Le concept d’individualité instrumentalisé dans le discours sur l’éducation

Le propos qui va suivre tire son origine de la lecture d’un livre de Michel Schiff intitulé : L’intelligence gaspillée, inégalité sociale, injustice scolaire, publié aux éditions du Seuil. Je m’étais déjà aperçu de certains problèmes avant de lire cet ouvrage, mais c’est sa lecture qui a été le déclencheur final de la rédaction de cet article.

Lorsqu’on parle de psychologie, si l’on ne mentionne pas le mot de « sociale » après psychologie, il est donc convenu que l’on traite de psychologie individuelle. Toute la psychologie qui n’est pas pas psychologie sociale ou encore « psychosociologie » relève donc de la psychologie individuelle. Ce qui présuppose qu’on analyse la psychologie de l’individu qui n’est pas en interaction avec d’autres individus. Or, lorsqu’on y regarde de plus près, la psychologie strictement individuelle est un concept faux. Dans l’histoire de la psychologie, c’est Alfred Adler qui a proposé le concept de « psychologie individuelle », avec pour thème central le sentiment d’infériorité qu’a l’individu. Je ne développerai pas ici les théories d’Alfred Adler. Je m’arrêterai seulement sur les termes de « psychologie individuelle ». La psychologie individuelle n’existe pas puisque, dès la naissance, l’individu est au moins au minimum en relation avec la mère. La stricte individualité de la psychologie est donc totalement fausse. La psychologie, par n’importe quel bout qu’on l’aborde, est en fait toujours sociale. Ainsi toute tentative d’expliquer le comportement d’un individu n’est réellement possible qu’en prenant en considération les interactions passées et présentes de cet individu avec son environnement physique et social. Poser un regard sur l’individu seul est une totale aberration. Et c’est pourtant à cette aberration qu’adhèrent les psychologues. Tandis que les sociologues, eux, ne conçoivent pas un seul instant de regarder uniquement un individu sans les interactions sociales. La psychologie qui n’a pas voulu prendre en compte le caractère incontestablement social de sa discipline a donc produit des explications fausses. Cette omission des interactions sociales dans une partie de la psychologie qui n’est pas dite « psychologie sociale » n’est à mon avis pas liée au hasard. Le psychologue a tendance à regarder ce qui l’arrange, en laissant dans l’ombre des paramètres qui risqueraient par exemple, mais pas uniquement, de lui faire admettre que sa position sociale influence son interprétation des comportements d’un individu. L’approche totalement systémique est en fait très rare. Le psychologue finit dans la plupart des cas par vouloir tout expliquer en regardant seulement l’individu. Il ne pose son regard que sur les effets et non sur les causes réelles. Pour certains psychologues, la sociologie est une discipline à combattre car celle-ci propose une explication bien différente de celle de la psychologie. Ainsi, même les psychologues les plus « biologisants » qui proposent une explication du comportement par une structure particulière de la biologie d’un individu, ne prennent également pas en considération les interactions avec le milieu et les personnes. Un individu qui rougit peut s’expliquer par l’afflux de sang qui se produit sur ses joues, certes. Mais la cause initiale de cet afflux de sang réside dans une interaction avec une autre personne qui déclenchera par exemple la gêne. Sans cette interaction, un individu seul dans une pièce ne rougit pas. Il en est de même de la somatisation de certaines situations vécues où, là encore, c’est l’interaction avec le milieu qui produit un effet somatique. Le comportement d’un individu dépend donc également de son environnement, et non uniquement de lui-même comme certains le pensent. Et l’individu est toujours dans un environnement. Un individu qui ne serait pas dans un environnement est une hypothèse absurde. Même si celui-ci flottait dans l’air, ce vide de l’air constituerait encore un environnement particulier. Aussi, comme il est impossible de ne pas être dans un environnement, il est donc indispensable de prendre celui-ci en considération dans toute tentative de compréhension et d’explication du comportement d’un individu. Cet environnement ayant été au départ constitué d’un lieu et des interactions avec la mère et aussi avec les personnes qui l’ont aidée à accoucher. L’individu « seul » est donc une impossibilité pratique.

Je parle de ceci car cette réalité incontournable n’est pas prise en considération dans une multitude de situations sociales comme par exemple l’éducation, la justice, la notion de mérite dont parlent beaucoup de politiciens, etc. Comme il serait trop long d’aborder toutes les situations où l’individu est considéré comme étant, par un curieux miracle, en dehors d’un environnement, je vais donc seulement parler de l’expérimentation abordée par Michel Schiff dans l’ouvrage cité au début de cet article.

Ainsi il traite d’expériences réalisées avec des enfants de travailleurs manuels qui ont été adoptés par des cadres. Sans trop développer les détails de cette expérimentation (car ça allongerait beaucoup la taille de cet article) il ressort que ces enfants adoptés par des cadres, et qui donc sont immergés dans un milieu différent de celui d’où ils sont nés, affichent tous de très bonnes performances intellectuelles lorsqu’ils sont soumis à certains tests, la nature de ces tests étant elle aussi à analyser de prés car ceux-ci ne révèlent qu’une partie infime des performances d’un individu. Cependant ce sont les mêmes tests, comme par exemple le test de QI, qui sont utilisés sur les populations « qui ont du mérite ». Ainsi tous ces enfants placés dans un milieu de cadres « ont tous du mérite » puisqu’ils ont tous un bon niveau intellectuel. Il est par conséquent important de prendre en considération le milieu et de l’analyser au « microscope sociologique », en essayant de regarder toutes les variables qui constituent cet environnement. Je ne le ferai pas ici. Pierre Bourdieu a déjà très bien analysé un grand nombre de facteurs qui influencent un individu pour le résultat de ses performances intellectuelles et aussi de ses goûts, lesquels semblent au premier abord être des goûts « personnels ». Je convie donc le lecteur, si ça n’a pas déjà été fait, à se reporter sur les études réalisées par ce sociologue.

Le travaux de Michel Schiff aboutissent donc aux mêmes constatations que celles de Pierre Bourdieu. Le premier travaillant sur « la génétique des comportements » à l’INSERM, et le second étant avant tout un sociologue. J’aurais pu prendre également d’autres travaux comme par exemple ceux de Bernard Charlot et Madeleine Figeat dans leur ouvrage intitulé : L’école aux enchères, publié aux éditions Payot, et d’autres auteurs encore qui font le même constat.

Dés que l’on regarde de près l’environnement avec en relevant le maximum de variables, on s’aperçoit que celui-ci joue un rôle prépondérant dans les aptitudes d’un individu. Or le discours des plus privilégiés nie en bloc le fait que ces variables ont une importance dans les résultats d’un parcours scolaire et professionnel.

