L’entretien

Ils sont tous les deux assis sur un fauteuil.

_ Observez bien mon visage. Ne voyez-vous donc pas? Suivez la ligne qui descend de mon œil gauche jusqu’à mon menton. C’est une tranchée creusée par le doute et la douleur. Chaque jour je tire la queue au serpent de la mort qui rampe aux pieds de mon lit et j’utilise toujours le même gant de toilette en Nylon pour me frotter le dos. Vous qui êtes journaliste, vous vous demandez peut-être où je puise mes narrations débridées? Eh bien cela est simple…ou alors trop compliqué…

Un amas de viande enveloppée dans du papier-journal s’abat en plein milieu du bureau.

_ Voyez-vous, mon cher monsieur, le créateur est une sorte d’animal bien étrange qui aurait tendance à prendre une fourchette pour remuer son café. Regardez au dehors. Il ne règne que trivialité ou raideur pesante. Dans ce monde, les artistes restent sans patrie.

Il saisit alors le paquet de viande, écarte le papier avec précision puis dépose le tout juste à côté de son bureau, là où habituellement sommeille son chien.

_ On me demande souvent ce que, selon moi, l’artiste doit dire ou montrer comme on demanderait à une danseuse de cabaret de choisir quel vêtement enlever.

Il fait légèrement pivoter son bureau monté sur une cuve à bain d’huile. Ce meuble est une de ses anciennes sculptures produites entre deux écrits. Il s’accoude sur le bord du bureau, tout en faisant doucement pivoter l’insolite objet.

_ Trop nombreux sont ceux qui emprisonnent la création dans un soutien-gorge; ce qui a pour résultat de donner de la tenue à des œuvres sclérosées. Vraiment, il m’est difficile de dire ce qu’il est impératif de faire. Il y a tellement de concepts et de théories à brasser que trouver l’œil du cyclone n’est pas une tache aisée.

Il baisse son bras droit et appuie sur un bouton situé sur une traverse du siège. Après quelques légères secousses, l’étrange objet sur lequel il demeure assis s’abaisse de trois ou quatre centimètres. Il ouvre ensuite un tiroir et en sort une petite boite qu’il tend à son interlocuteur en disant:

_ Chocolats?

_ Je vous remercie beaucoup mais je dois faire attention à ma consommation de sucre.

_ Un de ces cigares peut-être?

_ Vous êtes très aimable mais je ne fume pas, répond l’interlocuteur en remuant nerveusement les doigts.

Un bref silence s’installe.

_ Je vais vous montrer quelque chose que vous allez apprécier.

Il tire sur une petite manette… Tout entier le plancher de la pièce descend alors lentement…

Ils se trouvent à présent dans l’espace, éclairés par une myriade d’étoiles.

_ Comment trouvez-vous ce nouveau décor?

_ Très impressionnant, déclare son interlocuteur en prononçant lentement chaque syllabe.

Passe une étoile filante.

_ Vous avez réalisé cela tout seul?

_ Absolument. Et comme vous le voyez, nous sommes en ce moment en train de parcourir les galaxies de la morne vie quotidienne. Au loin, tout là-bas, vous avez le centre commercial galactique avec ses Escalators d’une longueur de plusieurs milliers de kilomètres et un peu plus haut vous avez le cinéma grand écran à électrochocs.

_ Et quels matériaux utilisez-vous? questionne le journaliste.

_ J’utilise la tristesse, l’ennui et le désespoir.

_ Je vois…Tout cela est vraiment très intéressant, balbutie le journaliste.

Après avoir fait un tour d’horizon complet, celui-ci reprend:

_ Je vous prie de m’excuser car je vais devoir vous quitter. J’ai un rendez-vous très urgent et je ne voudrais pas être en retard. Je vous remercie vivement de m’avoir accueilli.

_ Mais tout le plaisir était pour moi, cher monsieur.

Ils se serrent courtoisement la main.

_ Pourriez-vous m’indiquer la sortie? demande le journaliste.

_ Mais vous êtes déjà à l’extérieur, répond l’artiste à nouveau installé sur son étrange fauteuil.

© 1999 Serge Muscat.

Les dialogues du chat avec son ami le chien

« Tu n’as pas une vie normale, tu n’as pas de télévision »

(Un manutentionnaire de chez Carrefour)

 

« Nous n’avons jamais eu de télévision »

(Un couple de médecins)

 

