’être et le néant » fait figure de simple divertissement intellectuel face à certaines réalités qu’il ne semble pas vouloir voir. Philosophie de salon qui ne regarde pas plus loin que le quartier latin en parlant de communisme. Et partout dans le monde de nouvelles mines (pour ne prendre que cet exemple) sont ouvertes et de nouveaux individus sont enchaînés et obligés d’y travailler pour survivre. Où est la liberté lorsqu’on n’a même pas assez d’argent pour pouvoir prendre un billet d’avion et de quoi se payer une chambre d’hôtel pour ne pas dormir dans la rue et « tenter sa chance » ailleurs? Où est la liberté lorsqu’un pays comme la Russie empêchait ses habitants de sortir des frontières? Philosophe qui a raté sa carrière de clown dans un cirque. Il a préféré cependant choisir les cafés du quartier latin à la place du chapiteau. Mais je préfère ne pas en dire plus sur ce philosophe et son œuvre pour lesquels je n’ai aucune sympathie contrairement à d’autres philosophes comme par exemple Albert Camus ou Gilles Deleuze, pour ne prendre qu’eux. Et je ne lis pas non plus le journal « Libération » puisque selon les thèses de Jean-Paul Sarte je suis libre, et donc j’ai la liberté de ne pas lire ce torchon où les journalistes se croient intelligents en faisant des jeux de mots et dont il a été le fondateur.

Nous voyons donc que le terme d’autodidacte est très ambiguë et qu’il est difficile à définir, contrairement à la définition courte et simpliste qu’en donnent de nombreux dictionnaires. J’arrête ici mon propos car la lecture sur le web nécessite un format  court pour que le texte soit lu en entier.

Ce que n’a pas pris en considération Pierre Bourdieu en faisant ses enquêtes

Dans les différentes études menées par Pierre Bourdieu, il prend en considération le niveau scolaire des parents et leur profession. Et effectivement, il trouve une corrélation entre parents et enfants. Mais ceci peut-il tout expliquer ? Il y a une variable qu’il n’a pas prise en considération, c’est l’attitude des parents indépendamment de leur niveau scolaire. Ainsi les parents peuvent encourager leur enfant sans le contrecarrer ni faire une critique négative sur ce qu’il apprend à l’école. Le milieu social comme le quartier est également d’une grande importance. Ainsi Pierre Bourdieu a-t-il fait un internat, en étant plongé dans un autre milieu que celui où étaient ses parents et en étant aussi coupé d’eux et de leur influence. La culture ouvrière a tendance à produire « une contre-culture » comme en parlait Michel Lancelot dans un ouvrage intitulé : Le jeune lion dort avec ses dents. Le père de Michel Lancelot, qui était serrurier, disait que les intellectuels étaient des beaux parleurs, des bons à rien, et contredisait donc son fils. Ce dernier est devenu par la suite un fervent défenseur de la contre-culture . J’ai vu à l’université, par exemple, un étudiant obtenir un DEA d’informatique alors que son père était maçon et sa mère était analphabète. Cet étudiant avait un frère qui est devenu professeur d’histoire et sa sœur est devenue infirmière. Où est donc la corrélation que tente de montrer Pierre Bourdieu dans ce cas ? Cette corrélation ne fonctionne pas avec Annie Ernaux ni avec Albert Camus et ni avec Michel Onfray, et la liste serait encore bien longue. Il me semble donc que cela provient plus d’un facteur comportemental des parents à l’égard des enfants et sans même en prendre conscience ainsi que du milieu local, la commune par exemple. Les pires ennemis, pour un enfant d’ouvrier qui s’intéresse à la culture savante, sont malheureusement bien souvent ses parents et les personnes de son environnement proche, car les individus ont tendance à se regrouper entre eux. Les ouvriers méprisent la plupart du temps la culture savante. Ainsi j’avais entendu dans la bouche d’un étudiant dont les parents étaient ouvriers et qui avait une maîtrise d’informatique : « La culture ça sert à frimer avec les meufs ». De tels propos en disent long sur la compréhension, ou l’incompréhension, de cette personne sur ce qu’est exactement la culture. Du reste, bien qu’ayant fait une maîtrise d’informatique, il a fini comme employé de supermarché à mettre les produits dans les rayons, ce qui était bien éloigné de l’informatique.

Ceci pour dire que Pierre Bourdieu a oublié des paramètres dans ses diverses analyses, et notamment le fait que dans les classes populaires, c’est-à-dire la classe ouvrière, la culture savante est bien souvent contestée et que les parents et le milieu social local s’opposent aux individus qui s’intéressent à celle-ci, de près ou de loin.

Je voulais donc faire cette remarque, parmi tant d’autres qui restent en suspend, et que je reprendrai par la suite.

Quelques réflexions sur l’enseignement

 

J’ai longuement réfléchi sur l’éducation et j’en suis arrivé aux hypothèses qui suivent. Des esprits élitistes pensent qu’il y a trop de monde, trop d’étudiants dans les universités et qu’il faudrait « dégraisser le mammouth ». Toutefois, en dégraissant trop le mammouth, on en arrive aussi à l’obscurantisme, au fondamentalisme et aux conceptions « théoriques » de l’extrême droite présente dans de nombreux pays mais aussi de la gauche autoritaire comme avec Poutine qui a pour lectures du soir, avant de s’endormir, les écrits de Staline.

En France, tout est basé sur la formation initiale, c’est-à-dire celle acquise entre 16 ans (âge où l’école cesse d’être obligatoire) et 25 ans environ. Ainsi ceux qui veulent étudier, et qui n’ont pas des parents très riches, doivent soit obtenir une bourse, dont le montant est dérisoire, soit trouver un travail à temps partiel pour pouvoir vivre et financer certaines choses comme par exemple les livres, etc. Ce qui pénalise donc ceux qui n’ont pas un fort pouvoir économique. Ceci est la première chose. Deuxièmement, les études doivent-elles s’arrêter à 25 ans ? Bruno Lemaire considère que les études doivent s’arrêter à 20 ans. Il l’a dit clairement en public et sur les médias en disant : « A 20 ans ce qu’on veut c’est avoir un travail ». Je laisse le lecteur réfléchir sur cette phrase et sur tout ce que cela implique. Il faut de tout dans la société, car tout le monde est utile à sa manière. Certains ont plus envie de chercher à comprendre que d’autres. Mais tout ne se joue pas sur la période de 16 à 25 ans. Ainsi, dans une société plus égalitaire, hormis le fait qu’il faudrait attribuer à ceux qui souhaitent étudier certaines disciplines fondamentales plus de bourses pour prendre le « bon départ », il serait aussi nécessaire de développer la formation continue et tout au long de la vie pour donner aux personnes le choix de bifurquer, de changer de métier, ou plus simplement d’étudier des disciplines par goût personnel sans en faire obligatoirement un métier. Pour certains, cela ne ferait que faire « prendre du poids au mammouth ». Mais le mammouth est-il si gros que cela ? Pour la reprise d’études et la formation tout au long de la vie, il n’y a d’après les possibilités concrètes dont dispose notre société actuelle que trois solutions : soit l’enseignement en présentiel durant la journée, soit l’enseignement en présentiel en soirée, et enfin l’enseignement à distance par le biais d’internet. Or nous constatons que le présentiel en journée nécessite un financement, que le présentiel en soirée nécessite d’organiser spécifiquement des cours le soir, et enfin l’enseignement à distance nécessite toute une organisation technique basée sur l’informatique. La plus accessible « à tout le monde » est l’enseignement à distance. Or que proposent les universités ? Beaucoup d’entre elles ne veulent pas vraiment faire sortir les connaissances universitaires en dehors de leurs enceintes. Bien entendu les enseignants publient des travaux par le biais de l’imprimé (livres et revues) mais ne veulent pas réaliser des formations diplômantes en EAD. Pourtant de nombreuses personnes auraient envie de « savoir », de comprendre, bien plus que ne se l’imaginent beaucoup de personnes. Qu’est-il proposé à l’individu sur son ordinateur, cette sorte de média presque total ? Soit les chaînes de télévision qui conditionnent les personnes sans apprendre quelque chose ou qui même diffusent des informations fausses, soit d’écouter des radios, soit de lire des textes (comme celui-ci), soit de regarder des films qui sont ce qu’ils sont, et qui pour la plupart proviennent « des usines à films » américaines, soit de regarder des vidéos comme celles diffusées sur Youtube et utiliser également les réseaux sociaux qui n’apportent aucune pensée critique. Tout ceci ne permet pas réellement de constituer un savoir approfondi comme l’est le savoir universitaire qui se déroule dans la durée. Et la plupart des universités ne veulent pas laisser franchir le savoir à l’extérieur. Quelques formations en EAD sont proposées comme par exemple celles de l’université Paris 8, l’université de Nanterre, l’université de la Sorbonne nouvelle pour ne prendre que les universités d’île de France. Pourtant beaucoup préféreraient, plutôt que de regarder des séries médiocres, écouter des cours de professeurs comme par exemple ceux de la lignée de Vladimir Jankélévitch à la Sorbonne, ou d’écouter également des cours de sciences de l’université Pierre et Marie Curie ou de l’université Denis Diderot, etc. Mais les universités n’ont pas réellement envie de faire sortir la connaissance en dehors de leurs murs. Lorsqu’elles le font, c’est sous la forme dénaturée de la vulgarisation avec une petite vidéo de 30 minutes ou bien une émission sur France Culture qui elle aussi est simplifié à l’extrême dans un format de 50 minutes. Car le temps est nécessaire pour expliquer les choses, c’est ce qui différencie la formation de l’information. Pour avoir accès aux formations, il faut aller aux cours dispensés en présentiel durant la journée. En EAD il n’y a pas de formations en anthropologie, en sociologie, en linguistique, etc. Pourtant le mammouth, en regardant le nombre des votes d’extrême droite, est encore très loin d’être trop gros. Des cours d’anthropologie apprendraient par exemple à Madame Marine Le Pen et à ceux qui la soutiennent que la France n’est pas le berceau de l’humanité et de l’espèce humaine et que beaucoup de chercheurs s’accordent à dire que l’homme se serait plutôt développé en Afrique ! Et vu le caractère illimité de la diffusion sur Internet et la toile, Madame Giorgia Meloni (qui a réussi à obtenir glorieusement son baccalauréat mais pas plus, car elle estimait, comme presque toutes les personnes d’extrême droite, que lire trop de livres était fatiguant et ne servait à rien) pourrait également bénéficier de ces cours d’anthropologie. Mais passons.