Je conclurai mon propos en disant que le seul moyen de rétablir une tentative de réelle égalité, et non de mettre en avant le caractère fallacieux du mérite, puisque la société est malheureusement inégalitaire dans sa conception politique et économique, est de développer massivement la formation continue en donnant à chacun la possibilité de compenser cette « inégalité de départ », où certains bénéficient par leur milieu social du capital économique ou culturel ou aussi également de ces deux formes de capital en même temps, pour rétablir une société réellement plus égalitaire, étant donné que depuis longtemps déjà l’État ne veut pas procéder à une plus grande homogénéité dans le système économique, avec moins d’écarts sur le patrimoine et les salaires entre les individus. Ce qui implique également d’attribuer plus de moyens financiers à l’enseignement supérieur.

© Serge Muscat – mai 2025.

Pourquoi le logiciel libre est-il plus performant que le logiciel à brevets.

Le logiciel libre, comme GNU/Linux, est bien plus performant qu’un logiciel privateur comme Windows (reposant sur des brevets) pour la simple raison qu’il est justement libre, c’est-à-dire que sa licence est libre. Le système du brevet n’est qu’une façon parmi d’autres pour financer les créateurs de logiciels. Or la licence libre autorise à tout le monde d’obtenir le code source d’un logiciel, de le modifier et de le redistribuer, et donc aussi de le faire évoluer. Dans ce processus intervient immédiatement la question de savoir comment rémunérer les développeurs, puisque leurs créations ne sont pas brevetées, le brevet permettant une rémunération et une exclusivité sur le logiciel. C’est bien là l’épineux problème soulevé par le logiciel libre, le problème de son économie. C’est une question que n’entrevoie pas immédiatement l’utilisateur de logiciels libres. Pour lui, bien souvent, c’est un « logiciel gratuit ». Or il y a des logiciels gratuits qui ne sont pas libres. C’est même ce qui oriente son choix vers un logiciel libre : le fait qu’il soit gratuit. Il ne perçoit pas l’économie qu’il y a derrière. Je ne vais pas faire un exposé sur les théories économiques car ça nous mènerait bien trop loin. Cependant il est utile de remarquer que le logiciel libre repose sur une économie particulière qui est totalement différente de celle du logiciel privateur. Et cette économie repose sur le don. Même lorsqu’un développeur fait évoluer un programme sans ne rien demander en retour, il n’empêche qu’il est lui aussi inscrit dans un système économique: il fait cette activité durant son temps libre qui est limité, mais il a également un métier, a des factures à payer, bref, il est inscrit dans un système économique. Toute activité humaine fait intervenir l’économique. Et s’il réussi à obtenir une aide financière pour le travail qu’il fait, ça ne fera que l’aider à mieux travailler pour le développement de ces logiciels. Les logiciels libres ne peuvent pas se développer dans la longue durée sans le système de dons. Ceci n’est la plupart du temps pas parfaitement clair pour l’utilisateur de logiciels libres qui pense, comme le mettent en avant certains médias, que le logiciel libre est gratuit. Or la liberté a également un coût. Pour maintenir la liberté du logiciel, il faut également participer économiquement au maintient de cette liberté. Pour que les logiciels soient libres et n’appartiennent pas à une entreprise privée quelconque, il faut également soutenir économiquement les développeurs, les associations et les fondations qui produisent ces logiciels libres. Et les associations et les fondations ne sont pas à but lucratif. Ce qui n’est pas immédiatement perçu par pas mal de gens. Elles n’ont pas pour but premier de faire du profit et d’enrichir quelques personnes, comme c’était le cas avec Bill Gates lorsqu’il a fondé l’entreprise Microsoft. Lorsqu’une personne fait un don à une association ou à une fondation, cet argent est redistribué d’une manière bien différente de celle faite dans une entreprise privée qui est à but lucratif. Pour en prendre pleinement conscience dans toutes les dimensions, il faut avoir quelques connaissances sur la constitution juridique d’une association ou d’une fondation par rapport à la constitution juridique d’une entreprise à but lucratif. Or tout le monde n’a pas encore clairement ces connaissances. Ils savent qu’une association est de la loi 1901 et qu’elle est à but non lucratif, mais ça ne va pas plus loin. Ils ne voient pas en fait pourquoi elle est dite à but non lucratif. Certains ne savent par exemple pas faire la différence entre une SARL et une SA ou une coopérative. Sans m’attarder sur ce sujet pourtant très important, il est donc nécessaire de prendre conscience, pour tout nouvel utilisateur de logiciels libres, que l’existence de ces derniers repose sur les dons que chacun fait à ces associations et ces fondations qui produisent ces logiciels libres, et donc sans la restriction des systèmes de brevets qui fait que les logiciels appartiennent à une entreprise privée bien particulière dont, au final, l’utilisateur dépend.

J’espère que ces quelques explications auront apporté un éclairage sur le logiciel libre et son mode d’existence, et donc, de son économie et de son financement. Économie qui est par ailleurs plus vertueuse que celle basée sur le profit car elle repose sur le bien-être du plus grands nombre alors que l’économie du profit repose sur la richesse de quelques uns qui imposent leur loi au plus grand nombre, comme l’a fait Bill Gates avec Microsoft en imposant Windows dans tous les ordinateurs achetés, c’est-à-dire en pratiquant la vente forcée.

Ca va très vite!

Depuis le futurisme, la vitesse n’a cessé de s’accélérer. Ça va vite. Trop vite ? La course à l’innovation est devenue un bolide que personne ne semble pouvoir ralentir. J’observe tout cela avec perplexité en essayant d’entrevoir les limites. Car il y aura bien une limite ! Tout possède une limite. L’infini est un concept qui nous aide à comprendre l’inconcevable, mais sur notre planète tout est borné et possède des limites.

Je regarde l’euphorie des ingénieurs qui pensent défier la nature dans le toujours plus. L’idée de limite ne semble pas germer dans leur esprit. Ils possèdent la conviction que l’on peut faire toujours reculer les limites. La loi de Moore par exemple a été contournée en changeant les procédés de fabrication des transistors, et il en va ainsi de toutes les limites qui semblaient indépassables. Je me suis souvent demandé d’où provenait cette rage (il n’y a pas d’autre mot plus adéquat que celui-ci) de se surpasser dans tous les domaines. Rien ne semble arrêter l’esprit de perfectibilité. Persister dans son être, tel semble être le propre de l’homme. Cette volonté de puissance finira-t-elle par nous perdre ?