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Assis au pied du grand arbre, le vieux chien, comme bien souvent, passait l’après-midi à l’ombre des feuillages à dialoguer avec le jeune chat. Ce dernier, les babines encore recouvertes du lait épais qu’il venait de boire, prit la parole.
_ Chaque journée qui s’écoule m’apporte plus d’incompréhension sur l’animal humain. Ces bipèdes qui franchissent des distances incroyables avec d’étranges engins ont des comportements qui ont de quoi choquer.
Il fit une pause et inclina légèrement la tête.
_ Je n’ai cependant pas à me plaindre. La gardienne dépose pour moi, matin et soir, un grand bol de lait avec de délicieux poissons à côté de sa fenêtre. Et pourtant, je sens une tristesse pesante m’envahir. Évidemment, toi, avec ta niche encombrée d’os et ton âge avancé, tu ne dois pas te poser ce genre de questions…
_ De quelles questions désires-tu parler? coupa le chien.
_ Eh bien je me demande souvent pour quelles raisons l’on fait telle ou telle chose, pourquoi l’on choisit ceci plutôt que cela…
Le chat s’arrêta de parler et ramena sa queue sous son ventre. Puis il poursuivit.
_ La dernière fois, alors que je me promenais tranquillement, j’ai vu un petit garçon tout mignon se faire tirer les cheveux par ses camarades. Ensuite son père est arrivé et l’a giflé en lui disant: « j’en ai assez de tes bêtises! » J’ai ensuite suivi l’enfant pour savoir où il habitait. Nous avons fait connaissance et depuis, je l’accompagne souvent à l’école. Il me raconte que son frère, qui est totalement différent, se moque de lui en lui disant discrètement des méchancetés et que ses parents se disputent en permanence. Il est très mignon et sa famille n’arrête pas de lui dire qu’il est vilain et de le réprimander pour une multitude de choses. De plus, j’ai remarqué qu’il est d’une grande intelligence et qu’il prend conscience de tout ce qu’on lui fait. Un jour il m’a même dit que son père l’avait frappé à coups de pied. Alors pour le consoler, je l’ai emmené faire une grande promenade avant qu’il ne rentre chez lui. Souvent je le voyais pleurer. C’est un petit garçon très sensible. Et lorsque son père le voyait pleurer, il le frappait encore plus en lui disant: « … et arrête de faire semblant de pleurer! » et vlang!… une autre gifle.
Le vieux chien bougea sa patte droite puis se mit dans une position de grande concentration.
_ Les humains se comportent parfois bien étrangement avec leur progéniture. Je me demande souvent si c’est l’intelligence ou bien l’affection qui leur manque le plus. Mais peut-être est-ce tout simplement les deux à la fois. J’ai connu aussi des pères qui étaient de véritables brutes avec leurs enfants. Cela est assez courant chez les humains.
Il lécha ses babines d’un rapide coup de langue et continua.
_ J’aimerais bien rencontrer cet enfant à qui l’on fait tant de misères. J’espère qu’un jour tu auras l’occasion de me le présenter.
_ Mais bien sûr, répliqua le chat. Je dois le voir demain. Nous nous sommes donnés rendez-vous à la sortie de son école pour aller ensuite faire une promenade. Et je pense qu’il sera heureux de faire ta connaissance.
Juste au-dessus d’eux, installée sur une longue branche de l’arbre, une pie entama un long chant mélodieux. Bercés par la musique, les deux compères se turent un instant. Le ciel était d’un bleu limpide et des senteurs de fleurs flottaient dans l’air.
_ Il parait que l’on va construire une énorme boite à la sortie de la ville, déclara le chat. Ils appellent cette boite une « usine ». Un ami m’a dit que ces usines ont souvent une grande cheminée qui crache plein de fumées qui sentent mauvais. S’ils la construisent, j’espère que les odeurs ne viendront pas jusqu’ici.
_ Oui, les hommes ont besoin de ces boites qui sentent mauvais pour vivre, articula le chien. En fin de journée, il sort de ces boites des centaines et des centaines d’hommes et de femmes pressés qui ont le visage livide. C’est ce qu’ils appellent « le progrès ».
_ Dieu! que cela doit être triste d’être enfermé là-dedans toute la journée! s’exclama le chat.
_ En effet, cela est bien triste. Mais les humains disent qu’ils ont besoin de cela pour fabriquer leur confort. C’est aussi dans ces boites qu’ils fabriquent les grands oiseaux mécaniques qui font beaucoup de bruit. On m’a une fois raconté qu’au début de la construction de ces usines, les gens qui y travaillaient avaient tout juste de quoi se nourrir et mourraient très rapidement. Il m’a dit aussi que les enfants n’allaient pas dans ces autres boites qu’ils appellent « écoles » et qu’ils travaillaient dans ces usines. Lorsque j’ai entendu cela, je me suis dit que j’étais heureux d’être un chien.
_ Quant à moi, dit le chat, je n’aimerais être ni à l’usine ni à l’école, car ce sont en fait deux boites identiques qui n’ont simplement pas le même nom. Le petit garçon dont je t’ai parlé est d’ailleurs très malheureux dans son école. Il m’a raconté que les maîtres tirent les cheveux aux enfants, leur mettent des gifles et des coups de règle sur les doigts et leur tirent les oreilles lorsqu’ils ne savent pas leurs leçons. Ils leur font réciter de longues histoires comme le fait mon ami le perroquet. Et quand ils deviennent grands, ils vont ensuite travailler dans ces grandes boites à cheminée. Je me demande bien ce qu’ils doivent réciter par coeur ainsi durant des journées entières. Penses-tu qu’ils récitent les mêmes choses dans leurs énormes usines?
Le vieux chien remua son oreille droite comme s’il venait de percevoir un mystérieux bruit. Il répondit alors:
_ Je suis entré une fois dans une grande boite à cheminée et j’y ai rencontré une souris. Cela faisait plusieurs années qu’elle logeait dans cet endroit et nous avons bavardé ensemble. Elle m’a expliqué que dans ces usines les hommes ne parlent pas entre eux pour pouvoir travailler plus. C’est le chef qui leur interdit de discuter. Le patron (car elle s’est faufilée dans son bureau) dit qu’ainsi la production est plus abondante. De plus les hommes font d’étranges gestes qu’ils répètent sans cesse des centaines et parfois des milliers de fois dans la même journée. Tandis que le patron, lui, ne fait que parler durant toute la journée.
_ Les humains ont des moeurs bien étranges, coupa le chat. Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi certains ont le droit de parler et d’autres pas.
_ La souris m’a expliqué que chez les humains, particulièrement dans les grandes boites à cheminée, les hommes n’étaient pas tous égaux comme le sont par exemple les souris. Et elle m’a dit que dans les boites qu’ils appellent « écoles », les enfants répètent à voix haute, comme notre ami le perroquet, que tous les hommes sont égaux. J’ai trouvé cela bien étrange et je suis resté plutôt perplexe!
_ Les humains me surprendront toujours, soupira le chat. Si je comprends bien, dans les boites qu’ils appellent « écoles », on ne leur apprend que des mensonges!
_ Ce que tu appelles « mensonges », la souris m’a dit que les hommes appellent cela « spécialisation ».
_ Alors si je comprends bien, interrompit le chat, le petit garçon que j’ai rencontré va lui aussi être spécialisé, c’est-à-dire qu’il va apprendre une certaine catégorie de mensonges?
_ C’est à peu près cela. Mais les humains ne sont pas comme nous. Ce sont, eux, les maîtres du mensonge. Ils savent mentir comme aucun autre animal ne sait le faire sur la terre. Les humains ont cette grande capacité de mentir en disant une vérité. C’est ce que certains d’entre eux appellent « le mentir-vrai ». Mais rassure-toi, tous les humains ne sont pas identiques. Il y en a qui mentent moins que d’autres…■