Donc les universités n’ont pas vraiment la volonté de faire sortir la connaissance à l’extérieur par le biais de cet outil fabuleux, aussi important que l’a été l’invention de l’imprimerie, qu’est l’ordinateur doté de son prolongement qu’est la toile internet. Il est difficile à dire si c’est un problème de coût, de moyens techniques ou de position idéologique. J’opterai cependant pour l’hypothèse idéologique. Il serait trop « dangereux » de diffuser par exemple les enseignements de Sciences Po car le « mystère » s’écroulerait et l’entre-soi disparaîtrait aussi. Un établissement comme le CNAM, qui dispense essentiellement des enseignements pour l’industrie, arrive par exemple à proposer un très grand nombre de formations diplômantes en EAD. Et rien n’empêcherait de faire de même dans les universités pour l’histoire de l’art, les langues orientales, toutes les disciplines couvrant les sciences humaines, etc. Beaucoup de personnes s’inscriraient à ces formations en EAD si elles étaient proposées, plutôt que d’écouter Michel Onfray sur toutes les chaînes de télévision et qui semble oublier des évidences tellement évidentes (comme La lettre volée d’Edgard Poe) qu’il ne les voit pas, comme par exemple le simple fait que l’humanité entière utilise des chiffres qui n’ont pas été inventés à Caen mais par les arabes et qui sont également à l’origine de beaucoup de découvertes en mathématiques durant les temps anciens, et ceci depuis déjà très longtemps! on ne voit que ce qu’on veut regarder ! si elles étaient disponibles. Mais à priori les universités préfèrent avoir les étudiants « sous la main » et à portée de vue (c’est aussi une façon de favoriser l’entre-soi), donc ne pas diffuser leurs connaissances au plus grand nombre. D’autres diront également que les étudiants en EAD sont isolés et que c’est donc pour ça que cette forme d’enseignement n’est pas très développée. Mais il est possible également de créer des « regroupements ». Car d’une manière ou d’une autre toutes ces personnes finiront par se rencontrer. Par exemple dans une grande entreprise industrielle tout le monde se « rencontre »: ceux qui ont fait un bac pro  ou un BTS au lycée, ceux qui ont une licence ou un master de l’université et ceux qui ont fait une grande école. Et la rencontre n’est pas de tout repos,  elle est même parfois « explosive ». Évidemment pour les métiers essentiellement manuels l’EAD ne permet pas de développer la dextérité nécessaire pour effectuer certaines tâches. Aussi je laisse les métiers manuels à part, même si ils sont également très nombreux, allant du métier de mécanicien automobile à celui de peintre ou de sculpteur en passant par les professions médicales qui nécessitent d’apprendre « des gestes » bien particuliers. On peut cependant apprendre la biologie jusqu’aux limites des connaissances acquises dans ce domaine. Si on veut les prolonger on sera obligatoirement confrontés à l’expérimentation, certes, mais on peut déjà apprendre tout ce qui a été découvert dans cette discipline par le mode de l’EAD, ce qui est déjà très bien. On pourra réfuter certaines choses par l’expérience en créant de nouvelles théories, etc, mais on peut déjà dans l’ensemble diffuser beaucoup de connaissances par le biais de l’EAD et de l’imprimé. Cependant, il y en a aussi qui pensent que si le mammouth devenait trop gros, il risquerait également de devenir embarrassant et modifierait la structure et les hiérarchies sociales, avec les privilèges qui en découlent puisque toutes les personnes ne sont pas sur le même plan par exemple au niveau économique. Les patrons (des petits au plus grands) veulent des gens « bien formés » mais en même temps ils veulent que les salariés ne soient pas trop formés. Dans le cas contraire, une personne qui est vraiment compétente se voit obligée de créer sa propre entreprise ou d’aller voir ailleurs, car elle entre en compétition avec le patron ou les cadres dirigeants comme les directeurs, car il n’y a pas assez de place pour tout le monde à cet étage de la pyramide, du moins dans le domaine du secteur privé. C’est ce processus qui est à l’œuvre par exemple dans le domaine de l’informatique. Un cadre autoritaire qui a fait une grande école ne prend par exemple pas la même attitude envers un employé qui a un bac pro ou un BTS et celui qui a par exemple un master ou même une licence dans une discipline différente en plus du master. Il ne peut pas lui raconter « les mêmes salades » lors d’un entretien d’embauche car par exemple celui qui a un master saura lui répondre d’une façon pertinente et pourra même faire une démonstration critique de ce que dit le cadre autoritaire issu d’une grande école. C’est celui qui embauche qui décide, c’est vrai, mais celui qui passe l’entretien et qui sent que la décision sera négative ne doit pas douter de lui-même pour autant. La plupart du temps le candidat a besoin de travailler juste pour avoir un revenu et c’est là sa motivation centrale, et dans la confrontation avec l’employeur c’est bien plutôt les intérêts de chacun guidés par des idéologies qui sont en jeux beaucoup plus que la « compétence pure »  Pour prendre un exemple dans le domaine de la littérature, Proust a été refusé lorsqu’il a présenté La recherche la première fois à un éditeur dont je préfère taire le nom. Car l’éditeur a pensé immédiatement que ça ne serait pas rentable de publier un tel texte qui, selon son point de vue, n’aurait que très peu de lecteurs. La confrontation d’un employeur et d’un employé n’a donc strictement rien de rationnel, c’est un rapport de pouvoir où interviennent des idéologies et où le recruteur cherche à savoir comment il pourra tirer profit du candidat. Nous laissons également de côté la tarte à la crème qu’est l’expérience et son « manque » dont parle tout employeur, depuis le patron de bistro jusqu’à la grande entreprise qui recherche un ingénieur. Justification qui masque souvent un choix idéologique, en favorisant par exemple le savoir-faire alors que tout est savoir-faire, même le romancier a un savoir-faire, et tout est aussi « théorique » puisque la théorie c’est ce qui tente d’expliquer le réel. Un savoir-faire s’acquière bien plus rapidement qu’on ne le pense et atteint un seuil où l’individu ne progresse plus Ainsi un serveur dans un café ou un restaurant pourra apprendre son travail en un mois et il atteindra son optimum après ce mois. Mais le patron en voyant plusieurs candidatures prendra la personne qui a le plus d’expérience, ce qui est un choix non rationnel et bien plutôt idéologique. Car il se dit que celui qui a le plus d’expérience a donc travaillé plus longtemps dans un café ou un restaurant et donc qu’il partage plus avec lui le « plaisir » de faire ce métier  et qu’il partage également les mêmes valeurs, alors qu’au niveau du savoir-faire pur, il n’y a pas de différence avec les autres candidats. Un garçon de café n’a pas besoin de 5 ans d’expérience pour savoir servir correctement une boisson. Cela s’apprend très rapidement et ensuite il n’y a plus de progression. Pourtant par exemple un étudiant qui cherche un job de serveur à temps partiel pourra être refusé par un patron qui lui dira: « Vous n’avez pas assez d’expérience ». Mais que veut dire ce mot expérience? Il signifie tout simplement qu’il souhaite une personne « de la profession » et donc pas une personne qui est étudiant et qui, quelque part, se moque de la culture des patrons de café ou de restaurant. Derrière des choix qui peuvent sembler rationnels se cachent la plupart du temps des choix idéologiques. Et bien souvent l’employeur choisira une personne qui « pense » comme lui. Une personne trop diplômée peut par exemple avoir beaucoup de mal à trouver un simple job dans une PME, car elle peut posséder beaucoup plus de connaissances que le patron, où ce dernier peut dire également que tout ça c’est trop théorique, comme on l’entend souvent, sans même savoir ce que signifie exactement le mot théorie. Le sociologue, l’ethnologue ou l’anthropologue font de la théorie, c’est-à-dire qu’ils donnent une explication à ce qui parait être sans explication dans le monde réel, comme l’astrophysicien fait aussi de la théorie en expliquant le mouvement des astres. Bref tout ça pour dire que certains craignent beaucoup que le mammouth ne devienne trop gros car ceux qui exercent le pouvoir par un prétendu savoir, comme Buno Lemaire, voient leur autorité et leur légitimité fissurées.

D’autre part toutes les universités et tous les enseignants ne pensent pas la même chose sur ce qui concerne l’éducation et la diffusion des connaissances. Il y a de très grands écarts allant par exemple de Michel Foucault à Bruno Lemaire, ou de Gilles Deleuze à Luc Ferry. Les institutions sont diverses, avec par exemple le Collège de France où les enseignements sont ouverts à tout le monde et les diffusent aussi par le biais d’Internet (c’est là qu’enseignait par exemple Pierre Bourdieu en mettant à la portée de « n’importe qui » le résultat de ses travaux qui dérangeaient certains, comme Michel Foucault dérangeait également pas mal de monde. Cependant, le Collège de France ne délivre pas de diplômes officiels et personne ne passe par un « contrôle des connaissances au sens large » pour légitimer l’obtention d’un « grade » comme dans les universités). C’est donc un problème très compliqué sur lequel je laisse le soin au lecteur de réfléchir.

Le plombier fasciste qui voulait devenir riche et manger du caviar

Emile Santer s’était réveillé en entendant un drôle de bruit. Cela semblait provenir de la cuisine, comme de l’eau qui coulait. Il se leva du lit et alla voir de plus près ce qui se passait. Il constata en effet qu’il y avait une fuite dans le ballon d’eau chaude. Il se dirigea avec précipitation vers la salle de bain et coupa l’arrivée d’eau. Emile Santer était un étudiant assez pauvre qui étudiait la philosophie en essayant de décrocher une licence, avec l’objectif de devenir enseignant. Les questions que soulevait la philosophie l’intéressaient beaucoup et il souhaitait transmettre à d’autres ces problématiques dont beaucoup restaient sans réponse. Le simple fait d’éveiller des esprits et de les amener à réfléchir demeurait une satisfaction qui lui suffisait. Car selon lui trop d’individus dans le monde social assénaient de fausses vérités juste pour satisfaire leur désir de jouissance, sans même en comprendre les mécanismes. Ainsi beaucoup de pauvres rêvaient par exemple de rouler en Ferrari où d’habiter dans les quartiers riches. Ce n’était pas le cas de tous, bien entendu, mais tout de même une certaine fraction de ces pauvres, sans même réfléchir à ce que cela impliquait. Emile Santer, qui avait longuement réfléchi à toutes ces choses, souhaitait communiquer le fruit de ses réflexions à ses futurs élèves. Ceux-ci en feraient ce qu’ils voudraient et chacun trouverait sa satisfaction comme il l’entendait. Il se disait néanmoins qu’il aurait amené au moins ses élèves à réfléchir sur les motivations de leurs désirs ainsi qu’aux problèmes soulevés par la vie sociale.

Il se souvint qu’il avait conservé un carton publicitaire d’un plombier qui proposait ses services. Il alla à son bureau, prit la publicité et téléphona au plombier. Ce dernier lui dit qu’il serait chez lui dans trente minutes environ.

Une demi heure plus tard, le plombier sonna à sa porte. Il apparut accompagné d’une personne, et entrèrent dans le logement. Ils étaient tous les deux relativement jeunes, autour des vingt-cinq ans. L’un des deux, qui était en fait le patron, demanda où se trouvait la fuite. Il alla voir le ballon d’eau chaude puis, après l’avoir inspecté, fit une vilaine moue. Il prit ensuite la parole :

_ Je vous explique, votre ballon est foutu, il est percé, on ne peut rien faire, c’est comme un être humain.

Emile Santer écouta avec attention les propos du jeune patron et releva que son analogie « c’est comme un être humain » induisait en quelque sorte que ce plombier s’identifiait à un médecin, et qu’il réparait les tuyauteries et changeait les ballons d’eau chaude défectueux comme un chirurgien réparait les corps endommagés. Il ne niait pas que le plombier était aussi utile que le chirurgien dans la société, mais cependant cette analogie avec le corps humain attira son attention. Le plombier reprit son discours :

_ Il faut le changer. Qu’est-ce qu’on fait ?

Emile Santer se trouvait donc devant un choix difficile. Car il se doutait un peu que mettre un ballon neuf coûterait plus cher qu’une simple réparation. Il demanda alors au plombier combien cela coûterait pour le changer. Celui-ci ne répondit pas à la question et dévia du propos en demandant :

_ Vous voulez le changer ?

Comme il ne pouvait pas rester dans cette situation il finit par opter pour un changement de ballon. Le patron ordonna à son employé de dévisser une plaque de bois pour avoir plus d’informations sur la nature de ce ballon. Emile Santer remarqua également que ce jeune patron laissait échapper dans son vocabulaire des mots en verlan, c’est-à-dire le langage utilisé essentiellement par les jeunes des banlieues ouvrières qui contestaient l’ordre social en n’utilisant pas le langage courant enseigné à l’école. Ce plombier estimait que l’argot et le verlan permettaient tout autant d’expliquer beaucoup de choses, et que dire par exemple une « meuf » désignait la même chose qu’une « fille ». Mais si cela désignait la même chose, alors pourquoi faire le choix de « meuf » plutôt que de « fille » ? Ce plombier ne s’était apparemment pas posé cette question. S’il se l’était posée, il aurait découvert que dans ce choix il manifestait une opposition radicale à l’école qui, elle, utilisait un autre langage pour tenter de comprendre le monde. Cela impliquait également que ces deux plombiers refusaient catégoriquement le choix démocratique fait par la population d’utiliser un certain langage. Ainsi Emile Santer, en observant et en écoutant bien ces deux plombiers, prit conscience qu’ils étaient en fait à la limite de ce que l’on appelait la délinquance. Il remarqua aussi que le patron, qui avait approximativement le même âge que son employé, ne cessait de lui faire des brimades, de nier en bloc tout ce qu’il disait et faisait, sans apporter la moindre approbation. Il se comportait en une sorte de dictateur toxique qu’Emile Santer apparenta immédiatement, en faisant lui aussi une analogie, à un chef de bande dans le milieu de la délinquance. Il était très agressif et imposait par la force physique ses convictions et son point de vue à son salarié qui exécutait sans rechigner les ordres qu’il lui donnait. Emile Santer n’en croyait pas ses yeux et ses oreilles. C’était un peu comme s’il se retrouvait immergé dans le film « La haine », où le cinéaste dépeignait des délinquants qui rêvaient en fait de devenir riches, alors que leurs enseignants avec qui ils avaient fait le minimum d’études, puisque l’école était obligatoire jusqu’à seize ans, gagnaient à peine plus que leurs parents. Mais ces délinquants voulaient jouir sans limite, en prenant pour modèle la haute bourgeoisie qu’ils rêvaient d’égaler, en vendant de la drogue et en faisant des trafics divers en espérant faire cela un jour à grande échelle. Ainsi ils étaient dans une double contradiction où ils demeuraient prêts à mettre un coup de couteau ou un coup de revolver à un riche grand patron envers qui ils avaient « la haine », mais en même temps ils rêvaient de devenir comme ce grand patron riche. Et les enseignants qui leur donnaient les cours dans les collèges et les lycées de leur quartier tentaient comme ils pouvaient de leur expliquer cette contradiction et ce paradoxe, mais ils se cognaient contre un mur et n’obtenaient pour seul résultat que la violence directe et le refus d’apprendre la moindre chose et de réfléchir. Ces délinquants ne rêvaient qu’à une seule chose : pouvoir acheter un jour une voiture de sport et jouir d’une manière primaire en se disant qu’ils étaient au-dessus des autres, les autres étant notamment les personnes de leur quartier. Et tout ceci défilait à vive allure dans l’esprit d’Emile Santer, en voyant et en écoutant ces deux plombiers Tout à coup le patron intervint :

_ Vous allez me faire un peu de place sur le bureau, j’ai besoin d’écrire.

