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Lorsque je vais au cinéma ou regarde une vidéo, comme la plupart des spectateurs, je plonge dans les profondeurs du rêve éveillé en percevant une réalité plus attirante que celle du quotidien à laquelle nous sommes tous confrontés.
A une époque où étaient diffusés des sitcoms sur TF1, j’ai voulu aller voir de plus près ce qu’il y avait réellement derrière ce petit écran qui fascine tant les foules.
Les sitcoms dont je parle s’intitulaient « Le miel et les abeilles », « Hélène et les garçons », « Premiers baisers », « Les filles d’à côté », etc. Toutes ces productions qui s’imposaient aux heures de grande audience provenaient d’AB productions, dont je n’avais alors jamais entendu parler. Je consultai donc un annuaire et trouvai l’adresse de cette société implantée à Saint-Denis.
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La première chose qui me frappa lorsque je descendis du train était la grisaille qui pesait sur ce lieu. Une grisaille constituée par une crasse qui semblait s’être abattue sur toute l’architecture. Cet endroit de Saint-Denis ne recelait que des entreprises. C’était en fait une zone industrielle dans laquelle on pouvait trouver des locaux vastes à un prix modéré.
Lorsque je regardais les quelques cafés proches de la gare et les usines dressées les unes derrière les autres tout le long du chemin pour arriver chez AB productions, j’avais la sensation de traverser un gigantesque garage automobile. Tout, dans cet endroit, paraissait huileux, graisseux. De plus il émanait un vacarme épouvantable provenant d’une route à grande circulation sur laquelle défilaient d’interminables suites de camions. L’air était nauséabond et imprégné de gaz d’échappement.
Tandis que je marchais, je pensais à la quiétude bourgeoise dépeinte dans les sitcoms. Ainsi les émissions feutrées que diffusait TF1 étaient réalisées en ces lieux sordides. Comment pouvait-on avoir encore la force de sourire dans un endroit pareil ? Ces comédiens tant décriés par le milieu du cinéma avaient en fin de compte beaucoup de talent pour abuser ainsi les téléspectateurs. Venir ici chaque matin, dans un univers aux couleurs de plomb, et jouer des rôles d’étudiants amoureux et insouciants, alors qu’à cinquante mètres se trouvait le monde difficile des sous-prolétaires qui travaillaient dans les usines.
Alors que je réfléchissais à tout cela, j’arrivai soudain devant l’immeuble d’AB productions. L’architecture, assez basse, ressemblait à un grand hangar. Cependant, toute la surface était recouverte de panneaux de verre sur lesquels on pouvait voir se refléter la décrépitude industrielle environnante. Je m’approchai de l’entrée principale et entrai dans les studios.
Immédiatement je fus choqué par le contraste. A l’intérieur des murs aux teintes pastelles supportaient des photographies encadrées de tous les personnages qui jouaient dans les sitcoms. En franchissant le couloir qui menait aux plateaux de tournage, j’avais la sensation d’avoir changé de ville, comme lorsqu’on passait de Sarcelles à Neuilly. Deux univers antagonistes s’affrontaient à partir de ces quelques milliers de mètres carrés que comportait AB productions. Au dehors régnaient la misère et la violence sous des formes diverses, tandis qu’ici rayonnait autre chose, quelque chose de difficilement définissable d’où se dégageait une sorte de calme visuel. Peut-être était-ce dû à toutes ces photographies de vedettes du petit écran qui plongeaient le visiteur dans un rêve éveillé.
Lorsque j’arrivai enfin au bout du couloir, j’accédai aux plateaux de tournage. Ce fut soudain le désenchantement. D’un monde vaporeux, je passai à une réalité brute et brutale. Tout un tas d’équipements avec des treuils, des panneaux de bois peints, des chaînes, des lanières, des morceaux de ruban adhésif, des rouleaux de câbles électriques, des projecteurs, des caméras énormes d’où pendaient des tas de fils, bref, j’avais la sensation de me retrouver, comme tout à l’heure, dans un garage.
L’endroit où je me trouvais n’était pas véritablement un plateau de tournage mais plutôt le lieu où l’on rassemblait tout le matériel. Sur ma droite se dressaient des panneaux de bois de mauvaise qualité sur lesquels on avait grossièrement appliqué une couche de peinture. A première vue, ces panneaux étaient déplacés par des treuils fixés en hauteur. Parmi eux, il me sembla reconnaître un décor utilisé dans un sitcom. Ainsi, sans presque rien faire, le petit écran transformait le plomb en or. De ces vulgaires morceaux de bois jaillissait la douillette maison bourgeoise affichée sur des millions de téléviseurs. Telle une baguette magique, la caméra transformait tout ce qu’elle fixait avec son objectif. Et dans ces sitcoms, les situations les plus dramatiques se métamorphosaient en scènes d’humour, parfois cocasses, laissant penser aux téléspectateurs que le monde dans lequel ils vivaient portait la marque du merveilleux. Comme un antalgique calmait la douleur, la télévision apaisait les souffrances des hommes. J’en étais même arrivé à cette hypothèse que si les chaînes de télévision cessaient brusquement d’émettre, il y aurait une révolution parmi les populations.