Copyright 1999 Serge Muscat.

L’étudiante en psychologie

« Faites ce que je dis; ne faites pas ce que je fais ».

(Philosophie politique de Bruno Le Maire, appelé également l’exploiteur)

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« Il n’est pas encore mort ! » C’est sur cette phrase que se termine la brève discussion que l’étudiante en psychologie a avec ses amies. Je n’ai jamais cru à la bienveillance des psychologues, qu’ils soient étudiants ou praticiens. Il y avait chez cette étudiante quelque chose de malsain. On peut se poser la question de savoir ce qui pousse certains à entreprendre des études de psychologie. Ma longue expérience m’a fait découvrir que ceux qui souhaitent devenir psychologues ont à la base un problème avec eux-mêmes. Ce désir de tout contrôler et d’être des « guides » pour autrui m’a toujours semblé suspect. Pourtant des millions de gens consultent régulièrement un psychologue en croyant que cela va leur apporter un soutien. Quelle naïveté !

Celui qui n’est pas encore mort est un étudiant pauvre qui me disait qu’il lui avait fallu voler pour manger. Je n’en dirai pas plus sur lui, cela suffira comme présentation.

Comme il y a « l’enfance d’un chef », il y a également l’enfance d’un psychologue. Et cette enfance s’apparente ici aux années de formation de l’étudiante en psychologie. Nous étions dans la période des années 1985 et j’avais rencontré cette personne dans un cours d’arts plastiques proposé par la municipalité. Nous étions tout un groupe à nous adonner aux joies de la création et je la voyais peindre à l’écart des autres participants d’étranges formes sur du papier à dessin. C’est par la suite que j’ai compris sa démarche : elle cherchait à sonder son inconscient en se laissant aller à peindre ce qu’il lui passait à l’esprit. Situation déplacée alors que tous ici cherchaient à inventer des figures originales. Voilà à quoi s’occupait l’étudiante en psychologie : à faire en quelque sorte de l’art-thérapie. Aussi était-ce pour cette raison qu’elle restait à l’écart du groupe, car elle suivait une démarche totalement différente de la notre et les finalités demeuraient surtout complètement divergentes de celles des personnes présentes dans la salle. Pour elle, l’art servait à soigner et à aucun moment il ne lui venait à l’esprit que l’art pouvait être mis au service de bien d’autres choses, notamment, par exemple, d’une cause politique. Comme le policier voit des voleurs partout, cette étudiante en psychologie voyait de la pathologie chez tous les artistes. Elle qui demeurait au degré zéro de la créativité, suspectait les créateurs de complexes obscures qui les incitaient à créer.

Elle s’intéressait notamment à la vie de Camille Claudel qui est morte internée. Elle avait là la preuve que les artistes étaient des fous en germe. La pauvre et géniale Camille dont la famille était infecte (surtout sa mère). Voilà ce qui arrive lorsqu’une jolie fleur pousse sur un tas de fumier.

Mais avant d’aller plus loin, je vais vous décrire brièvement l’étudiante en psychologie. De taille moyenne, avec des cheveux longs très bruns, elle avait des yeux bleus et un visage disgracieux, pour ne pas dire laid. Elle arborait également un gros cul, pour donner la dernière touche à ce personnage qui ne possédait aucune harmonie. Sans oublier enfin qu’elle avait la peau très grasse, ce qui donnait la sensation qu’elle ne se lavait jamais le visage.

Cette étudiante, donc, travaillait dur pour devenir universitaire. Arrivée en maîtrise, elle avait publié un article dans une revue de psychologie qui traitait de la folie de Mad Max. Il lui fallait bien se faire les dents sur quelque chose, alors le personnage du film Mad Max était une opportunité comme une autre. Toute fière, elle m’avait donné un tiré à part de l’article qui s’intitula it : « Mad Max est-il fou ? » Pour ma part, je ne me posais pas la question de savoir si Mad Max était fou ou pas, car ce film soulevait bien d’autres problématiques comme la question des classes sociales et des individus marginalisés.

Elle gravit ainsi une à une les marches de la hiérarchie jusqu’à obtenir un poste d’assistante à l’université. Plus ses compétences en psychologie évoluaient et plus elle devenait hypocrite et manipulatrice. Elle s’était intéressée pendant une période à la psychologie de la femme fatale. Peut-être rêvait-elle jalousement de devenir elle aussi une femme fatale. Mais pour le moment, elle restait fatalement affublée de grosses fesses, ce qui ne lui permettait pas de faire autre chose que de la psychologie.

Je ne sais pas ce qu’est devenu celui qui n’était « pas encore mort. » Je sais cependant que cette étudiante est devenue professeur et qu’elle a désormais un cabinet de consultation non conventionné ∙

© Serge Muscat – Août 2023.

