Ils sont tous les deux assis sur un fauteuil.
_ Observez bien mon visage. Ne voyez-vous donc pas? Suivez la ligne qui descend de mon œil gauche jusqu’à mon menton. C’est une tranchée creusée par le doute et la douleur. Chaque jour je tire la queue au serpent de la mort qui rampe aux pieds de mon lit et j’utilise toujours le même gant de toilette en Nylon pour me frotter le dos. Vous qui êtes journaliste, vous vous demandez peut-être où je puise mes narrations débridées? Eh bien cela est simple…ou alors trop compliqué…
Un amas de viande enveloppée dans du papier-journal s’abat en plein milieu du bureau.
_ Voyez-vous, mon cher monsieur, le créateur est une sorte d’animal bien étrange qui aurait tendance à prendre une fourchette pour remuer son café. Regardez au dehors. Il ne règne que trivialité ou raideur pesante. Dans ce monde, les artistes restent sans patrie.
Il saisit alors le paquet de viande, écarte le papier avec précision puis dépose le tout juste à côté de son bureau, là où habituellement sommeille son chien.
_ On me demande souvent ce que, selon moi, l’artiste doit dire ou montrer comme on demanderait à une danseuse de cabaret de choisir quel vêtement enlever.
Il fait légèrement pivoter son bureau monté sur une cuve à bain d’huile. Ce meuble est une de ses anciennes sculptures produites entre deux écrits. Il s’accoude sur le bord du bureau, tout en faisant doucement pivoter l’insolite objet.
_ Trop nombreux sont ceux qui emprisonnent la création dans un soutien-gorge; ce qui a pour résultat de donner de la tenue à des œuvres sclérosées. Vraiment, il m’est difficile de dire ce qu’il est impératif de faire. Il y a tellement de concepts et de théories à brasser que trouver l’œil du cyclone n’est pas une tache aisée.
Il baisse son bras droit et appuie sur un bouton situé sur une traverse du siège. Après quelques légères secousses, l’étrange objet sur lequel il demeure assis s’abaisse de trois ou quatre centimètres. Il ouvre ensuite un tiroir et en sort une petite boite qu’il tend à son interlocuteur en disant:
_ Chocolats?
_ Je vous remercie beaucoup mais je dois faire attention à ma consommation de sucre.
_ Un de ces cigares peut-être?
_ Vous êtes très aimable mais je ne fume pas, répond l’interlocuteur en remuant nerveusement les doigts.
Un bref silence s’installe.
_ Je vais vous montrer quelque chose que vous allez apprécier.
Il tire sur une petite manette… Tout entier le plancher de la pièce descend alors lentement…
Ils se trouvent à présent dans l’espace, éclairés par une myriade d’étoiles.
_ Comment trouvez-vous ce nouveau décor?
_ Très impressionnant, déclare son interlocuteur en prononçant lentement chaque syllabe.
Passe une étoile filante.
_ Vous avez réalisé cela tout seul?
_ Absolument. Et comme vous le voyez, nous sommes en ce moment en train de parcourir les galaxies de la morne vie quotidienne. Au loin, tout là-bas, vous avez le centre commercial galactique avec ses Escalators d’une longueur de plusieurs milliers de kilomètres et un peu plus haut vous avez le cinéma grand écran à électrochocs.
_ Et quels matériaux utilisez-vous? questionne le journaliste.
_ J’utilise la tristesse, l’ennui et le désespoir.
_ Je vois…Tout cela est vraiment très intéressant, balbutie le journaliste.
Après avoir fait un tour d’horizon complet, celui-ci reprend:
_ Je vous prie de m’excuser car je vais devoir vous quitter. J’ai un rendez-vous très urgent et je ne voudrais pas être en retard. Je vous remercie vivement de m’avoir accueilli.
_ Mais tout le plaisir était pour moi, cher monsieur.
Ils se serrent courtoisement la main.
_ Pourriez-vous m’indiquer la sortie? demande le journaliste.
_ Mais vous êtes déjà à l’extérieur, répond l’artiste à nouveau installé sur son étrange fauteuil.
© 1999 Serge Muscat.