Le patron n’avait utilisé aucune formule de politesse qui indiquait par exemple le respect de l’autre, et s’était exprimé avec autoritarisme, comme lorsqu’il donnait un ordre à son employé. Il se comportait comme s’il était chez lui et que tout ce qui l’entourait dans le logement lui appartenait donc, sans même avoir le moindre consentement d’Emile Santer. Il rédigea quelques lignes sur une facture puis lui demanda de signer, sans même lui laisser le temps de lire ces lignes ou même d’avoir la moindre explication. Le patron le poussait à agir vite et sans réfléchir. Il savait qu’Emile Santer souhaitait au plus vite obtenir de l’eau à ses robinets et jouait donc de cette contrainte pour l’obliger à signer la facture en mettant bien la mention « lu et approuvé » avec sa signature. Il signa donc la facture tout en réussissant à avoir le temps de distinguer le montant total qui s’élevait à la somme astronomique de 6200 euros ! Il ne connaissait pas le prix des ballons d’eau chaude vendus dans le commerce, mais il se doutait cependant que leur prix était était largement plus bas que ce que lui facturait ce plombier. Il prit conscience qu’il était face à une escroquerie mais le patron devenait de plus en plus agressif et lui demanda d’une manière abrupte sa carte bleue. Il alla donc chercher sa carte dans son portefeuille et la donna au plombier. Celui-ci la prit et l’inséra dans un petit lecteur portatif. L’atmosphère était tendue. Le visage du patron demeurait crispé et il serrait les dents en composant les chiffres du montant total de la facture. Vint alors le moment de taper le code de la carte bleue. Emile Santer composa les chiffres du code, mais ce dernier ne fut pas accepté par le lecteur. Le patron commença à manifester une certaine animosité et lui demanda en élevant la voix de refaire le code. Après trois tentatives infructueuses, le plombier gesticulait dans tous les sens et présentait une franche agressivité. Puis il finit par dire en aboyant qu’il ne ferait donc pas les travaux et qu’il n’acceptait que le paiement par carte bleue ou en espèces. Emile Santer lui expliqua qu’il n’était pas possible de retirer 6200 euros au distributeur de billets car les retraits étaient plafonnés à 1500 euros par semaine. Le plombier se mit en colère et lui dit qu’il pouvait augmenter le plafond des retraits depuis le site web de sa banque. L’ambiance devenait électrique et le patron faisait des gestes qui signifiaient qu’il était prêt à en venir aux mains en lui mettant son poing dans la figure. Voyant que la situation tournait assez mal et qu’il n’avait que très peu d’options, Emile Santer lui proposa de lui donner 1500 euros en espèces et de lui régler le reste par virement. Le plombier refusa d’une façon énergique et comme sans appel possible. Il tenta de le convaincre qu’il était honnête en utilisant divers arguments, dont celui qui possédait le plus de poids aux yeux du patron en lui disant :

_ Vous savez où j’habite, vous savez donc où me trouver.

Cet argument sembla convenir au plombier, lequel traduisait cette phrase dans son langage personnel par : je pourrai toujours venir lui casser la gueule et l’obliger à payer. Le patron finit par dire :

_ D’accord, parole d’homme !

Il fit sortir les deux plombiers de son domicile en leur demandant de patienter devant l’immeuble, le temps d’aller au distributeur automatique de billets pour retirer 1500 euros. Emile Santer restait effrayé et avait du mal à croire à la situation qu’il traversait. Il déchiffrait derrière leur fonction de plombier ce qui se dissimulait, c’est-à-dire deux anciens délinquants qui avaient décidé plus ou moins de se « ranger » en essayant de gagner de l’argent d’une manière tout de même pas totalement honnête. Et le jeune patron semblait avoir de grands appétits financiers. Il était même très probable que ce plombier avait plus de revenus que par exemple un professeur des écoles ou même également un enseignant du secondaire. Il réclamait à sa manière, c’est-à-dire en escroquant les clients, sa part du gâteau social, en s’appropriant même une très grosse part. Il devait également se dire que ces enseignants, contre lesquels il avait dû s’opposer en ne préparant qu’un CAP de plomberie en ne voulant pas en savoir davantage, étaient selon lui des « perdants » puisqu’il avait plus de pouvoir économique qu’eux. Et que donc, toujours selon sa logique, parler par exemple en verlan aboutissait à une meilleure situation financière que d’utiliser par exemple le vocabulaire des professeurs de lycée. En somme, tout venait conforter et confirmer ses positions, jusqu’à son passé probable de jeune délinquant. Et il était bien parti pour réaliser ses ambitions qui étaient sans doute, notamment, celles de pouvoir se payer une grosse Mercédes haut de gamme qui représentait à ses yeux le plaisir suprême et le symbole de la réussite sociale. Il ferait tout ce qui était nécessaire pour atteindre son objectif, en créant par exemple d’autres entreprises de plomberie ou en devenant propriétaire de restaurants, de bars ou de tout autre chose. Il avait sous ses yeux une multitude d’exemples qui venaient conforter ses thèses. Il voyait entre autres le patron de Free gagner pas mal d’argent tout en ayant refusé de faire des études. Il se sentait donc en position de légitimité lorsqu’il parlait en verlan avec ses employés, puisque au bout du compte il réussissait à gagner plus d’argent qu’un professeur. C’était aussi le raisonnement de Xavier Niel lorsqu’il avait créé son école d’informatique sans professeurs. Son école était d’une certaine manière l’affirmation de son propre parcours, lequel disait qu’il n’était p as nécessaire de savoir certaines choses, et dans le cas de son école c’était même de ne rien savoir du tout puisqu’il n’y avait aucun enseignant, et que malgré tout les élèves réussiraient à devenir des développeurs et des ingénieurs en informatique selon ses hypothèses. Ce jeune patron plombier demeurait donc conforté dans ses convictions puisque la société avait décidé démocratiquement que même sans faire d’études, on pouvait tout de même créer une entreprise et que le seul critère pris en considération était celui de la rentabilité économique. En d’autres termes, la seule démonstration était la preuve par l’argent, même si certaines professions exigeaient une formation, comme par exemple la médecine ou l’enseignement, pour ne prendre que ces cas.

Emile Santer réapparut au pied de son immeuble, en annonçant aux deux plombiers qu’il avait retiré l’argent. Ils se rendirent tous les trois dans le logement et il sortit la liasse de billets qu’il tendit au patron. Ce dernier compta avec une rapidité, une précision et une dextérité qui le subjugua. Il manipulait les billets comme un employé de banque au guichet. Il se dit donc que ce plombier, malgré son jeune âge, avait dû déjà voir défiler beaucoup de liasses dans ses mains. Celui-ci avait presque cessé de montrer un visage agressif. C’était comme si le fait d’être en possession de ces 1500 euros en espèces l’avait apaisé. Il expliqua alors à Emile Santer que deux plombiers de son entreprise allaient venir chez lui dans trente minutes pour installer un ballon un ballon d’eau chaude neuf. Il ne s’attarda pas plus et sortit, suivi de son employé.

Il se sentit soulagé par leur départ. Cette atmosphère de violence latente l’avait beaucoup perturbé. Il avait même pensé, à un moment, à appeler la police avec son portable. Il ne se doutait cependant pas encore que c’était loin d’être fini et de ce qui allait se dérouler par la suite.

Une heure plus tard il entendit sonner à la porte. Il alla ouvrir et découvrit deux individus qui se présentèrent comme étant les plombiers qui devaient venir chez lui. Ils étaient sensiblement du même âge que les deux autres et il s’aperçut, après quelques instants, qu’ils parlaient entre eux également en verlan. Ils possédaient quasiment les mêmes caractéristiques culturelles que les précédents plombiers et formaient donc un groupe assez homogène. Le patron avait dû les embaucher parce qu’ils ressemblaient presque complètement à lui, avec cette seule différence qu’il était le patron. Ils se mirent immédiatement au travail et enlevèrent l’ancien ballon d’eau chaude et commencèrent à préparer le ballon neuf. Soudain l’un d’eux dit :

_ Vous avez beaucoup de livres, ça sert pas à grand chose d’en avoir autant.

Le deuxième renchérit :

_ Les livres on en veut toujours plus et c’est inutile.

Emile Santer se sentit de nouveau mal à l’aise. Lui qui ne se permettait pas de porter une critique sur leur travail, était soudainement sous les feux d’une sorte de jugement acerbe de la part de ces deux personnes. Il sentait l’opposition monter lentement et essayait de se préparer à produire une réponse adéquate pour esquiver ce qui était en somme une attaque directe à ce que représentaient symboliquement, dans leur imaginaire, ces livres qui remplissaient intégralement le logement. Ils poursuivirent l’installation du nouveau ballon d’eau chaude. Il y avait une petite difficulté car le ballon était légèrement plus volumineux que l’ancien. Ils se mirent à râler, échangèrent entre eux des propos mélangés d’argot et de verlan et se dirent qu’il fallait enlever des grosses vis ainsi que des supports de fixation en bois. Après de longs tâtonnements, ils réussirent à fixer le nouveau ballon. L’un d’eux laissa échapper en élevant la voix :

_ Il est tard, ça prend trop de temps et on perd de l’argent !

Emile Santer n’en croyait pas ses oreilles. Le patron lui avait facturé 6200 euros pour l’installation de ce ballon et ce plombier osait dire qu’il perdait de l’argent ! Il se sentait à bout et ne pouvait s’empêcher de penser que toute cette clique voulait une revanche sociale par l’argent tout en continuant à baragouiner dans leur verlan et en imposant par la force leurs idées qui se résumaient en fait à une ignorance totale. C’était la première fois qu’il voyait de tels plombiers affirmant avec une telle violence leurs convictions. Et si cela se résumait encore à de vagues convictions, cela aurait pu encore passer, mais de plus ils cherchaient en quelque sorte à extorquer le plus d’argent possible au client qu’il était, ainsi que probablement à d’autres clients, qui se trouvaient dans l’urgence. L’un d’eux alla chercher une pièce détachée dans un sac, d’une valeur approximative de 15 euros, et dit à Emile Senter :

_ Ça je vous le fais cadeau, en prenant un air de satisfaction, comme quelqu’un qui attribuait un grand privilège à une personne.

Emile Santer demeurait interloqué, en se disant, durant l’espace d’un instant, que ce n’était pas possible, que ce qu’il percevait n’était que le résultat de son imagination. Mais le doute le quitta presque aussitôt, et il accepta que c’était bien là la réalité.

Les deux plombiers échangèrent de nouveau quelques phrases en verlan et l’un d’eux décida de fixer la pièce d’une quinzaine d’euros sur le ballon. Celui qui était allé chercher cette pièce dans le sac dit alors en s’exclamant :

_ Priez pour qu’il n’y ait pas de fuite ! Allez, priez !

Pris au dépourvu, Emile Santer s’entendit dire : « Prions pour qu’il n’y ait pas de fuites ». Le plombier reprit aussitôt en haussant le ton :

_ Plus fort ! Plus fort ! Et j’ai crié, crié Alice !

Le plombier faisait probablement référence, on ne savait pourquoi, à la chanson de Christophe. Emile Santer se sentait désemparé. Il se disait que ces deux types étaient complètement tarés, et que de plus ils représentaient surtout un danger. Il se dirigea vers la salle de bain pour aller ouvrir le robinet général d’arrivée d’eau. Il revint ensuite à la cuisine, là où se trouvait le ballon. Il demanda aux deux plombiers :

_ Ca fuit ?

_ Apparemment ça fuit pas, répondit celui qui semblait être un fan de Christophe.

Il se sentit plus léger. Il allait enfin avoir de l’eau et pensa immédiatement qu’il allait pouvoir prendre une douche. L’ancien ballon défectueux avait été déposé devant la porte d’entrée, sur le palier. Il dit alors à l’amateur de Christophe :

_ Vous allez emporter l’ancien ballon j’espère ?

_ Non on va le laisser là.

Emile Santer ne comprit pas immédiatement, tellement la phrase était prononcée d’une manière affirmative et sans ton de sous-entendu, que c’était là sa manière de faire de l’humour et de se rendre intéressant. Trente secondes plus tard il comprit, en voyant le plombier se diriger vers l’ancien ballon, que celui-ci allait s’occuper de l’enlever du palier. Il lui indiqua qu’il pouvait le déposer dans un renfoncement sur le trottoir, à une vingtaine de mètres sur la gauche en sortant de l’immeuble.