Les nouvelles mythologies

Nos ingénieurs participent activement à une nouvelle mythologisation du monde. Dans un discours qui se veut éloigné des réalités techniques et de terrain, toute une fiction métaphorique enrobe des technologies comme l’IA ou les robots « intelligents ». Cependant, le seul objectif de ces ingénieurs est de gagner le plus d’argent possible. Aussi les utilisateurs doivent-ils avoir un esprit critique sur ces technologies qui possèdent des limites et qui, aussi, dans certains cas, sont également nuisibles.

L’objet technologique se présente au regardeur dans un pur présent, tout en faisant toujours référence au futur. Dans leurs propos, il existe une positivité du futur, en ne se tournant jamais vers des dystopies possibles. Le discours de l’ingénieur relève presque du performatif : tout en parlant il fabrique ses objets toujours plus sophistiqués. Nous sommes passés des années 1960/70 d’une surabondance des formes à un minimalisme technique où tout se doit d’être compact, de renfermer un maximum d’énergie et de fonctionnalités sur des objets miniatures.

La mythologie des équipements retombe malheureusement aussi rapidement qu’elle s’est élevée. Au bout de quelques mois, le mythe s’épuise pour ne laisser la place qu’à un simple objet qui ne fait plus briller le regard. Une fois au rebut, il perd toute sa magie que quelques historiens des techniques feront revivre durant l’espace d’un livre ou d’une exposition.

Le vintage est, lui, un peu particulier. L’objet vintage, on l’aura compris, se situe dans une autre temporalité que le high tech. Le vintage fait appel à un âge d’or, à un paradis perdu, à un temps ayant atteint son point culminant dans un passé proche ou lointain, que l’on ne retrouvera, justement, que grâce à cet objet portant les traces de ce passé que l’on ne peut faire revivre. Il en est ainsi, par exemple, du disque vinyle représentant l’apogée du son analogique.

Par ailleurs, presque personne n’échappe à la pensée animiste, cette pensée des premiers âges de l’humanité. Et nous projetons dans les objets nos diverses croyances enfouies au plus profond de notre inconscient. Ainsi les ingénieurs trouvent-ils beaux les objets qu’ils fabriquent. Certains vont jusqu’à dire qu’une usine est jolie. Nous sommes donc là dans un relativisme total où l’esthétique d’une usine équivaut à l’esthétique d’une peinture.

Ingénierie et pensée fonctionnaliste

A partir du moment où l’ingénieur se positionne en tant qu’esthète, se profile alors un univers dont certains ne veulent pas. Si l’on s’est habitué à l’esthétique du Centre Georges Pompidou, il n’en reste pas moins que ce musée possède l’esthétique d’une vulgaire usine. C’est à cela que nous fait aboutir le triomphe de l’ingénieur. Le fonctionnalisme poussé à son paroxysme nous fait déboucher sur un monde inhumain.

Dans le fonctionnalisme tout doit être utile. Or ce qui est inutile est justement ce qui est indispensable. Ce qui est fonctionnel n’est pas esthétique. Se fondre dans la pure fonctionnalité est une illusion pour ergonomes. Une sculpture n’est pas ergonomique, elle est mieux : elle est esthétique. Évidemment les designers tentent de concilier ergonomie et esthétique mais ce n’est que rarement une réussite. Une sculpture de Giacometti n’est pas vraiment ergonomique. Ni celle d’un Tinguely. Elles ne servent à rien de pratique. Pour les fonctionnalistes c’est l’adéquation de la forme et de la fonction qui crée l’esthétique. Et dans cette accélération croissante, le fonctionnalisme devient de plus en plus un critère important dans le choix des objets. Tout est réduit au fonctionnel. Du moins pour ce qui concerne la production industrielle.

La durée de vie des produits et les contradictions techniques

La durée de vie des produits est de plus en plus courte, et un mouvement contraire apparaît avec la possibilité de réparer les objets au lieu de les recycler. Les coûts énergétiques et de matière première sont ainsi amoindris au lieu de fabriquer toujours plus de jetable. Car les coûts de fabrication ne sont pas les seuls à prendre en considération, il y a aussi les coûts secondaires comme les problèmes de pollution et les crises écologiques.

Les machines finissent par s’emballer, tout va trop vite et il nous faut retrouver un rythme de vie et de consommation qui soit adapté aux nouvelles caractéristiques de la planète. Car la terre se modifie à force de l’exploiter sans retenue. Cette évidence n’est pourtant pas acceptée par tout le monde. Des discours d’autruches sont encore à l’œuvre dans le monde industriel. On fait appel à la technique pour résoudre des problèmes techniques qui produisent à leur tour d’autres problèmes techniques, et ainsi de suite. Nous sombrons ainsi sous une avalanche de problèmes à résoudre car les solutions trouvées ne sont pas les bonnes. Il en est de la technique comme des médicaments : il y a les effets secondaires et indésirables. Aussi est-il nécessaire de prendre tous les facteurs en considération. La société de consommation des produits jetables a abouti à l’homme jetable de l’ultralibéralisme ! Nous n’allons pas dans la bonne direction et nous transformons la société en cauchemar éveillé. La société n’est pas une startup. Elle est bien plus complexe qu’une simple petite entreprise. Les sciences sociales sont là pour nous le montrer. Et il se pourrait bien que nous ayons atteint la vitesse critique du progrès technique.