Demain les posthumains ou pourquoi le futur a encore besoin de nous

Que va devenir l’humanité avec le développement croissant des machines ? Question lancinante que Jean-Michel Besnier se pose et dont il propose des réponses face à cette rencontre avec le non-humain. Pour lui, le non-humain est digne d’une morale et il nous présente une éthique des robots. Car les machines dont il parle sont douées des capacités d’interagir avec l’environnement comme les êtres vivants.

Les robots n’ont pas la capacité de souffrir, cependant rien n’empêche d’imaginer que dans les développements futurs les machines n’auront pas peut-être atteint une telle complexité qu’elles s’apparenteront à la complexité du vivant. C’est du moins ce dont parle l’auteur en tentant de prendre des exemples sur les technologies actuelles et leurs potentialités. Il reste toutefois prudent sur certains développements de la technique, comme par exemple l’escamotage du corps dans l’imaginaire transhumaniste. Dans le désir de fluidité, le corps devient encombrant à partir du moment où l’on peut uploader la pensée dans une machine. Une « deuxième vie » est possible lorsqu’on se débarrasse du corps. Ce corps qui nous fait prendre conscience de notre finitude. Une fois la conscience téléchargée dans une machine, nous voilà promus au rang des immortels !

D’autre part, pour Jean-Michel Besnier la transgression serait à la base de la culture. La culture est une transgression à l’endroit de la Nature. La Nature n’est pas clémente envers l’homme, contrairement à ce que pensait Rousseau. La culture est nécessaire pour libérer l’homme de l’emprise de la Nature. Et il est difficile de dire où s’arrête la culture et si elle ne doit pas totalement renverser la Nature en la désacralisant. La technique ne s’oppose pas de façon radicale à la Nature. Il y a en fait une intrication entre les deux. Et opter pour l’extrémisme est néfaste dans les deux cas pour l’homme.

L’androïde ou le cyborg ne puisent leurs sources que dans un désir ancestral de fabriquer des machines, des plus rudimentaires jusqu’aux plus sophistiquées. La différence c’est qu’en ce début de 21e siècle nous atteignons un stade encore jamais atteint auparavant. Le robot se rapproche de plus en plus de l’humain, jusqu’à créer un phénomène de malaise chez l’homme. Ce dernier cherche à faire ressembler la machine à son image, mais arrivé à un certain point il y a un mécanisme de rejet car l’homme se sent comme humilié. Il ne semble pas y avoir de limites à l’évolution des machines, et c’est ce qui commence à en inquiéter certains. Car, par exemple, dans une usine automatisée, l’homme devient un élément gênant et non nécessaire au bon fonctionnement des machines. De plus la technique concerne aussi le vivant avec les biotechnologies. Ainsi l’homme qui se croyait supérieur à la machine par le fait qu’il soit biologique en vient à être concurrencé avec des techniques comme le clonage.

L’externalisation de notre mémoire par la biais des machines informatiques est un danger pour la préservation de notre histoire. Les partisans du transhumanisme sont bien souvent des défenseurs de « la table rase », en pensant que le passé n’a plus rien à nous apprendre. Pourtant les archéologues sont tout autant utiles à la société que les ingénieurs et les informaticiens. Une civilisation sans passé est condamnée à l’errance. Pas d’identité individuelle et collective sans mémoire. Et une mémoire gérée informatiquement à la façon de Google serait totalement impropre à ne pas faire perdre une très grande quantité d’informations qui feraient par exemple défaut aux historiens.

A partir du moment où la conscience n’est plus le propre de l’homme mais également le fait des animaux et des machines, tout peut prendre une orientation différente. La conscience étant basée sur un système de rétroactions permanentes, rien n’empêche de concevoir une machine ayant ces caractéristiques. C’est du moins la thèse que défendent certains transhumanistes lorsque les machines auront atteint ce fameux seuil de la « singularité ». Le réseau Internet transforme la terre en gigantesque cerveau planétaire électronique.

Cette mésestime de soi, comme le dit Jean-Michel Besnier, pour aboutir à un cyborg dénué de toute métaphysique est-elle la suite logique de l’évolution de l’espèce humaine ? Il est bien délicat de s’avancer sur ce terrain glissant et incertain. Ce que l’on peut dire, néanmoins, est que l’homme va devoir apprendre à vivre avec des machines de plus en plus évoluées. Et de ce fait, il va lui falloir développer une nouvelle éthique qui prenne en considération ces machines. Ce n’est pas en tombant dans les extrémismes du tout écologique ou du tout technologique que l’homme réussira à trouver la bonne place dans la Nature. Tout est affaire de modération et c’est la juste mesure qui nous aidera à vivre en harmonie avec le vivant mais aussi avec les machines

© Serge Muscat – 2023

Gloire et déboires de l’intelligence artificielle

En cette année 2024 le coupable de nos futurs problèmes est l’intelligence artificielle. L’homme est ainsi fait qu’il aime pratiquer l’anthropomorphisme à outrance. Car cette intelligence artificielle n’a d’intelligence que le nom.

Ainsi fleurissent des logiciels de plus en plus variés que l’on appelle IA. Ces programmes répondent à des questions simples qui ne font en aucun cas intervenir une réelle créativité. Machine à imiter et à traiter de l’information, l’IA n’est qu’une aide comme l’est un traitement de texte. Et il serait illusoire de lui demander plus qu’elle ne peut effectivement faire.