Les deux plombiers s’emparèrent du ballon et commencèrent à descendre les escaliers. Emile Santer leur lança un au revoir en leur souhaitant une bonne soirée. Ils ne répondirent rien et partirent dans un grand silence. Il referma la porte d’entrée et alla s’allonger sur le canapé. Son esprit était vide. Il se dit cependant que dans une heure, le temps que l’eau du ballon chauffe, il pourrait prendre une douche bien chaude et se délasser, en essayant d’oublier le cauchemar qu’il avait traversé.

Copyright Serge Muscat – mars 2025.

Traversée théorique sur le film « Les tontons flingueurs » de Georges Lautner

Le film Les tontons flingueurs, qui a eu un grand succès auprès des couches populaires, soulève de nombreuses questions. En effet, pourquoi ce film, dont le scénario a été écrit par Michel Audiard, a-t-il rencontré une telle adhésion du public de masse ? Ce film présente des gangsters qui gagnent bien leur vie dans des activités illicites, qui s’habillent et ont un mode de vie identique à celui du bourgeois, en utilisant cependant un langage populaire, l’argot, dont la création est le fruit du travail de Michel Audiard. Ainsi nous voyons la maquerelle, le trafiquant d’alcool et d’autres personnages qui sont tous occupés à des tâches illégales. Cependant ces personnages ont tous l’air « sympathiques » auprès des spectateurs. Et les dialogues de Michel Audiard sont également très appréciés du public. On pourrait se demander pour quelle raison ? Pour la raison simple, et qui crève les yeux tellement elle est affichée sans détours, que les gangsters, représentant en fait la classe ouvrière avec son parler populaire et argotique, peut vivre dans des conditions matérielles identiques à celles du bourgeois et même, d’une certaine manière, avoir les mêmes goûts. Ainsi ces gangsters rebelles, bien que semblant au premier abord contester l’ordre bourgeois, finissent en fin de compte à vivre, à se comporter et à adopter le même point de vue de ceux à qui ils paraissent s’opposer. Ils ne conservent que leur langage populaire, tout le reste étant calqué sur le mode de vie bourgeois.

Ainsi ce qui plaît au spectateur, c’est en quelque sorte la revanche sociale où des individus ont le même pouvoir économique que celui de la bourgeoisie, tout en imposant cependant la gouaille et l’argot populaires. Ce sont donc finalement deux cultures qui s’affrontent par le biais du langage. Mais elles ne s’affrontent pas totalement, car les gangsters sont par exemple habillés en costumes bien coupés, et le personnage joué par Lino Ventura possède chez lui des meubles typiquement bourgeois. Cela signifie donc qu’il partage tout de même certaines valeurs de la bourgeoisie. On pourra dire que ce n’est peut-être pas une totale adhésion aux canons de la culture bourgeoise et que ça peut être aussi une certaine forme d’ironie et de provocation à l’encontre du spectateur bourgeois, en lui signifiant que lui aussi peut s’acheter ce genre de meubles. Cependant il ne me semble pas que cela soit le cas dans le film.

D’autre part dans l’histoire qui est présentée au spectateur on y voit des cours d’anglais qui sont dispensés à la nièce du personnage joué par Lino Ventura. Ainsi on en revient en somme aux stratégies utilisées par la bourgeoisie qui finance par exemple un précepteur pour que l’enfant puisse apprendre certaines disciplines. Ces tontons flingueurs désirent donc au final que leur nièce parle un français que l’on pourrait dire « standard », au sens où c’est le langage utilisé par les professeurs et choisi aussi démocratiquement, et qu’elle apprenne également l’anglais.

Que peut-on déduire de ce qui a été dit ici jusqu’à présent ? On peut dire que ces contestataires de l’ordre bourgeois ne sont pas si contestataires que cela. Car en fait tout converge vers le souhait de vivre comme un bourgeois. Ainsi à la fin du film la nièce des tontons flingueurs se marie à un fils de banquier, le banquier n’étant pas particulièrement un prolétaire ni même un « petit » bourgeois. Il y a donc une sorte d’ascension sociale, puisque la société est structurée d’une manière pyramidale, où la nièce partage les valeurs de ce fils de banquier qui pratique des recherches de musique expérimentale et que le personnage joué par Lino Ventura ne semble pas apprécier.

Ainsi après avoir copié, sans même chercher à comprendre pourquoi, à part le fait de s’attribuer les mêmes objets que ceux qui détiennent le pouvoir et donc de vouloir aussi le même pouvoir, Lino Ventura, dans son rôle, se cogne à un mur culturel représenté par exemple par la musique faite par le fils du banquier avec de l’eau qui goutte à des robinets. Mais malgré tout, il se dit que c’est une bonne chose que cette nièce se marie avec un fils dont le père est dans la finance, et non par exemple avec un tourneur-fraiseur ou un peintre en bâtiment. Ce que le public populaire apprécie, sans en prendre totalement conscience, est le fait de voir accéder la nièce des gangsters à la haute bourgeoisie, tout en la contestant en même temps. Situation contradictoire où le spectateur souhaite devenir en quelque sorte comme ce banquier mais tout en refusant également tout ce qu’il représente. C’est ce que fait la vraie maffia lorsqu’elle tente de blanchir son argent en la plaçant dans des biens ou des activités dont s’occupent « les cols blancs ».

Ainsi ces tontons flingueurs sont d’une certaine manière des bourgeois malgré leur langage populaire qui pourrait amener à penser qu’ils œuvrent pour le mieux-être du prolétariat. Ils se comportent même d’une manière bien plus autoritaire qu’une certaine partie de la bourgeoisie. Le personnage incarné par Lino Ventura est une sorte de dictateur qui impose sa loi aux autres truands et qui finit par être « reconnu » par un banquier. Le public majoritairement populaire de ce film semble apprécier tout ce qui s’y déroule ainsi que la morale proposée par les personnages. L’idéal que propose Michel Audiard aux couches populaires est donc de devenir des bourgeois autoritaires. Et l’audience de ce film nous amène à penser que c’est ce que souhaitent les spectateurs. Ceux-ci et Michel Audiard sont donc en totale contradiction avec eux-mêmes. C’est ce que l’on pourrait appeler une forme d’aliénation, puisqu’ils veulent devenir des bourgeois tout en rejetant en même temps leur culture et la nature de leurs savoirs. Une aliénation qui au final produit le pire, c’est-à-dire un comportement et des idées franchement réactionnaires.

J’espère que ces quelques réflexions théoriques vous aideront à mieux voir ce que sont en fait les scénarios de Michel Audiard et son argot mythique. Il y a de fortes chances, si vous revisionnez Les tontons flingueurs, que votre interprétation soit modifiée après avoir lu ce bref article.

© Serge Muscat – Mars 2025.

Quelques problèmes du miroir et de la notion de répétition en littérature

Sur les médias de masse comme la télévision, la radio ou la presse, il est souvent mis en avant, dans la rubrique dite « culture », soit la littérature avec les romans, soit le cinéma de fiction ou alors également le théâtre, en laissant de côté tous les autres domaines qui font aussi partie de la culture. J’ai trouvé cela curieux et je me suis donc posé des questions. Qu’est-ce qui fait qu’il y a autant de romanciers et par exemple très peu d’anthropologues lorsqu’on présente la culture sur les médias de masse?Pourquoi cette modalité de la « connaissance » est-elle plus privilégiée plutôt que par exemple la sociologie ou la philosophie ? Je me suis alors posé une autre question qui est de savoir ce qui est commun à ces différents domaines ainsi qu’à d’autres. Essayons donc d’y voir un peu plus clair.

Le succès du roman, lorsqu’on parle de culture, est à mon avis lié au fait qu’il est facile d’accès, en utilisant un vocabulaire de la vie courante et n’utilisant que très peu de jargons spécialisés comme ceux utilisés par exemple en sciences sociales ou dans différentes branches des métiers divers qu’on trouve dans la société. D’autre part la littérature romanesque, par n’importe quel bout qu’on la considère, repose toujours en dernier ressort sur le procédé du miroir. Elle se veut être le miroir d’une réalité sociale qui, dans tous les cas, est filtrée par la subjectivité de l’auteur, mais que cet auteur considère cependant plus ou moins comme étant objective. Ainsi dans les narrations mêmes les plus imaginatives, l’auteur fait également appel à ce que l’on nomme le vécu personnel, ayant pour source la perception par ses cinq sens de ce que chacun dit être « la réalité ». Et le social est composé d’une multitude de réalités différentes. Le roman cherche à être dans tous les cas le miroir de cette fameuse réalité tout en n’utilisant pas un vocabulaire trop spécialisé. Un romancier ne va par exemple pas utiliser les termes parfois très obscures de la philosophie car il souhaite la plupart du temps se faire comprendre facilement. Et de plus le romancier « montre », plus qu’il n’essaie de tout expliquer. Il montre des personnages qui parlent et agissent, avec cependant une certaine intentionnalité, en essayant de faire comprendre au lecteur quelque chose qui lui semble important. Il travaille essentiellement, la plupart du temps, avec l’outil qu’est le miroir, en essayant par le biais du langage de faire refléter des personnages, des situations, des paysages, des objets, etc.

Mais de fil en aiguille on en arrive bien vite à se poser aussi des questions sur le langage. Car le langage est également, par sa nature, un outil qui se voudrait être l’image reflétée d’une certaine réalité perçue par les cinq sens. Et on voit rapidement la foule de questions que cela soulève. La perception est aussi importante que le langage pour comprendre le réel, et les deux cohabitent et se complètent. Pas de perception « juste », ou au moins une tentative de perception juste, sans langage, car le langage peut par exemple orienter l’attention dans notre perception, en décidant par exemple de regarder telle chose plutôt qu’une autre. Et le langage se nourrit également de la perception , lorsqu’on découvre par exemple une nouvelle particule en physique ou un nouvel animal non encore connu, on leur attribue un nom, un nom qui est arbitraire et qui aide à faire entrer cette nouvelle particule ou ce nouvel animal dans notre esprit, dans notre conscience, le tout interagissant dans une boucle systémique. C’est donc aussi pour cette raison que le cinéma, depuis son invention, a également un très grand succès à côté du roman. Car le cinéma se propose d’être aussi un reflet fidèle de la réalité sans passer uniquement par la répétition du langage comme dans le roman. Car le langage, comme l’a compris Jacques Derrida, est une sorte de répétition d’une réalité qui serait originelle. Ainsi lorsque je dis que je vois une pomme en utilisant le langage, cette pomme préexiste avant de la nommer et le langage vient donc en quelque sorte répéter avec des mots la réalité de la pomme qui est sur une table. Et le cinéma a la prétention de montrer directement cette réalité originelle par les sens de la vue et de l’ouïe, même si les personnages utilisent le langage dans les dialogues. Mais se pose alors la question de savoir si le réel reflété par la pellicule est aussi « vrai », complet et neutre que le réel perçu directement par nos sens et sans aucun intermédiaire, comme l’est par exemple la pellicule, lorsque nous faisons une ballade en forêt ou lorsque nous nous promenons dans la ville. Et de questions en questions, nous en arrivons aussi à regarder du côté du théâtre où le spectateur est confronté à une sorte de réalité brute et qui serait plus originelle, sans passer par l’intermédiaire d’un média quelconque en provocant « le contact direct » avec le public. Ainsi le metteur en scène et les comédiens se disent eux aussi tout autant porteurs et messagers de la réalité.

La littérature, le cinéma et le théâtre sont les domaines les plus représentés dans les rubriques « culture » car ils proposent une explication du réel tout en employant un langage pas trop abscon et spécialisé pour parler de l’homme. On dit d’un livre, quel qu’il soit, qu’il se lit par exemple « comme un roman » si son propos est clair et facile d’accès. Ceci cachant bien entendu aussi une grande complexité car le lecteur de romans et le spectateur de cinéma et de théâtre ne comprennent que ce qu’ils sont en mesure de comprendre sous l’apparente simplicité de ce qui leur est proposé. Mais cette simplicité est ce qui séduit le plus grand nombre, alors que des livres comme ceux de Jacques Derrida, de Jacques Lacan ou de Pierre Bourdieu, pour ne prendre que ceux-ci, sembleront d’un accès beaucoup plus difficile tout en traitant cependant des mêmes questions soulevées par le roman, le cinéma et le théâtre. C’est aussi ce qui explique le succès parfois vertigineux de certains romans ou de certains films. Alors que les livres par exemple de sociologie et de philosophie ont un tirage bien moindre, même si au final ils traitent des mêmes questions mais avec une approche, des outils et un langage spécialisé. Beaucoup de gens préfèrent par exemple regarder un film traitant de l’inceste tout en se « détendant » plutôt que de se plonger dans les livres de Freud qui traitent également de ce sujet parmi d’autres. Et regarder un film comme « Rencontre du troisième type » est plus agréable et a plus de succès que de lire ou d’écouter un astrophysicien qui tente lui aussi d’émettre des hypothèses sur la possibilité d’une vie ailleurs dans l’univers en ne s’aidant pas de la fiction cinématographique pour s’exprimer. Ou alors encore un roman de Proust a plus de succès pour traiter des questions de la mémoire et du temps humains que de lire par exemple un livre de Bergson qui traite également de ces sujets. Et le roman ne se cantonne pas uniquement aux questions soulevées par les sciences humaines, même si en bout de raisonnement on en vient toujours à l’homme car c’est lui et lui seul, de par le fait d’exister et d’attribuer un sens au monde alors que le monde pourrait exister sans l’homme mais il n’y aurait donc plus personne pour tenter de donner du sens à la réalité de l’univers (s’il n’y avait que des animaux sur Terre ces animaux prendraient « conscience » comme ils peuvent que d’autres animaux existent, sans toutefois s’apercevoir qu’ils sont sur une planète, etc, et vivraient paisiblement jusqu’à ce que se produise l’extinction du soleil) le roman peut traiter également des sciences dures comme le fait Aldous Huxley dans « Le meilleur des mondes » où il est question de nouvelles formes d’apprentissage et de génétique, de clonage donc à priori d’égalité totale entre les individus clonés, de justice sociale et de bien d’autres choses encore. Et dans le cas de la science-fiction, il est à remarquer qu’il y a de nombreux romanciers de ce genre de littérature qui ont aussi assez souvent également une formation aux sciences dures acquise durant leurs études. On peut dire que dans tous les cas, émettre une hypothèse par le biais de la fiction romanesque aura plus de succès auprès du public que de présenter cette hypothèse dans une forme aride dans un livre scientifique distribué par un nombre restreint de librairies.