Que nous le voulions ou non, nous serons obligés de ralentir si nous ne voulons pas être confrontés à la catastrophe. Notre planète est finie et cette évidence finira par s’imposer aux esprits les plus réfractaires. Zygmunt Bauman, Bruce Bégout, et de nombreux autres auteurs nous ont déjà avertis du précipice qui nous attend si nous ne ralentissons pas. Espérons qu’ils seront entendus avant que la planète entière ne devienne une immense décharge publique. Si le progrès est utile en médecine pour soigner des maladies et prolonger la vie, toutes les évolutions ne sont cependant pas sur le même plan. Il y a des sortes de constantes qui semblent pour le moment indépassables. Ainsi par exemple pour l’oxygène. Pour le moment il n’y a que les végétaux qui sont capables de produire de l’oxygène. Or cette réalité (je défie quiconque de prouver le contraire!) doit être prise en considération pour notre survie. Et planter des arbres n’est pas une simple lubie d’écologiste comme le pensent certains. C’est prendre conscience d’une réalité incontournable. S’il n’y a plus de végétaux, il n’y aura par conséquent plus de production d’oxygène. C’est une chose qu’on apprend pourtant au collège, en SVT ! Ainsi certaines personnes qui nient ces réalités sont particulièrement dangereuses pour la société. Que cela soit la société française ou celle de tous les autres pays. Les plantes produisent de l’oxygène de la même manière sur toute la planète, y compris dans le pays de Donald Trump. Ainsi les changements doivent-ils se faire en prenant conscience de certaines variables pour le moment immuables. Une société peut continuer à évoluer et doit même évoluer, car il semble qu’on puisse améliorer certaines choses, mais cela ne veut pas dire que les changements dans tous les secteurs et les activités humaines sont forcément bénéfiques. Or nous faisons malheureusement bien souvent l’inverse. Nous conservons des pratiques qui sont néfastes pour l’homme et procédons à des changements sur des choses qui pour le moment doivent rester comme elles sont sinon l’homme risque de disparaître. On peut douter de l’utilité à ce que l’homme poursuive sa grande aventure vers le futur. Certes. Il n’en demeure pas moins que sans regarder vers le lointain futur, il y a des personnes qui meurent actuellement parce que d’autres personnes imposent leurs décisions et leurs actes sur ces premières personnes. Sans même regarder les guerres, il y a des gens qui par exemple meurent de maladies causées par certaines industries qui n’ont pas voulu respecter certaines règles produites par ceux qui demeuraient plus clairvoyants en ce qui concerne le vivant et le métabolisme humain. L’industrie est utile. A la condition qu’elle ne nuise pas au contraire à la vie de l’être humain. L’industrie doit être au service de l’épanouissement de l’homme, mais lorsqu’elle nuit à celui-ci par divers moyens, comme lorsqu’elle détruit la nature qui est indispensable à l’homme, car même l’individu des grandes villes bénéficie sans en prendre souvent conscience des produits de la nature, le bois de ses meubles, les aliments qu’il mange, etc, ou en nuisant directement à l’individu comme par exemple les produits toxiques, les radiations de certains composés, etc.
Les sociétés démocratiques sont loin d’être parfaites, même si elles sont préférables aux sociétés autocratiques. De nombreuses injustices demeurent et des décisions totalement incohérentes sont prises par certains individus qui pensent détenir une vérité ou défendent plus simplement leurs intérêts.

Réflexions sur « Trouble dans le genre » de Judith Butler

L’ouvrage « Trouble dans le genre » soulève de nombreuses questions. La réflexion de Judith Butler se voudrait être philosophique. Il est très difficile de définir ce qu’est la philosophie. On peut cependant dire que la philosophie n’est par exemple pas un art plastique car le philosophe utilise pour s’exprimer le langage naturel, c’est-à-dire la parole. Avec cette parole la philosophie tente de réfléchir sur le monde physique au sens large.

Judith Butler parle de « trouble dans le genre », le genre étant ce que certaines langues ont décidé de nommer « le masculin » et « le féminin ». Le langage est une création humaine. Au commencement, d’après ce que nous apprennent la paléontologie, et plus éloigné encore dans le temps avec l’astrophysique, n’était pas le verbe, comme le prétend une certaine religion, mais la matière inanimée puis, plus tard, la vie dans sa plus simple expression. Je n’ai pas la prétention ni la place, dans ce bref article, de retracer l’histoire de l’évolution du vivant. Il ressort cependant que le vivant a commencé à se complexifier d’une façon très importante à partir de la reproduction sexuée, c’est-à-dire lorsque le vivant s’est différencié entre ce que l’on a décidé de nommer arbitrairement (car le langage est arbitraire, comme l’a montré Saussure) des organes mâles et femelles, ou masculins et féminin chez les humains. Il n’y a dans le monde animal que très peu de « trouble dans le genre ». L’escargot est hermaphrodite avons-nous constaté. Cependant l’hermaphrodisme est peu répandu dans le monde vivant. Et chez les humains, l’hermaphrodisme n’existe tout simplement pas. L’être humain se reproduit uniquement à partir de la combinaison de cellules générées par un homme et une femme. Et cette réalité existe en dehors de notre langage qui, je le redis, est très imparfait et, surtout, est arbitraire. Jusque là il n’y a pas de trouble dans le genre chez l’humain. C’est une réalité tangible et perceptible. Deux personnes du même sexe ne peuvent pas se reproduire, c’est un fait incontournable.

L’ouvrage en entier de Judith Butler revient à opérer une tentative de démonstration que l’homme cherche à dominer la femme. Cependant son livre n’apporte pas grand-chose pour déclencher une situation plus égalitaire. Je n’ai quasiment jamais lu d’ouvrages traitant du féminisme. Pourtant il a toujours été clair pour moi que les femmes doivent avoir les mêmes droits que ceux des hommes. Et ce qui est à mes yeux une évidence depuis l’âge où j’ai commencé à réellement réfléchir n’a jamais été le résultat de la lecture de livres sur les théories féministes qui sont situées dans le temps et géographiquement. L’histoire nous montre des sociétés patriarcales. La même histoire nous montre également, en beaucoup plus faible nombre, des sociétés matriarcales. Pour le moment c’est encore le patriarcat qui est le plus généralisé dans le monde. Je ne nie pas cette réalité. Cependant Judith Butler ne s’y prend pas de la bonne façon pour générer un changement. Le travail réalisé par exemple par Marie Curie ou les livres d’Annie Ernaux sont beaucoup plus aptes à modifier les comportements et à faire voir l’égalité homme/femme et leurs potentialités identiques.

Il est par ailleurs bien clair également que le langage naturel utilisé pour communiquer est pour une bonne part totalement absurde sur ce qui concerne son caractère genré. S’il existe bien un genre dans la réalité perceptible des hommes et des femmes (les attributs extérieurs et donc visibles du genre étant eux aussi parfois assez brouillés selon les époques et les sociétés), je ne comprends toutefois pas pourquoi une table est dite du genre féminin et un avion du genre masculin. Il faudrait utiliser la notion de « neutre » qui n’existe plus en français. Les langues reflètent bien souvent les rapports de force entre les hommes et les femmes. Je pense pour ma part que tous les objets, donc inanimés et qui ne relèvent pas du vivant sexué, devraient être neutres dans les définitions des dictionnaires et des encyclopédies. Une « table » n’a pas de sexe et n’a donc pas de genre. Pas plus qu’un « bureau ». Il y a par conséquent tout à revoir et à modifier dans l’évolution future des langues et notamment du français. On ne devrait conserver les anciennes définitions que comme traces de l’évolution historique des langues. C’est aussi de cette manière, parmi beaucoup d’autres, que l’on instaure une égalité réelle entre hommes et femmes. Ce n’est pas un hasard si les conservateurs ne veulent pas modifier les langues. Ils ne veulent pas modifier les langues car ils ne veulent pas non plus modifier leurs comportements.