Je continuai à marcher un peu au hasard et vit une grande porte dont l’un des deux battants était ouvert. Je m’avançai et glissai ma tête dans l’ouverture. Je découvris une très vaste salle comportant des rangées de sièges avec, tout au fond, une scène de théâtre. Je réfléchis un instant et pris soudain conscience que ce lieu était celui où l’on filmait les émissions en direct et en public de Dorothée. D’un coup tout bascula dans ma pensée. Ainsi ce n’était donc que cela… Dans cet espace inerte, mort et seulement éclairé par une faible lumière de veille, la magie du monde de la jeunesse avait totalement disparu comme l’image s’effaçant d’un poste de télévision lorsqu’on coupait l’électricité. Comment cet endroit presque sinistre avait-il pu, une fois retransmis par les caméras, m’apparaître comme étant enchanteur et identique aux visions de l’enfance? Ce n’était que le miracle de l’image animée qui embellissait les laideurs du monde.
Je détournai mon regard de cette salle et continuai ma promenade dans les locaux. J’entendis soudain des voix provenant de ma gauche, là où s’enfonçait un petit couloir. Je pris la direction de ce dernier et débouchai sur un plateau de tournage. Sans s’occuper de ma présence, des comédiens préparaient une scène dans un décor représentant l’intérieur d’un navire de croisière. Les hommes étaient habillés en uniforme de marin tandis que les femmes portaient des robes. AB productions c’était un peu cela : un navire de croisière échoué sur les récifs des usines sales et bruyantes. A quelques mètres de moi, je pouvais discerner tous les détails corporels et vestimentaires des comédiens. La vision en était tellement précise que toute magie avait disparu ; de cette magie qui se dégageait des films ou des photographies sur lesquels les imprécisions des formes étaient complétées par l’imaginaire du regardeur. Sur ce plateau de tournage tout me donnait une impression de rafistolage et de bricolage. Toutefois, il régnait une atmosphère conviviale et bon enfant.
Afin de ne pas trop me faire remarquer, je sortis du plateau et repris ma déambulation au hasard des couloirs. J’aperçus alors une porte ouverte qui donnait sur une salle obscure. Ou plutôt (je m’en rendis compte en m’approchant) une faible lumière émanait de la salle, cette dernière n’étant en fait qu’un autre plateau de tournage.
Seul au milieu de ce décor ayant quelque ressemblance avec les maisons de poupées, tout m’apparaissait avec une confuse étrangeté. Car ce décor que j’avais reconnu comme étant celui utilisé pour le sitcom intitulé « le miel et les abeilles » rassemblait en un seul lieu, sur un même niveau, toutes les pièces de l’appartement présentées dans l’émission. A ma droite je reconnus la chambre de jeune fille, un peu plus au centre il y avait la salle à manger, et à gauche se dressait le comptoir d’un bar où filles et garçons se réunissaient pour bavarder en flirtant. Comme lorsque je m’étais trouvé dans la grande salle utilisée pour les émissions en direct de Dorothée, un profond désenchantement me pénétra. Tout paraissait ici si étriqué, si fragile, que cela me donnait l’impression de visiter un appartement-témoin fabriqué à la hâte. Les murs séparant les pièces n’étaient constitués que de simples panneaux de bois dans lesquels étaient incrustées des fenêtres cachées par des rideaux. Les décors demeuraient après tout sans grande importance ; car le spectacle reposait sur les comédiens. Et sans eux, sur ce plateau désert, rien n’était capable d’allumer l’imagination.
Tandis que je regardais les détails de l’architecture, un groupe de cinq personnes entra sur le plateau. L’une d’elles faisait des commentaires en expliquant aux quatre autres le fonctionnement du plateau de tournage. Je ne pus déterminer si ces gens étaient des journalistes, des réalisateurs en quête d’un studio, ou simplement des techniciens venus étudier le fonctionnement des appareillages. La personne qui servait de guide donnait une profusion d’informations sur les projecteurs et l’éclairage en général ainsi que sur les caméras et le traitement de l’image. Le déballage de toute cette technique, mise au service des amours juvéniles dont relevaient les scénarios, déclenchait en moi une profonde nausée. Partout régnaient en fait la technique et la négociation. La douleur de la vie et la cruauté humaine demeuraient soigneusement camouflées sous des couleurs tendres et des plaisanteries anodines. Les monstruosités de l’existence se trouvaient noyées dans un verre de grenadine.
Pendant que le groupe de personnes continuait sa visite, je pris le chemin de la sortie du plateau avec, au fond de moi, une certaine amertume. Je passai à nouveau devant les décors en bois puis m’engageai dans le long couloir garni de photographies des vedettes du petit écran.
Une fois sorti d’AB productions, le contact avec l’extérieur me provoqua comme un électrochoc. Le ciel était toujours aussi gris, la route toujours aussi bruyante et l’architecture demeurait toujours aussi crasseuse. Le pas lourd, je pris le chemin de la gare et rentrai à Paris dans un train bondé de voyageurs.
© serge Muscat 2013