(A suivre…)

Copyright Serge Muscat – mars 2025

Quelques considérations sur l’IA

A l’heure actuelle où les médias de masse se passionnent pour cette nouvelle technologie en la présentant, pour la plupart, comme une solution à de nombreux problèmes humains, il serait peut-être bon de prendre un peu de recul et de réfléchir sur ces machines qui ne sont que le fruit de l’invention humaine.

Les questions que soulève l’IA sont si nombreuses qu’il est impossible de les traiter toutes. Aussi n’aborderons-nous que quelques unes d’entre elles.

Une IA repose, pour fonctionner, sur des ordinateurs. Les ordinateurs existent déjà depuis plusieurs décennies. Or avec l’IA l’ordinateur semble pouvoir réaliser des choses qui n’étaient pas possibles auparavant. Que s’est-il donc passé ? Cette nouvelle possibilité vient donc de la façon de programmer les ordinateurs. Ce qui caractérise l’IA provient de la manière de réaliser des programmes. Qu’est-ce qu’un programme ? C’est une suite d’opérations logiques qui s’appliquent à des modèles mathématiques qui pilotent la machine. Donc les modèles mathématiques sont au centre de l’IA. Ainsi se pose la question de savoir ce que peuvent les mathématiques, puisqu’elles sont utilisées par l’IA. Les mathématiques peuvent-elles tout expliquer, par exemple ce qu’est le désir ou l’élan vital dont parlait Bergson ? Pour le moment les mathématiques n’ont pas apporté d’explications à ces deux choses ainsi qu’à d’innombrables autres. Les mathématiques ne sont qu’un langage (on parle de langage mathématique) parmi d’autres langages. Le langage naturel, donc celui utilisé ici, possède autant de possibilités que le langage mathématique, lequel repose en grande partie sur le langage naturel, car les symboles utilisés en mathématiques renvoient à des mots du langage naturel qui eux-mêmes forment des concepts. Donc L’IA n’est qu’une machine dans laquelle l’homme y a incorporé des mathématiques qui ne sont qu’une création humaine. On en revient donc à l’homme.

De fil en aiguille on s’aperçoit bien vite que l’IA n’est qu’un reflet de ceux qui la construisent, et que ces individus ont une culture complexe, avec par exemple des croyances et des désirs. Les modèles mathématiques ne sont qu’au service de toutes les informations traitées par l’ordinateur qui sont au sens large la connaissance. Car une IA fonctionne avec des programmes basés sur les mathématiques et également, sans quoi l’IA ne produirait aucun résultat, une somme considérable de données qui ne sont que des connaissances produites par les hommes et qui ne sont également que des savoirs temporaires qui pourront être réfutés par d’autres hommes en tentant de s’approcher de la vérité.

Ainsi l’IA est une sorte de distributeur très rapide d’informations déjà inventées par des hommes particuliers et possédant une culture propre. Les informations que traite l’IA, donc l’ordinateur, ne sont que des informations préexistantes entrées dans la machine par des milliers d’opérateurs de saisie. Et lorsque l’IA utilise les informations du web, ce sont aussi des informations qui ont l’humain pour origine (les textes rédigés par les internautes, les réponses à des questionnaires, etc). Que cela soit les opérateurs de saisie ou le web, les informations ont dans tous les cas, lorsqu’on remonte à la source, l’homme pour origine. Donc l’IA est une sorte de reflet des hommes, sans avoir la moindre autonomie. La machine ne pense pas, pas plus qu’elle n’a de désirs.

A partir de là, il n’y a pas « une » mais « des » IA, comme il n’y a pas un homme mais des hommes. Ainsi chaque pays, pour ne pas dire groupe d’individus, va chercher à créer son IA en défendant sa propre culture, puisque l’IA n’est qu’un reflet de ceux qui la fabriquent. Ainsi ChatGPT va répondre d’une certaine manière à certaines questions. Mais ces réponses ne sont pas inventées de toute pièce par la machine et dépendent du programme et des données qui sont produites par les concepteurs de ChatGPT. Ainsi un programme de traduction de textes ne fait que traduire un texte selon le programme et les données qui sont entrés dans l’ordinateur. Est-ce la bonne traduction ? Qu’est-ce qu’une bonne traduction ? L’IA ne traduit le texte que par rapport aux informations dont elle dispose pour son fonctionnement. Et ces informations proviennent encore des hommes qui ont une culture, des croyances et des désirs. Le programme et les données ne sont que l’objectivité de celles et ceux qui sont à la source de ces informations.

Il y a une multitude de façons de traduire un texte car il n’y a pas vraiment de correspondance totale entre les langues. Les langues sont le résultat d’une culture où tout vient s’agréger sur le langage, le climat, le genre de nourriture, la faune, la flore, etc. C’est l’homme qui invente les mots pour désigner tout cela. Comment traduire par exemple tous les états de la neige dont parlent les peuples de l’extrême nord pour les faire comprendre à un peuple du désert ? Comment faire correspondre dans la traduction tous les mots inventés par les peuples du nord aux mots qui n’existent par exemple pas chez les peuples qui vivent dans le désert, étant donné que leur vocabulaire correspond à leur réalité vécue au quotidien ?

On voit donc bien vite l’étendue de la complexité des problèmes posés. Et l’IA ne traduit un texte que par rapport aux informations qui ont été entrées dans l’ordinateur. Ainsi chaque IA proposera dans le cadre d’une traduction son propre texte qui sera différent des autres IA. Il n’y a pas une traduction universelle qui serait plus objective que les autres, car il y a une multitude de cultures et d’individus à la source des programmes et des données. Vous pourrez vérifier ceci en posant par exemple strictement la même question à plusieurs IA différentes. S’il existait une objectivité universelle dont l’ordinateur serait la source, on devrait par conséquent obtenir strictement la même réponse avec strictement le même texte. Or on s’aperçoit qu’il y a de grandes différences et de grandes variations dont la cause est la différence des individus et des cultures de ceux qui ont réalisé chaque IA. Par conséquent un ordinateur n’est pas plus objectif à lui seul que ne le sont les humains. L’ordinateur ne fait que refléter la subjectivité de ceux qui ont participé à sa réalisation et au choix des données.

Ainsi l’IA en elle-même ne détient aucune vérité. Sa seule vérité est la vérité que lui proposent chaque homme et chaque culture. C’est seulement un outil qui peut aider à la présentation et à la proposition des solutions que donnent les hommes. L’ordinateur en lui-même ne propose rien de plus que ce que proposent les hommes. Car l’ordinateur n’est pas un homme mais juste une création de celui-ci. Si l’ordinateur est une création humaine, il est également impossible d’expliquer ce qu’est l’homme. Et l’ordinateur à lui seul ne pourra probablement jamais expliquer ce qu’est l’homme étant donné que celui-ci est le fruit de l’intelligence humaine. Les réponses sont donc à chercher dans l’homme, qui est le seul être vivant à questionner le monde et l’univers. L’IA l’aidera dans cette tâche mais ne sera qu’une aide parmi de très nombreux autres outils. La réponse finale sera donnée par l’homme et non par ses créations technologiques. L’ordinateur n’est pas Dieu. Et pourtant beaucoup de gens actuellement croient en l’ordinateur comme un croyant s’agenouille en pensant à Dieu. L’IA n’apportera pas plus de réponses que la pierre taillée chez les hommes préhistoriques. L’IA les aidera peut-être à vivre mieux s’ils en font un bon usage. Mais s’ils l’utilisent mal, l’IA pourra aussi servir à dominer d’autres hommes et à faire la guerre. L’IA ne sera que ce que les hommes choisiront qu’elle soit, c’est-à-dire espoir et croyance en l’homme ou alors nihilisme et destruction jusqu’à peut-être l’éradication de l’espèce humaine. Ce n’est pas l’IA qui choisira à la place de l’homme, car celle-ci ne possède pas de désirs. Il n’y a que l’homme qui est une sorte de machine désirante. Et de là provient sa force mais aussi sa faiblesse

© Serge Muscat – février 2025.

La conquête de l’espace intérieur

Une femme un peu naïve me disait : « Il y a tout dans les livres. » Je ne savais pas, si toutes les réponses étaient dans les livres, si l’homme serait enfin en paix et accepterait mieux la vie en lisant des livres. Cette femme disait cela peut-être parce qu’elle n’avait pas la force de chercher elle-même les réponses à ses questions. Elle trouvait cependant agréable et libérateur le fait de trouver des réponses dans les livres, comme d’autres cherchaient des réponses en regardant la télévision ou en faisant une promenade en forêt. Elle disait qu’on trouvait tout dans les livres aussi parce qu’elle n’avait pas encore pris conscience que d’autres qu’elle cherchaient aussi des réponses. Ainsi elle découvrait qu’elle n’était pas seule, malgré son profond sentiment de solitude. Des hommes et des femmes lui donnaient quelques réponses à ses questions. Sans en prendre pleinement conscience, elle découvrait ce que l’on appelait le social. Car les livres étaient écrits par des humains comme elle, alors qu’elle avait cette indescriptible impression que les livres venaient d’un autre monde, comme si des dieux les écrivaient, en ne s’imaginant pas un seul instant que leurs auteurs prenaient le métro comme elle, lorsqu’elle allait au travail, et qu’ils faisaient également la queue au supermarché. Elle attribuait sans s’en apercevoir un caractère divin aux livres, comme si ceux-ci provenaient du monde des cieux et dont les auteurs n’avaient pas de corps.

Ainsi lorsqu’elle apprenait la mort d’un auteur qu’elle appréciait, elle ne voulait pas y croire vraiment, car pour elle ceux qui apportaient des réponses dans les livres demeuraient comme immortels et n’étaient pas soumis aux lois de la difficile condition humaine. Puis, après quelques instants, elle finissait par accepter que cet auteur dont elle avait appris la mort n’était en effet plus de ce monde et qu’il était aussi vulnérable qu’elle. Il ne serait plus là pour lui apporter des réponses. Et à ce moment précis, elle se trouvait alors dans une solitude extrême. Il n’y aurait plus de réponses dans les livres de cet auteur qu’elle lisait, et s’apercevait alors qu’elle devait trouver elle-même des réponses aux questions qu’elle se posait. C’était une épreuve redoutable. Elle comprenait alors que tout n’était pas dans les livres et que de plus leurs auteurs mourraient.

Ainsi la prise de conscience du social s’accompagnait également de la constatation que l’homme ne pouvait pas se passer de ses semblables et qu’ils apportaient un sens à la vie de chacun. L’homme était seul sans pouvoir toutefois vivre sans les autres.

Les réponses aux questions ne se trouvaient pas uniquement dans les livres. Elle se manifestaient partout, dans le sourire de la boulangère, chez le facteur à qui l’on disait bonjour, chez ceux aussi qui ne pouvaient pas lire de livres en étant trop épuisés par le travail, chez ceux également qui essayaient de survivre dans une misère profonde, chez ces naufragés de la vie perdus dans une société dont ils ne comprenaient pas les rouages.

Cette femme qui pensait que toutes les réponses se trouvaient dans les livres était encore jeune. Dix ans plus tard elle se mit elle aussi à écrire des livres. Elle avait appris à chercher des réponses par elle-même, et le fait de partager ces réponses lui procurait une certaine joie. En retour les lecteurs lui apportaient d’autres réponses dont elle n’avait pas elle-même trouvé de solution. Et elle se disait que c’était là le seul et unique sens de la vie.

© Serge Muscat – Janvier 2025.