D’autre part la croyance en la toute puissance du langage naturel reste aussi une croyance. On peut très bien conserver les écrits anciens comme on conserve les écrits en grec ou en latin pour comprendre la pensée de cette époque, tout en faisant également évoluer les langues actuelles. Le langage naturel n’est qu’une invention humaine au même titre qu’il invente des objets fabriqués de sa main par l’intermédiaire d’outils. Il n’y a rien d’immuable dans le langage naturel. Faire évoluer le langage, c’est en même temps faire évoluer les rapports entre les hommes et les femmes. Ainsi Platon se fourvoie-t-il en plaçant le langage naturel comme moyen « suprême » pour comprendre le monde et la société de son époque. Ce n’est qu’un outil parmi d’autres. Le langage qui se réfère en boucle au langage ne finit que par aboutir à un non sens. C’est ce qu’ont compris par exemple ceux et celles qui s’occupent de sciences naturelles et qui observent la nature tout autant qu’ils utilisent le langage pour réfléchir et créer des hypothèses. L’avenir de la philosophie fera probablement beaucoup plus intervenir la perception et l’expérience. Et le langage naturel doit donc être modifié pour « traduire » ce perçu et cette expérience, même si certains épistémologues nous disent que les anciens « sauvages » ne perçoivent pas du tout de la même façon qu’un homme « civilisé » (ce sont les termes employés par ces épistémologues) un simple objet comme par exemple un ordinateur ou un téléphone portable. Je pense pour ma part que toute perception et toute expérience est a prendre en considération, et qu’elles nous apprennent beaucoup plus de choses qu’on pourrait le penser au premier abord. Si Marcel Mauss n’avait pas pris en considération les pratiques du don dans certaines sociétés dont il cherchait à comprendre le fonctionnement, il n’aurait jamais pu prendre conscience de son importance dans la vie sociale. Il ne s’agit pas tant de faire « entrer » la réalité perçue dans le langage naturel, comme si celui-ci était immuable alors qu’il n’est qu’arbitraire, mais de faire « correspondre » le langage naturel à la réalité perçue, comme lorsqu’on invente un nouveau mot pour désigner une nouvelle planète observée par le télescope, ou une nouvelle particule observée par des moyens détournés et divers dans un accélérateur ou enfin une nouvelle espèce animale.  « L’intelligence » préexiste avant le langage naturel. Le savoir-faire est par exemple une des nombreuses facettes de l’intelligence qui ne fait pas intervenir le langage. On apprend à faire du vélo sans avoir besoin du langage. Et cet apprentissage fait partie des possibilités de l’intelligence. Le langage est avant tout utilisé pour communiquer entre les humains, même s’il n’est pas exclusif. C’est surtout le vécu, donc l’expérience au sens large, qui est source de connaissance. Et ce vécu, s’étalant dans le temps, modifie également tout au long de notre vie notre manière de comprendre les choses. Le langage naturel est par exemple utilisé par le droit pour nous conformer à des règles sociales. Sans le langage naturel le droit n’existerait pas. Cependant notre comportement au quotidien dépasse largement le cadre du langage naturel en faisant appel à notre perception par nos cinq sens. Cette perception par nos cinq sens est beaucoup plus influencée par notre vécu antérieur (vécu sans cesse réactualisé) que par le langage. Si une personne a été par exemple aimable avec vous (et qui donc a manifesté cette amabilité par toute sa personne et non uniquement par le langage) vous aurez une certaine pensée à l’égard de cette personne. Et peu importe ce que diront cinq-cents autres individus sur cette personne, les discours ne seront pas pris en considération car vous avez vécu une expérience avec cette personne qui vous informe mieux que tous les discours. Quoi que l’on fasse, on s’en remet toujours plus à l’expérience qu’aux seuls discours. Le langage n’est utilisé que pour tenter de communiquer cette expérience, laquelle dépasse largement l’acte de parole, même si cette dernière est importante. Les anthropologues l’ont bien compris. Pour prendre l’exemple du racisme, celui-ci puise toujours sa source dans une expérience qui a été négative, ou alors dans une non expérience (n’avoir jamais vécu d’expérience avec ceux que l’on déteste et dont on se refuse à réellement vivre une expérience), ces expériences ou ces non expériences étant par exemple faites durant l’enfance, mais aussi réactualisées tout au long de la vie. Les statistiques montrent d’une façon indéniable, et ce dans tous les pays, que le plus fort taux de votes d’extrême droite est situé dans des régions où il y a très peu de fréquentations de populations dites « étrangères » (ce terme d’étranger étant bien compliqué à définir malgré les définitions simplistes qu’en donnent les dictionnaires. Dans un monde hypothétique qui serait constitué d’un seul État, nous pourrions dire qu’il n’y aurait plus d’étrangers. Mais chaque individu peut être également considéré comme étant un étranger s’il est par exemple du nord ou du sud d’un même pays. Donc ce terme d’étranger est un mot creux qui ne signifie en fait rien). Des grandes villes cosmopolites comme Paris ou New York recueillent peu de votes d’extrême droite. Alors que des villes comme Saint Cloud ou une petite ville du Texas ont un taux plus élevé de votes d’extrême droite. Car il y a moins de contacts et de brassage, ce sont des villes plus homogènes. Une personne qui grandit au contact d’une population, va accumuler des expériences avec cette population, et aura donc un regard différent de celui d’une personne qui n’a pas été en contact avec cette population. Les « regroupements » ou pour le dire autrement les ghettos divers formés dans les villes et aussi le territoire au sens plus large, mènent à une impasse sociologique. Il y a des ghettos pour blancs, des ghettos pour noirs, des ghettos pour riches, des ghettos pour pauvres, et ainsi de suite. Le logement est aussi conçu sur le modèle du ghetto, avec une très forte proportion de logements sociaux dans certaines parties du territoire, et une inexistence dans d’autres parties du territoire. Ce qui fait qu’on privilégie la propriété privée à certains endroits, alors que dans d’autres elle est presque inexistante. Il n’y a pas de mélanges des deux. Un immeuble qui ne relèverait pas de la propriété privée dans un arrondissement de Paris comme le 8ème, est considéré comme étant une véritable « provocation » pour la plupart des personnes qui vivent dans cet arrondissement. Etc. Et les individus composant cette myriade de ghettos ne partagent bien souvent pas une expérience avec les autres individus des autres ghettos. On peut étendre le concept de ghetto d’une manière assez large. Dans un même immeuble il n’y a pas non plus de mélanges, ou très peu. Certains nomment également cela « l’entre soi », ce qui est une autre manière de désigner la même chose. L’entre soi des écoles privées pour l’enseignement secondaire, l’entre soi des grandes écoles (cette spécificité française) qui filtrent à l’entrée selon l’origine sociale plutôt que pendant le parcours et sur des critères qui n’ont aucune valeur d’universalité et qui de plus sont moins performantes que les universités en ce qui concerne les résultats de la recherche, l’entre soi dans les grandes entreprises qui elles aussi filtrent sur des critères qui leur sont personnels et que l’on nomme également « la culture d’entreprise » et où les dirigeants sont choisis « comme par hasard » parmi ceux qui proviennent de ces grandes écoles que je viens de mentionner, ce qui est une manière de perpétuer l’entre soi tout au long de la vie comme il existe pour les autres une « formation tout au long de la vie », l’entre soi communautariste chez ceux qui pratiquent une religion, bref, je n’en dis pas plus, je pense que vous pourrez constater tout cela dans votre vie quotidienne.