L’apprentissage, cette spécificité du vivant, et particulièrement chez l’homme, n’est pas encore une caractéristique des ordinateurs. Et comment serions-nous capables d’inventer une machine qui égale l’humain alors que l’homme reste encore une énigme totale concernant ses facultés d’adaptation et de cognition. Aussi l’anthropomorphisme est-il une bévue en ce qui concerne l’informatique. L’homme construit et construira des machines différentes de lui-même et, de plus, mieux adaptées à différentes tâches. L’objectif n’est pas de remplacer l’homme par la machine, mais d’aider l’homme dans ses activités, sans qu’il y ait obligatoirement substitution. L’IA n’est qu’un outil qui reste supervisé par les concepteurs et les utilisateurs. Aussi est-il nécessaire pour optimiser les machines et les logiciels d’être le plus transparent possible. L’IA n’est après tout qu’un système expert évolué. Opter pour l’opacité du système c’est participer à une mythologisation de l’ordinateur. Cette mythologisation se produit au bénéfice de l’entreprise qui réalise le logiciel en faisant des profits. La plus grande clarté nécessite donc que les logiciels soient libres. On ne peut avoir une réelle confiance qu’avec des logiciels dont tout le monde peut voir le code source au sens large, c’est-à-dire aussi les sources de l’information qui est transmise. Ce n’est malheureusement pas encore le cas pour le moment.

Dès que ChatGPT fut opérationnel, des voix se sont élevées en disant que les élèves allaient tricher à l’aide de ce logiciel. Pour ce qui est des exercices à faire à la maison, les enseignants peuvent très bien intégrer dans leurs cours l’utilisation de ChatGPT et ainsi atténuer l’envie de tricher pour les exercices. D’une manière ou d’une autre, les élèves utiliseront l’IA pour avoir certaines réponses à leurs questions. Il est donc préférable de l’intégrer à l’enseignement. Il restera toujours le contrôle sur table pour vérifier les connaissances. Quant à réaliser un mémoire ou une thèse à l’aide de ChatGPT, ce n’est là que pure mirage. Un professeur s’en apercevrait tout de suite. Pour la bonne et simple raison qu’une IA ne possède pas d’intelligence ; ce n’est qu’un programme réalisé par des informaticiens. ChatGPT ne défend pas une thèse originale à une question posée. Il ne fait que reprendre ce qui a déjà été écrit sur un sujet. En cela ce n’est qu’une grosse encyclopédie et qui, de plus, fait des erreurs et ne donne que deux pages de résultat à une requête. Son seul atout est qu’il restitue rapidement une information.

Pour faire une recherche documentaire, par exemple obtenir des références bibliographiques, ChatGPT peut faire gagner du temps. Les réponses ne sont pas exhaustives ; elles permettront toutefois d’avoir des pistes pour orienter la recherche. C’est à ce genre de tâche que l’IA peut s’avérer utile. Un ordinateur ne philosophe pas ; il ne faut donc pas attendre plus que ne le peut la machine.

Une fois l’euphorie passée par les nouvelles performances de ChatGPT, d’autres IA verront le jour. Les concepteurs essaieront de les rendre plus fiables, notamment en les spécialisant afin d’être plus exhaustives sur un domaine donné. Si le vivant est constitué d’organes spécialisés, nous pourrions faire de même avec les logiciels concernant l’IA.

Nous sommes au tout début d’une nouvelle ère ; probablement construirons-nous des machines plus puissantes. Le seul écueil à éviter sera de ne pas remplacer nos anciens dieux par des ordinateurs, en ayant une pensée animiste

(© Serge Muscat – Février 2024)

Internet et le livre: deux éléments qui forment le grand fleuve de la lecture

Lorsque dans les années 80 est apparu le Minitel, tout le monde s’est écrié qu’avec cet instrument le livre allait disparaître. Or nous sommes aujourd’hui au web 3 et la consommation de papier imprimé n’a jamais été aussi élevée.

L’arrivée des écrans plats pourrait donner à penser que cette fois-ci la mort de l’imprimé est certaine. Pourtant nous constatons que les bibliothèques contiennent un nombre toujours plus important de livres, de magazines et de revues. Cette croyance en la disparition prochaine du papier depuis deux décennies tient pour une bonne part de la raison suivante : la pensée a une fâcheuse tendance à fonctionner par substitution. Ainsi, lorsque apparaît une nouvelle technologie, on pense la plupart du temps que celle-ci va faire disparaître la précédente. Or cela ne se déroule pas toujours ainsi. Il y a beaucoup plus d’ajouts, d’empilements, plutôt qu’un processus soustractif. Ainsi pour les différentes technologies de conservation des informations dont l’écriture, le papier reste présent malgré toutes les technologies qui lui furent greffées. Et les ordinateurs avec les imprimantes produisent des quantités considérables de documents. La pâte à papier est décidément plus coriace qu’on ne l’imaginait.

Internet, contrairement à ce que l’on a beaucoup dit, favorise le développement de l’édition traditionnelle. Le fait d’avoir la possibilité de commander des ouvrages ou des revues en ligne, permet de faire vivre tout un circuit de l’édition qui, sans Internet, ne pourrait pas exister. De ce fait, Internet ne se substitue pas au document papier et permet, au contraire, son extension. Des sites comme Amazon ont provoqué une véritable explosion de l’activité des services postaux qui acheminent les produits commandés. Et parmi ces produits, des livres, des magazines et des revues sont vendus. Internet intensifie donc la circulation des documents imprimés. Grâce à la visibilité sur la toile, une simple recherche dans un moteur de recherche permet l’augmentation des ventes de revues vers l’étranger.

Nous voyons donc qu’Internet et la publication papier sont complémentaires et que l’évolution de l’un fait progresser l’évolution de l’autre. Le papier disparaîtra totalement uniquement lorsque l’homme séjournera dans l’espace. L’homme sans livres traditionnels est donc pour le moment l’astronaute.