James Bond et la technologie

Lorsque nous regardons les adaptations faites au cinéma des romans de James Bond écrits par Ian Fleming, le spectateur est souvent sous la fascination d’un déluge technologique. Ainsi lui sont montrés des gadgets à profusion et des hommes qui dominent le monde par l’intermédiaire de la technologie. Il y a en quelque sorte une bonne technologie, celle que possède James Bond, et une mauvaise technologie, celle qui sert à asservir l’humanité et dont s’empare le méchant combattu par James Bond.

Il est à remarquer que l’objet de chaque mission entreprise par l’agent secret est d’empêcher l’appropriation par le méchant d’une nouvelle technologie qui, dans les mains de ce dernier, nuira à la société. Ainsi on comprend assez rapidement que la technologie en elle-même n’est pas forcément négative et porteuse de dystopie, et qu’elle dépend avant tout de l’utilisation qui en est faite par l’homme. Dans la plupart des technologies réalisées, rarement sont réellement pensées les utilisations et les conséquences qui sont engendrées par ces technologies. La quête de la nouveauté et de l’innovation pour l’innovation sont avant tout le moteur de celui qui innove, comme ceux qui font de l’art pour l’art avec le simple objectif de faire du nouveau.

Ainsi dans les films de James Bond c’est le méchant qui révèle l’utilisation possible d’une technologie à laquelle son créateur n’avait pas pensé. L’utilisation faite par le méchant de la technologie est toujours détournée et différente de celle imaginée par son créateur. Par exemple les médias de masse sont utilisés pour diriger l’opinion de la planète, et non pour éclairer le citoyen. Ou alors un fanatique partisan de l’eugénisme veut utiliser certaines inventions pour faire disparaître une partie des hommes et ne conserver qu’un groupe d’élus qui, selon lui, sont les plus aptes à perpétuer une espèce humaine parfaite.

Ainsi, sans être vraiment de la science-fiction, les James Bond questionnent le rôle et l’utilité de la techno-science dans la société. Et l’utilité de cette dernière est toujours positive entre les mains de James Bond, alors qu’elle est destructrice entre les mains de celui qui joue le rôle de méchant et qui incarne le mal. Bien utilisée, cette techno-science semble utile et capable de résoudre de nombreux problèmes tout en étant porteuse d’espoir. Contrairement aux films qui traitent de la dystopie, la techno-science est envisagée comme une sorte de fin ultime de l’humanité. Du reste les James Bond se terminent toujours avec une note d’espoir où l’amour et le bien triomphent sur le mal. Et ce bien est du côté de la technologie et de ceux qui la font.

Nous retrouvons là l’utopie américaine, mais aussi de nos jours mondiale dans une certaine mesure, que la technologie va résoudre tous les problèmes de la condition humaine, et qu’elle va lui faire accéder à ce fameux bonheur dont tout le monde parle et dont personne ne sait exactement ce qu’il est, de quoi il est constitué. James Bond est donc une apologie de la techno-science, comme les transhumanistes voient en cette dernière le salut pour l’humanité. Quant à savoir ce à quoi serait confronté l’homme qui réussirait à devenir immortel par le biais de la technologie, c’est une question que ne semblent pas se poser les transhumanistes ou les films de James Bond.

© Serge Muscat – Février 2025.

Mettre sa pensée à plat

Mettre sa pensée à plat donc. Dans le vacarme des villes, trouver un lieu calme et paisible pour tout mettre à plat. Ce n’est pas une chose facile. Comment rendre intelligibles les souvenirs, les propos entendus ou lus, les images par milliers, tout ce que l’homme peut engrammer au cours d’une vie ? Et cette trivialité du quotidien dans lequel nous sommes englués ; pris en étau entre les journaux, la radio, la télévision et les affiches publicitaires nous incitant à consommer des produits inutiles toujours plus nombreux. Comment, dans cette pagaille, réussir à mettre sa pensée à plat ?

A peine pense-t-on s’isoler que déjà le téléphone mobile sonne pour nous annoncer mille mauvaises nouvelles. Pas d’intemporalité dans cette vie où tout est surdaté. Que ferait un écrivain avec une machine à écrire mécanique à l’aube du XXIe siècle ? Les jeunes et les autres gens se moqueraient de lui ! Le temps nous met des chaînes aux pieds jusqu’à ne plus pouvoir avancer dès que l’axe temporel se décale de dix années. Comment, dans ces conditions, être dans l’universel ? Nous sommes dévorés par l’actualité. Pourtant mettre sa pensée à plat nécessite de se dégager de ce temps trop présent. S’inscrire dans la durée, regarder en arrière pour mieux comprendre l’histoire qui a réalisé cet ici et maintenant. Comment savoir où nous allons si nous effaçons nos traces au fur et à mesure que nous avançons ? Notre angle de vision se rétrécit toujours plus, et l’année dernière nous semble un passé loin et poussiéreux. De ce fait, mettre sa pensée à plat devient un exercice périlleux. Impossible de coucher sa pensée sur le papier sans un minimum de profondeur temporelle. Impossible d’être un pur présent et de parler en même temps. Impossible également de satisfaire aux tâches quotidiennes tout en parlant. Un lavabo bouché et voilà que toute notre attention est mobilisée, tout comme une coupure d’électricité ! Le quotidien semble vulgaire. Les penseurs ont-t-ils des fuites d’eau dans leur appartements ? Comment, donc, mettre sa pensée à plat lorsque la plomberie est défaillante ? Deleuze dirait que toute affaire de ce genre relève de la bêtise. Pourtant rien de plus concret qu’une plomberie défectueuse. Ce concret qui lui est si cher lorsqu’il parle de philosophie.

Surtout ne pas se regarder. S’oublier en vivant sa pensée. Dès que l’on se regarde dans une glace, tout est perdu. Impossible de se voir et d’être en même temps.

Mettre sa pensée à plat nécessite également de ne pas être plongé dans l’oisiveté. Rien de bon n’a jamais été fait chez les gens qui s’ennuient. Chez eux les pires tares se développent, comme par exemple la pratique des jeux, qu’ils soient classiques ou vidéo. Le jeu a toujours été le fléau de la société. Une société qui joue est une société malade.

Mettre sa pensée à plat implique de se poser certaines questions. Mais une question amenant rapidement à une autre question jusqu’à l’infini, il est bon de ne pas se laisser prendre au jeu d’une méditation douteuse. On se perd vite dans ce labyrinthe dont la seule sortie est le sommeil. Le quotidien nous aide à ne pas tomber dans ce gouffre. La pensée pratique et ingénieuse oblige à résoudre des problèmes. Pas de tourbillons lorsqu’il faut se plier à la logique d’un ordinateur, cette merveilleuse invention du XXe siècle. Nous sommes là confrontés à un monde qui résiste. Et c’est bien pour cela que les philosophes n’aiment guère les ingénieurs, même s’il existe des philosophes de la technique.

De plus, mettre sa pensée à plat relève quelque part de l’exploit. Comment être assis devant son bureau lorsque nous sommes pris de vertige devant le non-sens de l’existence ? Comme l’écrivait Cioran, la seule position raisonnable est celle d’être allongé. Car nous sommes pris d’effroi face à l’absurdité de notre condition de vivant. Comment se lever du lit lorsqu’on a la sensation d’avoir un poids de cent kilos sur le ventre ? L’appel à la vie ? Ou plutôt l’instinct de conservation… Cet instinct qui nous pousse vers une journée de plus en criant plus fort que notre raison qui nous dit : « à quoi bon ? ». La faim est plus forte que notre entendement ; et à certains moments nous donnerions n’importe quoi pour un morceau de fromage…

Coincé entre le nihilisme et l’instinct de survie, mettre sa pensée à plat demande un certain héroïsme. Se jeter dans la gueule ouverte de la vie, pour être ensuite digéré par une vieillesse qui s’étire indéfiniment en nous remémorant nos vingt ans.

On peut passer toute une vie à mettre sa pensée à plat. Une vie entière à faire le bilan de chaque journée écoulée, à faire le calcul de nos doutes, de nos erreurs, de nos folies aussi. Jusqu’à, surtout, écrire une littérature qui ne fasse pas appel au mythe de l’écrivain, comme l’a si bien montré Roland Barthes. Mettre sa pensée à plat ne consiste pas à bâtir un mythe supplémentaire, mais plutôt à s’approcher le plus près possible du réel. Exercice périlleux car le mot n’est pas l’objet. Et parler revient à prendre du recul, à s’éloigner des choses. Il n’y a pourtant pas d’autre biais pour comprendre le réel, si toutefois ce mot signifie quelque chose. Car nous sommes tous conviés à faire de la surenchère sur ce réel que cependant personne n’arrive à percevoir clairement. « Il faut voir la réalité en face » nous disent des personnes qui semblent éclairées. Et pourtant, sait-on vraiment de quoi l’on parle ?…

Mettre sa pensée à plat c’est également se retirer de toute compétition. Cette compétition qui commence à l’école primaire pour se terminer dans la tombe. Cette folie sportive qui fait de tout romancier un compétiteur dans la longue hiérarchie de la littérature, avec ses prix, ses honneurs, ses distinctions diverses et futiles. L’homme est condamné à avoir des chefs, des grades, des échelons, jusqu’à faire des cauchemars de pyramides s’étalant à perte de vue. La pyramide, cette tare de l’homme socialisé contre laquelle j’oppose l’architecture en rhizomes. Pas d’idoles pas de maîtres, seulement des passeurs, des amis qui ne font qu’accepter une pensée originale sans jouer le rôle d’individus supérieurs. Une géographie sans centre, où chacun peut circuler sans entrave parmi les humains ; où chacun apprend à l’autre une parcelle de connaissance dans un échange mutuel. Être la voix du multiple en laissant parler les autres dans notre parole. Interpréter cette cacophonie pour en dégager du sens et une histoire, en commençant d’ailleurs par notre propre histoire. Réussir à voir les êtres et les choses en étant à la bonne distance.

Comment tenir un stylo lorsqu’à chaque instant un homme meurt d’une balle de fusil, ou de faim et de soif ? Monde de terreur où chacun se demande ce qu’il pourrait bien faire pour stopper la barbarie. Et pourtant le monde continue de tourner pendant que les politiciens somnolent dans les amphithéâtres. La littérature est une parole qui n’a pas de prise sur les choses. C’est une parole molle qui prend la forme du monde à son contact. Il est donc bien difficile de changer nos sociétés en écrivant des fictions romanesques. Nous sommes loin du discours performatif où dire c’est faire. Ici ce qui se dit n’a aucune incidence sur le réel. C’est avouer son impuissance à modifier le comportement du lecteur. C’est prendre en compte cet échec cuisant que ne connaissent pas les politiciens et les juristes pour qui une virgule transforme la vie de millions de gens. C’est écrire dans le sable juste avant la tempête. Tout s’efface… Je m’efface… Tout a disparu

© Serge Muscat février 2015.

Demain les posthumains ou pourquoi le futur a encore besoin de nous

Que va devenir l’humanité avec le développement croissant des machines ? Question lancinante que Jean-Michel Besnier se pose et dont il propose des réponses face à cette rencontre avec le non-humain. Pour lui, le non-humain est digne d’une morale et il nous présente une éthique des robots. Car les machines dont il parle sont douées des capacités d’interagir avec l’environnement comme les êtres vivants.

Les robots n’ont pas la capacité de souffrir, cependant rien n’empêche d’imaginer que dans les développements futurs les machines n’auront pas peut-être atteint une telle complexité qu’elles s’apparenteront à la complexité du vivant. C’est du moins ce dont parle l’auteur en tentant de prendre des exemples sur les technologies actuelles et leurs potentialités. Il reste toutefois prudent sur certains développements de la technique, comme par exemple l’escamotage du corps dans l’imaginaire transhumaniste. Dans le désir de fluidité, le corps devient encombrant à partir du moment où l’on peut uploader la pensée dans une machine. Une « deuxième vie » est possible lorsqu’on se débarrasse du corps. Ce corps qui nous fait prendre conscience de notre finitude. Une fois la conscience téléchargée dans une machine, nous voilà promus au rang des immortels !

D’autre part, pour Jean-Michel Besnier la transgression serait à la base de la culture. La culture est une transgression à l’endroit de la Nature. La Nature n’est pas clémente envers l’homme, contrairement à ce que pensait Rousseau. La culture est nécessaire pour libérer l’homme de l’emprise de la Nature. Et il est difficile de dire où s’arrête la culture et si elle ne doit pas totalement renverser la Nature en la désacralisant. La technique ne s’oppose pas de façon radicale à la Nature. Il y a en fait une intrication entre les deux. Et opter pour l’extrémisme est néfaste dans les deux cas pour l’homme.