Si une bonne partie des exemples que donne Judith Butler sont assez pertinents, comme le caractère genré des mots, d’autres propos sont également soit excessifs (car niant la réalité de la différence homme/femme. Car sans faire un excès de biologisme, comme les différentes variétés d’apparences des être humains mais dont on sait que toutes ces variétés ont toutes le dénominateur commun « l’homme », il y a tout de même une réalité matérielle et biologique qui fait que l’espèce humaine peut se reproduire. N’importe quel homme sur la planète peut engendrer avec n’importe quelle femme sur la planète, il y a donc un universel de l’espèce humaine), soit tout à fait superflus et inutiles pour faire avancer l’égalité effective des droits entre les femmes et les hommes. Toutes les théories produites par des « hommes » ne sont pas forcément réfutables juste parce que produites par eux. Notre société doit seulement instaurer l’égalité effective (et non de principe) entre hommes et femmes pour faire émerger par exemple plus de Marie Curie et des femmes également au sommet de l’État, puisque nous sommes désormais dans un système démocratique, même si cette démocratie est fragile et pourrait basculer à chaque instant vers un totalitarisme toujours possible.

D’autre part, refuser la binarité homme/femme c’est nier la réalité dont on fait l’expérience chaque jour. Cette binarité existe, contrairement à ce que dit Judith Butler. Tout n’est cependant pas binaire dans la nature. L’eau peut par exemple avoir trois états : liquide, solide et gazeux. Mais l’humain n’a que deux « états » pour se reproduire : soit homme soit femme. Les autres états « troubles » ne permettant pas la reproduction. Je ne nie toutefois pas que ces états existent et qu’ils ont toujours existé. Certaines de ces personnes « troubles dans le genre » ont également produit de très grandes œuvres et en ce sens ont contribué au développement de l’humanité. Les individus qui ne se perpétuent pas sont tout autant utiles que ceux qui se perpétuent. Et parmi ces personnes qui ne se perpétuent pas, il y en a aussi qui ont une « identité sexuelle » bien stable et en correspondance avec leur système biologique d’homme ou de femme. Cioran, pour ne prendre que cet exemple, n’a pas eu d’enfants. Et ce n’est pas pour autant qu’il était homosexuel. Son identité sexuelle n’était pas « trouble » mais il ne voulait tout simplement pas avoir d’enfants. Mieux vaut cela plutôt que de faire des enfants pour se conformer, par la pression sociale, « au plus grand nombre » et en finissant par les abandonner comme l’a fait Rousseau. Il faut être « convaincu » de certaines choses pour consacrer une bonne partie de sa vie à s’occuper de ses enfants. Ce n’est pas une décision prise à la légère. Et tout le monde n’a pas les mêmes convictions. En tant qu’animal humain doté d’une certaine conscience et aussi d’une certaine liberté, Cioran a donc fait ce choix. Ce choix n’est pas corrélé à un « trouble dans l’identité sexuelle » comme le pensaient et le pensent encore certains psychanalystes qui s’imaginent que leur discipline est tout en haut d’une sorte de pyramide des connaissances. L’observation nous apprend que dans le monde du vivant, seul l’humain est capable d’opérer le choix de la reproduction ou de la non reproduction. C’est le développement exceptionnel de ses facultés par rapport aux autres animaux (lorsqu’on suit des études de biologie on appelle « biologie animale » toute la biologie, y compris la biologie de l’humain, car l’homme a beaucoup de points communs au niveau de la biologie cellulaire et de la génétique mais il est également très différent par sa station verticale, ses capacités plus développées que celles des animaux à s’adapter, et aussi par sa capacité à parler qui est le produit d’une longue évolution) qui lui permet de choisir, en élaborant par exemple des stratagèmes comme les divers moyens contraceptifs, sans être totalement dépendant de ses instincts. Ce n’est par ailleurs pas le caractère manifeste d’homosexualité chez Léonard de Vinci qui a fait qu’il était autant exceptionnel. Il y a beaucoup d’homosexuels, même la plupart, qui n’atteindront jamais le degré de génie créatif atteint par Léonard de Vinci. Le trouble dans le genre n’explique donc absolument rien. Et l’analyse de Freud sur l’homosexualité de Léonard de Vinci est tout à fait sans aucun intérêt  pour tenter de comprendre le génie et cette soif inépuisable de chercher à comprendre tout ce qui l’entourait. Freud nous explique juste qu’il était homosexuel et ça ne va pas plus loin. Il élabore des explications qui, toutes, ont pour principal objet le caractère sexuel qu’il prétend trouver dans les comportements des individus. Car la psychanalyse ne propose pas grand chose de plus que ce genre de découvertes et d’informations. La psychanalyse est une sorte de psychologie qui a pour fondement le genre et qui bâtit toutes ses explications à partir de ce genre. Il en est par exemple ainsi du complexe d’œdipe où le fils serait attiré par sa mère alors qu’il aurait un tout autre comportement avec son père. Que l’individu soit homosexuel ou hétérosexuel n’a aucune importance car ça n’explique rien. Albert Einstein était hétérosexuel sans aucun trouble dans le genre, et a même eu des enfants. Et là encore ce genre d’information n’a strictement aucune importance et n’explique en rien pourquoi il était également très créatif comme l’était Léonard de Vinci. Réfléchir sur le genre et ses troubles est sans aucun intérêt pour tenter de comprendre les actions humaines. Bref, je ne m’étends pas sur un sujet que chacun et chacune peut constater au quotidien en ce XXIe siècle.