Génération GNU/Linux

Ceux qui ont fait leurs débuts en informatique avec le CP/M, puis MS/DOS pour ensuite passer à la série des Windows sont à l’écart de la nouvelle génération GNU/Linux. Malgré un certain ressentiment à l’égard de la firme de Redmond, ces utilisateurs conservent une certaine nostalgie à l’égard de Microsoft qui a bercé toute leur jeunesse.

Avec Linux il n’en est pas de même, car nous n’avons pas affaire avec la même génération d’individus. Ceux-ci sont quasiment nés avec Internet et les ordinateurs portables. Avides de savoir et de comprendre, la philosophie de l’open source et de la licence GPL les attire tout particulièrement. Ceci par le fait qu’ils peuvent devenir acteurs et créateurs en réalisant ou en améliorant les logiciels, ce qui n’est pas possible avec les logiciels propriétaires. Car le logiciel propriétaire est par nature incestueux et reste fermé aux innovations.

Les 90 000 développeurs de Microsoft sont peu nombreux face aux développeurs sous Linux qui existent dans le monde. De ce fait, la nouvelle génération curieuse de découvertes préfère le foisonnement des logiciels open source au cloisonnement des logiciels propriétaires qui mettent l’individu dans une situation passive. La logique de profit du logiciel propriétaire n’est pas en phase avec le logiciel collaboratif qui fonctionne sous Linux. Le logiciel open source vient s’inscrire dans une mouvance plus large qui va de l’altermondialisme à l’écologie dans une société où domine la notion de réseau. Car la création et l’évolution de Linux repose sur le réseau Internet où chacun peut participer à l’élaboration d’une portion de logiciel.

Par ailleurs, Linux favorise également les rencontres des utilisateurs par le biais d’organisations de colloques ou plus simplement de manifestations où les gens échangent des procédés qu’ils ont développés en utilisant Linux. Les fameux GUL (Groupes d’Utilisateurs de Linux – ou LUG en anglais) fleurissent un peu partout en permettant une participation active des utilisateurs. Ce qui bien entendu n’existe pas avec les utilisateurs de logiciels propriétaires qui ont tendance à être repliés sur eux-mêmes. Même si Microsoft réussit à passer en force dans les établissements scolaires, il n’empêche que de plus en plus d’écoles équipent leurs salles d’informatique avec Linux.

Qu’en est-il du modèle économique de Linux et du logiciel libre? Linux repose sur une économie de service. Quant aux divers paquets (ou logiciels) qui sont utilisés par Linux, leur économie repose sur le don et la collaboration de programmeurs bénévoles. Progressivement se développe une éthique du don. Les utilisateurs donnent de l’argent pour les logiciels dont ils sont satisfaits et dont ils souhaitent les voir évoluer. Chaque utilisateur ou institution donne selon ses moyens. C’est ce qui se passe par exemple avec le développement de l’interface graphique KDE.

Ainsi le modèle économique de Linux et des logiciels libres est-il totalement différent de celui des logiciels propriétaires, ces derniers reposant sur un système de rentes par le biais des brevets. Système de brevets que l’on retrouve en agriculture avec les OGM. Le logiciel libre participe donc à tout un courant de contestations sur la brevetabilité des productions humaines où des sociétés comme Microsoft fabriquent, selon les propos de Richard Stallman, des menottes numériques. Et le plus dramatique est que la plupart de la population ne prend pas conscience de ce phénomène. Certains vont même jusqu’à qualifier le logiciel libre d’informatique communiste.

L’informatique prenant une place sans cesse croissante dans les activités humaines, les utilisateurs ne veulent plus de logiciels brevetés et bridés. Ils aspirent à une liberté qu’apporte justement Linux et ses logiciels sous licence GPL. D’autre part, le système d’exploitation Linux est incomparablement plus performant que n’importe quelle version de Windows, il est bon ici de le souligner. Et ceci même les utilisateurs débutants l’entrevoient très rapidement.

Pour toutes ces raisons, une génération Linux est en train de naître rapidement, et qui laissera de côté les logiciels de la firme Microsoft

Voici quelques conférences données par Richard Stallman pour expliquer ce qu’est l’informatique libre: 1  3 .

© novembre 2008

Bruce Bégout, l’homme des friches et des architectures incertaines

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Bruce Bégout reste dans le paysage intellectuel un auteur à part qui se préoccupe de choses que la plupart des écrivains trouvent insignifiantes. Ainsi il pose son regard sur des friches, des bordures d’autoroutes, des motels, des usines désaffectées pour nous montrer la précarité qui se cache derrière les paillettes, notamment dans les villes américaines. Avec lui les architectures s’écroulent et deviennent friches avant qu’elles ne soient définitivement terminées.

La ville américaine aux lumières tapageuses des néons qui clignotent pour interpeller les passants n’est en fait qu’un ersatz de ville où tout vacille dans la banalité extrême. Partout règne le factice et les faux plafonds, le tout dans un état délabré et produit en grandes séries. Comme le dis ait Henry Miller dans l’un de ses romans, pas une seule pierre n’est ajustée avec amour. Tout est de travers et les pavillons souffrent presque tous d’imperfections. D’autre part il existe une culture du nomadisme où les populations laissent tout pour déménager. Il n’y a pas cette sédentarité comme on la trouve en Europe. Ce qui fait que les banlieues pavillonnaires sont faites d’habitations bien souvent délaissées, du moins pour les banlieues les plus pauvres. Bruce Bégout remarque également que le motel est largement diffusé et que de nombreuses personnes vivent dans ces habitations précaires. Lieu de la banalité où tout se ressemble sans la moindre trace d’humanité. Villes sans histoire où tout est fabriqué dans l’urgence et le temporaire. Bien entendu, il y a des monuments qui rappellent que l’Amérique a tout de même une histoire, même si elle est courte. Mais dans l’ensemble beaucoup de choses sont temporaires. Lieu de fluidité des capitaux, les richesses et les faillites se succèdent à des cadences effrénées. Pas de stabilité dans l’empire du carton-pâte. Tout se fait et se défait au rythme des marchés. Aujourd’hui dans un pavillon, demain dans un mobil home. Rien ne dure vraiment. C’est aussi cela le pays de la liberté.