L’androïde ou le cyborg ne puisent leurs sources que dans un désir ancestral de fabriquer des machines, des plus rudimentaires jusqu’aux plus sophistiquées. La différence c’est qu’en ce début de 21e siècle nous atteignons un stade encore jamais atteint auparavant. Le robot se rapproche de plus en plus de l’humain, jusqu’à créer un phénomène de malaise chez l’homme. Ce dernier cherche à faire ressembler la machine à son image, mais arrivé à un certain point il y a un mécanisme de rejet car l’homme se sent comme humilié. Il ne semble pas y avoir de limites à l’évolution des machines, et c’est ce qui commence à en inquiéter certains. Car, par exemple, dans une usine automatisée, l’homme devient un élément gênant et non nécessaire au bon fonctionnement des machines. De plus la technique concerne aussi le vivant avec les biotechnologies. Ainsi l’homme qui se croyait supérieur à la machine par le fait qu’il soit biologique en vient à être concurrencé avec des techniques comme le clonage.

L’externalisation de notre mémoire par la biais des machines informatiques est un danger pour la préservation de notre histoire. Les partisans du transhumanisme sont bien souvent des défenseurs de « la table rase », en pensant que le passé n’a plus rien à nous apprendre. Pourtant les archéologues sont tout autant utiles à la société que les ingénieurs et les informaticiens. Une civilisation sans passé est condamnée à l’errance. Pas d’identité individuelle et collective sans mémoire. Et une mémoire gérée informatiquement à la façon de Google serait totalement impropre à ne pas faire perdre une très grande quantité d’informations qui feraient par exemple défaut aux historiens.

A partir du moment où la conscience n’est plus le propre de l’homme mais également le fait des animaux et des machines, tout peut prendre une orientation différente. La conscience étant basée sur un système de rétroactions permanentes, rien n’empêche de concevoir une machine ayant ces caractéristiques. C’est du moins la thèse que défendent certains transhumanistes lorsque les machines auront atteint ce fameux seuil de la « singularité ». Le réseau Internet transforme la terre en gigantesque cerveau planétaire électronique.

Cette mésestime de soi, comme le dit Jean-Michel Besnier, pour aboutir à un cyborg dénué de toute métaphysique est-elle la suite logique de l’évolution de l’espèce humaine ? Il est bien délicat de s’avancer sur ce terrain glissant et incertain. Ce que l’on peut dire, néanmoins, est que l’homme va devoir apprendre à vivre avec des machines de plus en plus évoluées. Et de ce fait, il va lui falloir développer une nouvelle éthique qui prenne en considération ces machines. Ce n’est pas en tombant dans les extrémismes du tout écologique ou du tout technologique que l’homme réussira à trouver la bonne place dans la Nature. Tout est affaire de modération et c’est la juste mesure qui nous aidera à vivre en harmonie avec le vivant mais aussi avec les machines

© Serge Muscat – 2023

Gloire et déboires de l’intelligence artificielle

En cette année 2024 le coupable de nos futurs problèmes est l’intelligence artificielle. L’homme est ainsi fait qu’il aime pratiquer l’anthropomorphisme à outrance. Car cette intelligence artificielle n’a d’intelligence que le nom.

Ainsi fleurissent des logiciels de plus en plus variés que l’on appelle IA. Ces programmes répondent à des questions simples qui ne font en aucun cas intervenir une réelle créativité. Machine à imiter et à traiter de l’information, l’IA n’est qu’une aide comme l’est un traitement de texte. Et il serait illusoire de lui demander plus qu’elle ne peut effectivement faire.

L’apprentissage, cette spécificité du vivant, et particulièrement chez l’homme, n’est pas encore une caractéristique des ordinateurs. Et comment serions-nous capables d’inventer une machine qui égale l’humain alors que l’homme reste encore une énigme totale concernant ses facultés d’adaptation et de cognition. Aussi l’anthropomorphisme est-il une bévue en ce qui concerne l’informatique. L’homme construit et construira des machines différentes de lui-même et, de plus, mieux adaptées à différentes tâches. L’objectif n’est pas de remplacer l’homme par la machine, mais d’aider l’homme dans ses activités, sans qu’il y ait obligatoirement substitution. L’IA n’est qu’un outil qui reste supervisé par les concepteurs et les utilisateurs. Aussi est-il nécessaire pour optimiser les machines et les logiciels d’être le plus transparent possible. L’IA n’est après tout qu’un système expert évolué. Opter pour l’opacité du système c’est participer à une mythologisation de l’ordinateur. Cette mythologisation se produit au bénéfice de l’entreprise qui réalise le logiciel en faisant des profits. La plus grande clarté nécessite donc que les logiciels soient libres. On ne peut avoir une réelle confiance qu’avec des logiciels dont tout le monde peut voir le code source au sens large, c’est-à-dire aussi les sources de l’information qui est transmise. Ce n’est malheureusement pas encore le cas pour le moment.

Dès que ChatGPT fut opérationnel, des voix se sont élevées en disant que les élèves allaient tricher à l’aide de ce logiciel. Pour ce qui est des exercices à faire à la maison, les enseignants peuvent très bien intégrer dans leurs cours l’utilisation de ChatGPT et ainsi atténuer l’envie de tricher pour les exercices. D’une manière ou d’une autre, les élèves utiliseront l’IA pour avoir certaines réponses à leurs questions. Il est donc préférable de l’intégrer à l’enseignement. Il restera toujours le contrôle sur table pour vérifier les connaissances. Quant à réaliser un mémoire ou une thèse à l’aide de ChatGPT, ce n’est là que pure mirage. Un professeur s’en apercevrait tout de suite. Pour la bonne et simple raison qu’une IA ne possède pas d’intelligence ; ce n’est qu’un programme réalisé par des informaticiens. ChatGPT ne défend pas une thèse originale à une question posée. Il ne fait que reprendre ce qui a déjà été écrit sur un sujet. En cela ce n’est qu’une grosse encyclopédie et qui, de plus, fait des erreurs et ne donne que deux pages de résultat à une requête. Son seul atout est qu’il restitue rapidement une information.

Pour faire une recherche documentaire, par exemple obtenir des références bibliographiques, ChatGPT peut faire gagner du temps. Les réponses ne sont pas exhaustives ; elles permettront toutefois d’avoir des pistes pour orienter la recherche. C’est à ce genre de tâche que l’IA peut s’avérer utile. Un ordinateur ne philosophe pas ; il ne faut donc pas attendre plus que ne le peut la machine.

Une fois l’euphorie passée par les nouvelles performances de ChatGPT, d’autres IA verront le jour. Les concepteurs essaieront de les rendre plus fiables, notamment en les spécialisant afin d’être plus exhaustives sur un domaine donné. Si le vivant est constitué d’organes spécialisés, nous pourrions faire de même avec les logiciels concernant l’IA.

Nous sommes au tout début d’une nouvelle ère ; probablement construirons-nous des machines plus puissantes. Le seul écueil à éviter sera de ne pas remplacer nos anciens dieux par des ordinateurs, en ayant une pensée animiste

(© Serge Muscat – Février 2024)

Internet et le livre: deux éléments qui forment le grand fleuve de la lecture

Lorsque dans les années 80 est apparu le Minitel, tout le monde s’est écrié qu’avec cet instrument le livre allait disparaître. Or nous sommes aujourd’hui au web 3 et la consommation de papier imprimé n’a jamais été aussi élevée.

L’arrivée des écrans plats pourrait donner à penser que cette fois-ci la mort de l’imprimé est certaine. Pourtant nous constatons que les bibliothèques contiennent un nombre toujours plus important de livres, de magazines et de revues. Cette croyance en la disparition prochaine du papier depuis deux décennies tient pour une bonne part de la raison suivante : la pensée a une fâcheuse tendance à fonctionner par substitution. Ainsi, lorsque apparaît une nouvelle technologie, on pense la plupart du temps que celle-ci va faire disparaître la précédente. Or cela ne se déroule pas toujours ainsi. Il y a beaucoup plus d’ajouts, d’empilements, plutôt qu’un processus soustractif. Ainsi pour les différentes technologies de conservation des informations dont l’écriture, le papier reste présent malgré toutes les technologies qui lui furent greffées. Et les ordinateurs avec les imprimantes produisent des quantités considérables de documents. La pâte à papier est décidément plus coriace qu’on ne l’imaginait.

Internet, contrairement à ce que l’on a beaucoup dit, favorise le développement de l’édition traditionnelle. Le fait d’avoir la possibilité de commander des ouvrages ou des revues en ligne, permet de faire vivre tout un circuit de l’édition qui, sans Internet, ne pourrait pas exister. De ce fait, Internet ne se substitue pas au document papier et permet, au contraire, son extension. Des sites comme Amazon ont provoqué une véritable explosion de l’activité des services postaux qui acheminent les produits commandés. Et parmi ces produits, des livres, des magazines et des revues sont vendus. Internet intensifie donc la circulation des documents imprimés. Grâce à la visibilité sur la toile, une simple recherche dans un moteur de recherche permet l’augmentation des ventes de revues vers l’étranger.

Nous voyons donc qu’Internet et la publication papier sont complémentaires et que l’évolution de l’un fait progresser l’évolution de l’autre. Le papier disparaîtra totalement uniquement lorsque l’homme séjournera dans l’espace. L’homme sans livres traditionnels est donc pour le moment l’astronaute.

Génération GNU/Linux

Ceux qui ont fait leurs débuts en informatique avec le CP/M, puis MS/DOS pour ensuite passer à la série des Windows sont à l’écart de la nouvelle génération GNU/Linux. Malgré un certain ressentiment à l’égard de la firme de Redmond, ces utilisateurs conservent une certaine nostalgie à l’égard de Microsoft qui a bercé toute leur jeunesse.

Avec Linux il n’en est pas de même, car nous n’avons pas affaire avec la même génération d’individus. Ceux-ci sont quasiment nés avec Internet et les ordinateurs portables. Avides de savoir et de comprendre, la philosophie de l’open source et de la licence GPL les attire tout particulièrement. Ceci par le fait qu’ils peuvent devenir acteurs et créateurs en réalisant ou en améliorant les logiciels, ce qui n’est pas possible avec les logiciels propriétaires. Car le logiciel propriétaire est par nature incestueux et reste fermé aux innovations.

Les 90 000 développeurs de Microsoft sont peu nombreux face aux développeurs sous Linux qui existent dans le monde. De ce fait, la nouvelle génération curieuse de découvertes préfère le foisonnement des logiciels open source au cloisonnement des logiciels propriétaires qui mettent l’individu dans une situation passive. La logique de profit du logiciel propriétaire n’est pas en phase avec le logiciel collaboratif qui fonctionne sous Linux. Le logiciel open source vient s’inscrire dans une mouvance plus large qui va de l’altermondialisme à l’écologie dans une société où domine la notion de réseau. Car la création et l’évolution de Linux repose sur le réseau Internet où chacun peut participer à l’élaboration d’une portion de logiciel.

Par ailleurs, Linux favorise également les rencontres des utilisateurs par le biais d’organisations de colloques ou plus simplement de manifestations où les gens échangent des procédés qu’ils ont développés en utilisant Linux. Les fameux GUL (Groupes d’Utilisateurs de Linux – ou LUG en anglais) fleurissent un peu partout en permettant une participation active des utilisateurs. Ce qui bien entendu n’existe pas avec les utilisateurs de logiciels propriétaires qui ont tendance à être repliés sur eux-mêmes. Même si Microsoft réussit à passer en force dans les établissements scolaires, il n’empêche que de plus en plus d’écoles équipent leurs salles d’informatique avec Linux.

Qu’en est-il du modèle économique de Linux et du logiciel libre? Linux repose sur une économie de service. Quant aux divers paquets (ou logiciels) qui sont utilisés par Linux, leur économie repose sur le don et la collaboration de programmeurs bénévoles. Progressivement se développe une éthique du don. Les utilisateurs donnent de l’argent pour les logiciels dont ils sont satisfaits et dont ils souhaitent les voir évoluer. Chaque utilisateur ou institution donne selon ses moyens. C’est ce qui se passe par exemple avec le développement de l’interface graphique KDE.

Ainsi le modèle économique de Linux et des logiciels libres est-il totalement différent de celui des logiciels propriétaires, ces derniers reposant sur un système de rentes par le biais des brevets. Système de brevets que l’on retrouve en agriculture avec les OGM. Le logiciel libre participe donc à tout un courant de contestations sur la brevetabilité des productions humaines où des sociétés comme Microsoft fabriquent, selon les propos de Richard Stallman, des menottes numériques. Et le plus dramatique est que la plupart de la population ne prend pas conscience de ce phénomène. Certains vont même jusqu’à qualifier le logiciel libre d’informatique communiste.

L’informatique prenant une place sans cesse croissante dans les activités humaines, les utilisateurs ne veulent plus de logiciels brevetés et bridés. Ils aspirent à une liberté qu’apporte justement Linux et ses logiciels sous licence GPL. D’autre part, le système d’exploitation Linux est incomparablement plus performant que n’importe quelle version de Windows, il est bon ici de le souligner. Et ceci même les utilisateurs débutants l’entrevoient très rapidement.