Par ailleurs, l’exemple que prend Judith Butler sur la mélancolie « expliquée » par Freud, et dont elle essaie de réfuter la théorie, n’est pas plus cohérente que celle de Freud lui-même. La sensation de mélancolie n’est pas obligatoirement produite par la perte d’un être « aimé ». La mélancolie peut avoir de multiples causes, comme par exemple le regret, par le souvenir, de la perception que l’on avait du monde lorsqu’on était enfant. Cette perception ne s’attache pas forcément à des êtres en particulier. Cela peut être la perception de la nature, des roches, de la flore ou de la faune, ou aussi des expériences éprouvées avec le monde des objets fabriqués par l’humain. Si les psychanalystes ramènent tout l’être humain à ses pulsions sexuelles, Judith Butler, quant à elle, tombe dans le même travers en voulant « féminiser » par la critique qu’elle fait de Freud des sensations comme la mélancolie que tous les humains ressentent au moins une fois dans leur vie. Et sur ce sujet, Judith Butler fait aussi bien fausse route que Freud. Il est par exemple important de mentionner que l’état mélancolique est aussi un état d’intense lucidité, où la sexualité tient une place infinitésimale, voire inexistante. La différence sexuée n’a dans ce cas aucune importance. Aussi porter son regard sur les théories de Freud pour, à son tour, remodeler une autre théorie plus « féministe » est-il un travail vain, car le phénomène de la mélancolie n’a pas pour causalité le genre. Lorsqu’un homme ou une femme regarde une montagne, cette montagne perçue n’est pas genrée. Même si le mot « montagne » est du genre féminin par l’absurdité de notre langue française et aussi d’autres langues qui attribuent un genre à tous les noms communs. La montagne est une montagne « perçue », quel que soit le nom qu’on lui donne. Et elle est sans sexe car un minéral n’est pas un être vivant. Et la vue de ce minéral peut produire en nous une multitude de sensations. Ces sensations remémorées après un temps plus ou moins long peuvent produire ce que l’on appelle la mélancolie. Et dans cette mélancolie n’intervient pas le « désir hétérosexuel » dont parle Judith Butler en faisant la critique de Freud. Si Freud a la fâcheuse tendance à voir du sexe partout, y compris dans nos moindres actions et nos moindres raisonnements, Judith Butler voit, elle, de l’indifférenciation partout et également, comme Freud, du sexuel dissimulé sous chaque pierre retournée. Il n’en demeure pas moins qu’elle reste une femme dans certaines de ses caractéristiques élémentaires. Et que c’est une très bonne chose. En poussant le raisonnement jusqu’à son extrême limite en ce qui concerne le concept d’indifférenciation, la totale indifférenciation serait absurde puisque ça reviendrait à dire qu’il n’y aurait absolument plus aucune différence entre un homme et une femme, il y aurait à la place une sorte de clone unique reproduit par on ne sait quelle machine. Et lorsqu’on réfléchit, puisque c’est sa fonction de philosophe, on s’aperçoit également bien vite qu’il est impossible de produire deux objets « totalement identiques », y compris pour les objets dits « fabriqués en série ». Donc le concept de totale indifférenciation ne correspond en fait pas à ce que nous montre l’expérimentation. Chaque objet possède donc des caractéristiques propres et différenciées, et dans le vivant c’est la même chose. Après cet exemple, je dis donc qu’il existera toujours une différence entre un homme et une femme, et que c’est grâce à cette différence que l’homme et la femme existent depuis les débuts de l’humanité. Le seul progrès possible est de mettre le plus d’éléments en commun, en ayant bien à l’esprit que « tout mettre en commun » est impossible et que ce projet conduit à une situation absurde et impossible. L’égalité totale des droits est déjà une bonne avancée. Cependant un congé maternité ne peut être attribué par exemple qu’à une femme car c’est elle qui porte l’enfant. On pourrait appliquer ce congé aussi à son compagnon dans un souci « d’égalité ». C’est une piste possible car la présence de l’autre dans cette situation est aussi très importante. Bref, on voit bien vite le très grand nombre de questions que soulève le concept de totale indifférenciation entre l’homme et la femme.

La « pulsion de savoir » dont parle Freud, dépasse largement la sexualité et le désir de « regarder sous les jupes des filles », pour ne prendre que cet exemple d’une totale absurdité. L’explication simpliste que propose Freud est probablement très éloignée des causes réelles qui poussent les humains à toujours chercher à comprendre et à explorer toujours plus loin le monde. Le vertige qui nous prend lorsque nous regardons les images collectées par les télescopes n’a absolument plus rien de genré, et donc de sexuel. Les petites histoires de libido et « d’objet sexuel » semblent bien ridicules lorsqu’on explore l’univers, les étoiles, les planètes, les trous noirs et bien d’autres objets cosmiques que nous ne savons pas interpréter. Les causes des comportements humains semblent d’une complexité bien plus grande lorsqu’on regarde le ciel. Il apparaît en effet que toute la matière est habitée par un perpétuel mouvement de transformation sans explication apparente, et que l’homme est également l’objet de ce processus. Et la sexualité serait en quelque sorte incluse dans cette grande transformation de la matière. Il est difficile de dire si l’être humain est le sommet de cette transformation et de cet agencement de la matière. Car il peut très bien exister dans l’univers une vie encore bien plus complexe que celle constituée par l’être humain. Même peut-être infiniment plus complexe et différente de celle qui existe sur Terre. Mais le simple fait de pouvoir en émettre l’hypothèse nous fait relativiser nos petites mesquineries humaines. Cela nous fait également prendre conscience, mieux que ne le fait Judith Butler, que l’homme et la femme doivent participer, ensemble et à égalité, à cette aventure qui est celle du monde vivant et en dépassant les notions de « troubles dans le genre ». Travailler sur ce sujet est du temps perdu qui produit plus de résistances et de mauvaises réactions que de réaliser de grandes choses. Pour reprendre cet exemple, Marie Curie n’écrivait pas de livres sur la théorie féministe. Elle a fait mieux en faisant s’émerveiller et s’incliner tous les « hommes » avec son acharnement et son génie. Les actes sont souvent plus convaincants que les théories de l’action. Une femme brillante trouvera toujours des hommes qui la soutiendront. Car le talent n’a pas de sexe.