Dans le chapitre intitulé « L’envers du décor » de Zeropolis, l’auteur nous dépeint un univers fait de vapeurs d’essence qui, comme il le dit, « prennent à la gorge ». Toute la population est abrutie et est dans une torpeur « où s’entassent les quelques objets essentiels qui leur font croire que toute existence humaine doit être nécessairement accompagnée. » Nous sommes loin de la machine à rêves que nous proposent les studios de cinéma. La banalité et l’ennui sont au rendez-vous, au milieu d’architectures qui ne durent pas plus de vingt ans. Univers du contreplaqué, tout peut s’effondrer à n’importe quel moment. Friches à perte de vue, c’est à un monde sans âme que nous sommes confrontés. Pays du bricolage et du garage mythique, tout est sans cesse à réparer. Les parcs d’attraction tentent vainement de donner un sens à l’existence, mais dans cette artificialité les individus sentent bien que quelque chose ne va pas.

Cette démesure est sans substance ; Henry Miller s’en était déjà aperçu lorsqu’il habitait New York. Ce monde n’est pas à une taille humaine, tout y est vanité et désir de domination. Dépasser sept étages pour un immeuble est quelque part une chose malsaine. La verticalité dans son principe le plus large dénote une volonté d’asservir. Quant à l’empire du jeu c’est également l’empire du vice. Peuple de joueurs invétérés sous toutes les déclinaisons, Las Vegas rassemble tout ce qu’il y a de plus sordide dans les méandres de la nature humaine. Ça clignote de partout dans un déluge d’électricité en essayant de faire croire au joueur que la vraie vie est ici. Entreprise de flatterie narcissique, tout est prévu pour convaincre le joueur qu’il est dans le meilleur des mondes. Rien n’est impossible et le hasard sera présent au rendez-vous. Comme l’écrit Bruce Bégout « le ludique a pour but de domestiquer le désir originel et sans objet qui coule dans les veines de chacun. » Jouer jusqu’à en perdre la tête, emporté par les flux des lumières. Tel est le secret des salles de jeux. Dans l’étendue interminable des machines à sous, chacun tente sa chance en étant persuadé de gagner quelque chose. Leurre des salles de jeux où les joueurs parient sur l’impossible. Las Vegas avale les clients comme un serpent avale ses proies. Temple du factice et du mirage, les joueurs n’aperçoivent que les pâles reflets d’une réalité déformée. De plus Las Vegas est la plus grande décharge d’enseignes lumineuses. Comme l’écrit J.G. Ballard, « Las Vegas n’a jamais été rien d’autre que la plus grosse ampoule électrique du monde. » Et les joueurs sont attirés comme des papillons de nuit par cette monstrueuse ampoule située dans un désert. Architecture champignon qui a poussé dans le grand rien, au milieu de nulle part. Comme l’explique Bruce Bégout, tout est rouillé et dénaturé, c’est le règne du bancal et de l’incertain où tout peut s’écrouler à chaque instant. Et les joueurs ne font même plus attention à cette précarité chancelante d’une architecture rafistolée de partout. Rien n’a été prévu pour durer. C’est aussi cela le rêve américain : un amas de planches pour réaliser une maison en bois. Univers peuplé d’habitations de fortune que l’on ne peut même pas qualifier d’architectures comme on parle d’une cité antique à Rome ou à Athènes. Las Vegas n’est qu’un amas de tôles, de boulons et de matière plastique, le tout recouvert d’une peinture écaillée.

Bruce Bégout, dans ses divers écrits, nous dresse enfin un tableau saisissant de cette Amérique dont le cinéma fait rêver le monde occidental tout en nous cachant les réalités de la banalité de la vie quotidienne et de ses turpitudes. Comme Roland Barthes l’avait fait pour la presse people et la mode, Bruce Bégout démonte la mythologie américaine pour nous montrer la face cachée d’un pays à bout de souffle où règne derrière les paillettes des populations en difficulté et une vie dénuée de sens

© Serge Muscat – Septembre 2023.

Ça va très vite

Depuis le mouvement futuriste, la vitesse n’a cessé de s’accélérer. Ça va vite. Trop vite ? La course à l’innovation est devenue un bolide que personne ne semble pouvoir ralentir. J’observe tout cela avec perplexité en essayant d’entrevoir les limites. Car il y aura bien une limite ! Tout possède une limite. L’infini est un concept qui nous aide à comprendre l’inconcevable, mais sur notre planète tout est borné et possède des limites.

Je regarde l’euphorie des ingénieurs qui pensent défier la nature dans le toujours plus. L’idée de limite ne semble pas germer dans leur esprit. Ils possèdent la conviction que l’on peut faire toujours reculer les limites. La loi de Moore par exemple a été contournée en changeant les procédés de fabrication des transistors, et il en va ainsi de toutes les limites qui semblaient indépassables. Je me suis souvent demandé d’où provenait cette rage (il n’y a pas d’autre mot plus adéquat que celui-ci) de se surpasser dans tous les domaines. Rien ne semble arrêter l’esprit de perfectibilité. Persister dans son être, tel semble être le propre de l’homme. Cette volonté de puissance finira-t-elle par nous perdre ?