Pour toutes ces raisons, une génération Linux est en train de naître rapidement, et qui laissera de côté les logiciels de la firme Microsoft

Voici quelques conférences données par Richard Stallman pour expliquer ce qu’est l’informatique libre: 1  3 .

© novembre 2008

Bruce Bégout, l’homme des friches et des architectures incertaines

(PDF)

Bruce Bégout reste dans le paysage intellectuel un auteur à part qui se préoccupe de choses que la plupart des écrivains trouvent insignifiantes. Ainsi il pose son regard sur des friches, des bordures d’autoroutes, des motels, des usines désaffectées pour nous montrer la précarité qui se cache derrière les paillettes, notamment dans les villes américaines. Avec lui les architectures s’écroulent et deviennent friches avant qu’elles ne soient définitivement terminées.

La ville américaine aux lumières tapageuses des néons qui clignotent pour interpeller les passants n’est en fait qu’un ersatz de ville où tout vacille dans la banalité extrême. Partout règne le factice et les faux plafonds, le tout dans un état délabré et produit en grandes séries. Comme le dis ait Henry Miller dans l’un de ses romans, pas une seule pierre n’est ajustée avec amour. Tout est de travers et les pavillons souffrent presque tous d’imperfections. D’autre part il existe une culture du nomadisme où les populations laissent tout pour déménager. Il n’y a pas cette sédentarité comme on la trouve en Europe. Ce qui fait que les banlieues pavillonnaires sont faites d’habitations bien souvent délaissées, du moins pour les banlieues les plus pauvres. Bruce Bégout remarque également que le motel est largement diffusé et que de nombreuses personnes vivent dans ces habitations précaires. Lieu de la banalité où tout se ressemble sans la moindre trace d’humanité. Villes sans histoire où tout est fabriqué dans l’urgence et le temporaire. Bien entendu, il y a des monuments qui rappellent que l’Amérique a tout de même une histoire, même si elle est courte. Mais dans l’ensemble beaucoup de choses sont temporaires. Lieu de fluidité des capitaux, les richesses et les faillites se succèdent à des cadences effrénées. Pas de stabilité dans l’empire du carton-pâte. Tout se fait et se défait au rythme des marchés. Aujourd’hui dans un pavillon, demain dans un mobil home. Rien ne dure vraiment. C’est aussi cela le pays de la liberté.

Dans le chapitre intitulé « L’envers du décor » de Zeropolis, l’auteur nous dépeint un univers fait de vapeurs d’essence qui, comme il le dit, « prennent à la gorge ». Toute la population est abrutie et est dans une torpeur « où s’entassent les quelques objets essentiels qui leur font croire que toute existence humaine doit être nécessairement accompagnée. » Nous sommes loin de la machine à rêves que nous proposent les studios de cinéma. La banalité et l’ennui sont au rendez-vous, au milieu d’architectures qui ne durent pas plus de vingt ans. Univers du contreplaqué, tout peut s’effondrer à n’importe quel moment. Friches à perte de vue, c’est à un monde sans âme que nous sommes confrontés. Pays du bricolage et du garage mythique, tout est sans cesse à réparer. Les parcs d’attraction tentent vainement de donner un sens à l’existence, mais dans cette artificialité les individus sentent bien que quelque chose ne va pas.

Cette démesure est sans substance ; Henry Miller s’en était déjà aperçu lorsqu’il habitait New York. Ce monde n’est pas à une taille humaine, tout y est vanité et désir de domination. Dépasser sept étages pour un immeuble est quelque part une chose malsaine. La verticalité dans son principe le plus large dénote une volonté d’asservir. Quant à l’empire du jeu c’est également l’empire du vice. Peuple de joueurs invétérés sous toutes les déclinaisons, Las Vegas rassemble tout ce qu’il y a de plus sordide dans les méandres de la nature humaine. Ça clignote de partout dans un déluge d’électricité en essayant de faire croire au joueur que la vraie vie est ici. Entreprise de flatterie narcissique, tout est prévu pour convaincre le joueur qu’il est dans le meilleur des mondes. Rien n’est impossible et le hasard sera présent au rendez-vous. Comme l’écrit Bruce Bégout « le ludique a pour but de domestiquer le désir originel et sans objet qui coule dans les veines de chacun. » Jouer jusqu’à en perdre la tête, emporté par les flux des lumières. Tel est le secret des salles de jeux. Dans l’étendue interminable des machines à sous, chacun tente sa chance en étant persuadé de gagner quelque chose. Leurre des salles de jeux où les joueurs parient sur l’impossible. Las Vegas avale les clients comme un serpent avale ses proies. Temple du factice et du mirage, les joueurs n’aperçoivent que les pâles reflets d’une réalité déformée. De plus Las Vegas est la plus grande décharge d’enseignes lumineuses. Comme l’écrit J.G. Ballard, « Las Vegas n’a jamais été rien d’autre que la plus grosse ampoule électrique du monde. » Et les joueurs sont attirés comme des papillons de nuit par cette monstrueuse ampoule située dans un désert. Architecture champignon qui a poussé dans le grand rien, au milieu de nulle part. Comme l’explique Bruce Bégout, tout est rouillé et dénaturé, c’est le règne du bancal et de l’incertain où tout peut s’écrouler à chaque instant. Et les joueurs ne font même plus attention à cette précarité chancelante d’une architecture rafistolée de partout. Rien n’a été prévu pour durer. C’est aussi cela le rêve américain : un amas de planches pour réaliser une maison en bois. Univers peuplé d’habitations de fortune que l’on ne peut même pas qualifier d’architectures comme on parle d’une cité antique à Rome ou à Athènes. Las Vegas n’est qu’un amas de tôles, de boulons et de matière plastique, le tout recouvert d’une peinture écaillée.

Bruce Bégout, dans ses divers écrits, nous dresse enfin un tableau saisissant de cette Amérique dont le cinéma fait rêver le monde occidental tout en nous cachant les réalités de la banalité de la vie quotidienne et de ses turpitudes. Comme Roland Barthes l’avait fait pour la presse people et la mode, Bruce Bégout démonte la mythologie américaine pour nous montrer la face cachée d’un pays à bout de souffle où règne derrière les paillettes des populations en difficulté et une vie dénuée de sens

© Serge Muscat – Septembre 2023.

Ça va très vite

Depuis le mouvement futuriste, la vitesse n’a cessé de s’accélérer. Ça va vite. Trop vite ? La course à l’innovation est devenue un bolide que personne ne semble pouvoir ralentir. J’observe tout cela avec perplexité en essayant d’entrevoir les limites. Car il y aura bien une limite ! Tout possède une limite. L’infini est un concept qui nous aide à comprendre l’inconcevable, mais sur notre planète tout est borné et possède des limites.

Je regarde l’euphorie des ingénieurs qui pensent défier la nature dans le toujours plus. L’idée de limite ne semble pas germer dans leur esprit. Ils possèdent la conviction que l’on peut faire toujours reculer les limites. La loi de Moore par exemple a été contournée en changeant les procédés de fabrication des transistors, et il en va ainsi de toutes les limites qui semblaient indépassables. Je me suis souvent demandé d’où provenait cette rage (il n’y a pas d’autre mot plus adéquat que celui-ci) de se surpasser dans tous les domaines. Rien ne semble arrêter l’esprit de perfectibilité. Persister dans son être, tel semble être le propre de l’homme. Cette volonté de puissance finira-t-elle par nous perdre ?

Les nouvelles mythologies

Nos ingénieurs participent activement à une nouvelle mythologisation du monde. Dans un discours qui se veut éloigné des réalités techniques et de terrain, toute une fiction métaphorique enrobe des technologies comme l’IA ou les robots « intelligents ». Un néopositivisme s’est instauré chez les techniciens et les ingénieurs qui ne réussissent pas à prendre conscience de leurs actes. Ils ont beaucoup de mal à contextualiser leurs créations et à prendre du recul. L’objet technologique se présente au regardeur dans un pur présent, tout en faisant toujours référence au futur. Dans leurs propos, il existe une positivité du futur, en ne se tournant jamais vers des dystopies possibles. Le discours de l’ingénieur relève presque du performatif : tout en parlant il fabrique ses objets toujours plus sophistiqués. Nous sommes passés des années 1960/70 d’une surabondance des formes à un minimalisme technique où tout se doit d’être compact, de renfermer un maximum d’énergie et de fonctionnalités sur des objets miniatures.

La mythologie des équipements retombe malheureusement aussi rapidement qu’elle s’est élevée. Au bout de quelques mois, le mythe s’épuise pour ne laisser la place qu’à un simple objet qui ne fait plus briller le regard. Une fois au rebut, il perd toute sa magie que quelques historiens des techniques feront revivre durant l’espace d’un livre ou d’une exposition.

Le vintage est, lui, un peu particulier. L’objet vintage, on l’aura compris, se situe dans une autre temporalité que le high tech. Le vintage fait appel à un âge d’or, à un paradis perdu, à un temps ayant atteint son point culminant dans un passé proche ou lointain, que l’on ne retrouvera, justement, que grâce à cet objet portant les traces de ce passé que l’on ne peut faire revivre. Il en est ainsi, par exemple, du disque vinyle représentant l’apogée du son analogique.

Par ailleurs, presque personne n’échappe à la pensée animiste, cette pensée des premiers âges de l’humanité. Et nous projetons dans les objets nos diverses croyances enfouies au plus profond de notre inconscient. Ainsi les ingénieurs trouvent-ils beaux les objets qu’ils fabriquent. Certains vont jusqu’à dire qu’une usine est jolie. Nous sommes donc là dans un relativisme total où l’esthétique d’une usine équivaut à l’esthétique d’une peinture.

Ingénierie et pensée fonctionnaliste

A partir du moment où l’ingénieur se positionne en tant qu’esthète, se profile alors un univers dont certains ne veulent pas. Si l’on s’est habitué à l’esthétique du Centre Georges Pompidou, il n’en reste pas moins que ce musée possède l’esthétique d’une vulgaire usine. C’est à cela que nous fait aboutir le triomphe de l’ingénieur. Le fonctionnalisme poussé à son paroxysme nous fait déboucher sur un monde inhumain.

Dans le fonctionnalisme tout doit être utile. Or ce qui est inutile est justement ce qui est indispensable. Ce qui est fonctionnel n’est pas esthétique. Se fondre dans la pure fonctionnalité est une illusion pour ergonomes. Une sculpture n’est pas ergonomique, elle est mieux : elle est esthétique. Évidemment les designers tentent de concilier ergonomie et esthétique mais ce n’est que rarement une réussite. Une sculpture de Giacometti n’est pas vraiment ergonomique. Ni celle d’un Tinguely. Pour les fonctionnalistes c’est l’adéquation de la forme et de la fonction qui crée l’esthétique. Et dans cette accélération croissante, le fonctionnalisme devient de plus en plus un critère important dans le choix des objets. Tout est réduit au fonctionnel. Du moins pour ce qui concerne la production industrielle.

La durée de vie des produits et les contradictions techniques

La durée de vie des produits est de plus en plus courte, et un mouvement contraire apparaît avec la possibilité de réparer les objets au lieu de les recycler. Les coûts énergétiques et de matière première sont ainsi amoindris au lieu de fabriquer toujours plus de jetable. Car les coûts de fabrication ne sont pas les seuls à prendre en considération, il y a aussi les coûts secondaires comme les problèmes de pollution et les crises écologiques.

Les machines finissent par s’emballer, tout va trop vite et il nous faut retrouver un rythme de vie et de consommation qui soit adapté aux nouvelles caractéristiques de la planète. Car la terre se modifie à force de l’exploiter sans retenue. Cette évidence n’est pourtant pas acceptée par tout le monde. Des discours d’autruches sont encore à l’œuvre dans le monde industriel. On fait appel à la technique pour résoudre des problèmes techniques qui produisent à leur tour d’autres problèmes techniques, et ainsi de suite. Nous sombrons ainsi sous une avalanche de problèmes à résoudre car les solutions trouvées ne sont pas les bonnes. Il en est de la technique comme des médicaments : il y a les effets secondaires et indésirables. Aussi est-il nécessaire de prendre tous les facteurs en considération. La société de consommation des produits jetables a abouti à l’homme jetable de l’ultralibéralisme ! Nous n’allons pas dans la bonne direction et nous transformons la société en cauchemar éveillé. La société n’est pas une startup. Elle est bien plus complexe qu’une simple petite entreprise. Les sciences sociales sont là pour nous le montrer. Et il se pourrait bien que nous ayons atteint la vitesse critique du progrès technique.

Que nous le voulions ou non, nous serons obligés de ralentir si nous ne voulons pas être confrontés à la catastrophe. Notre planète est finie et cette évidence finira par s’imposer aux esprits les plus réfractaires. Zygmunt Bauman, Bruce Bégout, et de nombreux autres auteurs nous ont déjà avertis du précipice qui nous attend si nous ne ralentissons pas. Espérons qu’ils seront entendus avant que la planète entière ne devienne une immense décharge publique

© Serge Muscat – Octobre 2023.