Les nouvelles mythologies

Nos ingénieurs participent activement à une nouvelle mythologisation du monde. Dans un discours qui se veut éloigné des réalités techniques et de terrain, toute une fiction métaphorique enrobe des technologies comme l’IA ou les robots « intelligents ». Un néopositivisme s’est instauré chez les techniciens et les ingénieurs qui ne réussissent pas à prendre conscience de leurs actes. Ils ont beaucoup de mal à contextualiser leurs créations et à prendre du recul. L’objet technologique se présente au regardeur dans un pur présent, tout en faisant toujours référence au futur. Dans leurs propos, il existe une positivité du futur, en ne se tournant jamais vers des dystopies possibles. Le discours de l’ingénieur relève presque du performatif : tout en parlant il fabrique ses objets toujours plus sophistiqués. Nous sommes passés des années 1960/70 d’une surabondance des formes à un minimalisme technique où tout se doit d’être compact, de renfermer un maximum d’énergie et de fonctionnalités sur des objets miniatures.

La mythologie des équipements retombe malheureusement aussi rapidement qu’elle s’est élevée. Au bout de quelques mois, le mythe s’épuise pour ne laisser la place qu’à un simple objet qui ne fait plus briller le regard. Une fois au rebut, il perd toute sa magie que quelques historiens des techniques feront revivre durant l’espace d’un livre ou d’une exposition.

Le vintage est, lui, un peu particulier. L’objet vintage, on l’aura compris, se situe dans une autre temporalité que le high tech. Le vintage fait appel à un âge d’or, à un paradis perdu, à un temps ayant atteint son point culminant dans un passé proche ou lointain, que l’on ne retrouvera, justement, que grâce à cet objet portant les traces de ce passé que l’on ne peut faire revivre. Il en est ainsi, par exemple, du disque vinyle représentant l’apogée du son analogique.

Par ailleurs, presque personne n’échappe à la pensée animiste, cette pensée des premiers âges de l’humanité. Et nous projetons dans les objets nos diverses croyances enfouies au plus profond de notre inconscient. Ainsi les ingénieurs trouvent-ils beaux les objets qu’ils fabriquent. Certains vont jusqu’à dire qu’une usine est jolie. Nous sommes donc là dans un relativisme total où l’esthétique d’une usine équivaut à l’esthétique d’une peinture.

Ingénierie et pensée fonctionnaliste

A partir du moment où l’ingénieur se positionne en tant qu’esthète, se profile alors un univers dont certains ne veulent pas. Si l’on s’est habitué à l’esthétique du Centre Georges Pompidou, il n’en reste pas moins que ce musée possède l’esthétique d’une vulgaire usine. C’est à cela que nous fait aboutir le triomphe de l’ingénieur. Le fonctionnalisme poussé à son paroxysme nous fait déboucher sur un monde inhumain.

Dans le fonctionnalisme tout doit être utile. Or ce qui est inutile est justement ce qui est indispensable. Ce qui est fonctionnel n’est pas esthétique. Se fondre dans la pure fonctionnalité est une illusion pour ergonomes. Une sculpture n’est pas ergonomique, elle est mieux : elle est esthétique. Évidemment les designers tentent de concilier ergonomie et esthétique mais ce n’est que rarement une réussite. Une sculpture de Giacometti n’est pas vraiment ergonomique. Ni celle d’un Tinguely. Pour les fonctionnalistes c’est l’adéquation de la forme et de la fonction qui crée l’esthétique. Et dans cette accélération croissante, le fonctionnalisme devient de plus en plus un critère important dans le choix des objets. Tout est réduit au fonctionnel. Du moins pour ce qui concerne la production industrielle.

La durée de vie des produits et les contradictions techniques

La durée de vie des produits est de plus en plus courte, et un mouvement contraire apparaît avec la possibilité de réparer les objets au lieu de les recycler. Les coûts énergétiques et de matière première sont ainsi amoindris au lieu de fabriquer toujours plus de jetable. Car les coûts de fabrication ne sont pas les seuls à prendre en considération, il y a aussi les coûts secondaires comme les problèmes de pollution et les crises écologiques.

Les machines finissent par s’emballer, tout va trop vite et il nous faut retrouver un rythme de vie et de consommation qui soit adapté aux nouvelles caractéristiques de la planète. Car la terre se modifie à force de l’exploiter sans retenue. Cette évidence n’est pourtant pas acceptée par tout le monde. Des discours d’autruches sont encore à l’œuvre dans le monde industriel. On fait appel à la technique pour résoudre des problèmes techniques qui produisent à leur tour d’autres problèmes techniques, et ainsi de suite. Nous sombrons ainsi sous une avalanche de problèmes à résoudre car les solutions trouvées ne sont pas les bonnes. Il en est de la technique comme des médicaments : il y a les effets secondaires et indésirables. Aussi est-il nécessaire de prendre tous les facteurs en considération. La société de consommation des produits jetables a abouti à l’homme jetable de l’ultralibéralisme ! Nous n’allons pas dans la bonne direction et nous transformons la société en cauchemar éveillé. La société n’est pas une startup. Elle est bien plus complexe qu’une simple petite entreprise. Les sciences sociales sont là pour nous le montrer. Et il se pourrait bien que nous ayons atteint la vitesse critique du progrès technique.

Que nous le voulions ou non, nous serons obligés de ralentir si nous ne voulons pas être confrontés à la catastrophe. Notre planète est finie et cette évidence finira par s’imposer aux esprits les plus réfractaires. Zygmunt Bauman, Bruce Bégout, et de nombreux autres auteurs nous ont déjà avertis du précipice qui nous attend si nous ne ralentissons pas. Espérons qu’ils seront entendus avant que la planète entière ne devienne une immense décharge publique

© Serge Muscat – Octobre 2023.