Dans notre société actuelle où se diffuse un peu partout un système démocratique, les théories sur le féminisme sont totalement dépassées. Le droit de vote des femmes a été par exemple bien plus important et est antérieur à l’éclosion des théoriciennes du féminisme. Depuis, beaucoup de femmes ont réalisé une multitude de choses : elles ont créé des grands magazines, réalisé des grandes découvertes scientifiques, ont été des exploratrices, ont eu de nombreux prix Nobel (même si je considère que ce prix n’est pas forcément un gage de grande valeur intellectuelle) , et la liste serait longue à détailler. Dans le domaine de l’égalité homme/femme, rien ne remplace l’action sur le terrain du social, au lieu de tenter de faire « une théorie de l’égalité ». Présenter par exemple à un informaticien (lesquels sont encore majoritairement des hommes) un programme performant, et en ne se le faisant pas voler tout en le proposant, est un moyen de convaincre mille fois plus efficace que toutes les théories féministes. Réaliser un film comme Matrix (dont deux femmes sont les créatrices) est un autre exemple. Tout « homme » finit par s’incliner devant le talent créatif. C’est une redoutable façon de convaincre à laquelle les « hommes » finiront toujours, à un moment ou à un autre, à se rallier. La lutte n’est pas facile et commence dés l’enfance, avec « l’endoctrinement » de certains parents. Il y a aussi le poids très lourd des religions qui donnent une fausse vision de la femme. Les religions sont toutes « des histoires d’hommes », où les femmes sont représentées d’une manière bien précise. Il n’y a qu’à vérifier par l’observation ce qui se passe en ce moment avec le pape et tous les représentants de cette religion. Il n’y a aucune femme. Mais aussi dans toutes les religions. L’égalité passe donc, mais pas uniquement, par le fait d’être athée. Ne pas vouloir accepter cela de la part des femmes, c’est également nier de voir qu’il reste un dernier maillon de la longue chaîne qui maintient l’inégalité entre les hommes et les femmes. Par exemple les pays où la religion est prédominante, comme l’Inde (où il y a en plus un système de castes totalement inégalitaire et où également les femmes n’ont pas les mêmes droits que les hommes), les pays arabes, etc. Tout homme qui refuse les mêmes droits entre hommes et femmes, est aussi celui qui refusera un jour l’égalité des droits entres les différents « hommes ». Donc défendre l’égalité homme/femme c’est également se battre contre des tyrans en germe ou déjà en place. Rendre une « femme » esclave c’est exactement le même processus que de rendre un « homme » esclave, c’est la même conception de l’être humain. Les hommes qui réduisent les autres hommes en esclaves, se comportent de la même façon avec leur épouse. C’est donc important d’en prendre conscience. Il faut bien couper à un moment donné la boucle systémique des générations. Et ce n’est pas en « excluant » les hommes que l’on arrive à cet objectif. On arrive à cet objectif en déclenchant chez eux l’admiration pour une réalisation quelconque. C’est un moteur bien plus puissant et où les femmes se font de plus en plus d’alliés masculins. J’ouvre d’autre part une parenthèse; Judith Butler ne doit également pas oublier que le pays dans lequel elle vit a été habité avant elle par des indiens. Les américains ont malheureusement tendance à l’oublier, et à oublier aussi ce qu’ont fait ces hommes et ces femmes dits « américains ». Il n’était pas nécessaire de créer « des réserves » pour la population indienne qui était là avant eux. Des solutions moins radicales étaient possibles, autrement que par l’extermination des indiens. La compréhension et la conservation de leur culture, en la laissant évoluer à son propre rythme, sans imposer la force meurtrière aurait été possibles et aurait été aussi très bénéfiques. Sur un territoire aussi vaste que celui de l’Amérique du nord, il y avait largement la place pour une « cohabitation » et une vie commune avec les indiens, en essayant d’être complémentaires et en bénéficiant, de chaque côté, de la culture de l’autre sans ne rien imposer et en prenant en considération l’avis et les souhaits des indiens, comme il y a eu une vie commune avec ceux qui ont décidé de vivre aux États-Unis sans y être nés après la lutte sanglante avec ces indiens qui n’ont bénéficié, dans cet « échange culturel », que de très peu de choses réellement utiles et malheureusement aussi de l’alcool fabriqué par les colons et qui a fini par les dépraver. Bref, je ferme ici la parenthèse, je ne suis pas un fin connaisseur de toute l’histoire de l’Amérique du Nord. Mais je possède tout de même les connaissances de base, comme le rôle de Christophe Colomb dans la découverte de l’Amérique.

Toutes les femmes ne sont toutefois pas sur le même plan. Par exemple une Margaret Tatcher est bien différente d’une Ursula von der Leyen ou encore d’une Angéla Merkel ou, pour finir, d’une Georgia Méloni. Il y a des abysses entre ces différentes femmes qui ne pensent pas du tout la même chose et avec qui on est d’accord ou pas d’accord. Cependant leur point commun est qu’elles n’ont pas écrit de livres sur la théorie du féminisme. Et il en est de même pour de nombreuses autres femmes, notamment chez les artistes où les intellectuelles. Simone de Beauvoir n’a fait qu’écrire des réflexions sur la condition de la femme dans la société de son époque, et n’a rien fait d’autre. Elle a généralisé la domination de l’homme sur la femme sans prendre en considération par exemple l’histoire des reines dans les temps très anciens ou encore les sociétés matriarcales qui ont bien existé et qui doivent exister encore (je ne m’avance pas, je n’ai pas de référence précise sur ce point). Et certaines de ces femmes qui avaient un très grand pouvoir n’étaient pas toujours « meilleures » que les hommes. Si les hommes ne sont pas plus éclairés que les femmes, l’inverse est aussi vrai. Donc la dénonciation faite par Simone de Beauvoir correspond à une époque bien précise et une géographie également bien précise. Son regard n’est pas réellement « panoramique ». Elle fait par exemple des analogies avec l’araignée femelle qui est beaucoup plus grosse que le mâle et le mange. Mais une araignée n’est pas un être humain. Cette disproportion n’existe pas chez l’humain. Aussi faut-il regarder avant tout l’humain pour comprendre certaines choses. Le rapprochement avec les animaux est vite limité. L’homme est différent d’un animal, même s’il a des points communs au niveau des cellules biologiques et de son code génétique. L’humain est un être vivant qui se reproduit de façon sexuée. Ensuite les comportements des hommes et des femmes sont un autre sujet. Et ils sont beaucoup plus variés dans le temps et l’espace que la façon monolithique dont elle en parle. Elle aussi fait les mêmes erreurs que Judtith Butler. Il y a des réalités qui sont incontournables, comme le fait par exemple que c’est la femme qui met au monde un enfant et non pas l’homme. Donc à partir des réalités incontournables comme celle-ci, il faut voir ce qu’on peut modifier et faire évoluer dans ce qui est modifiable, comme les comportements, les droits, etc. Elle n’a pas parlé des femmes guerrières non plus. Quant à Judith Butler elle ne parle pas non plus des femmes qui sont par exemple dans la police et qui ont une arme. Mais pour revenir à Simone de Beauvoir, celle-ci critique avec virulence certaines réalités qui sont spécifiques à chaque sexe de l’être humain. Elle énumère juste des constats qui correspondent à une certaine période et à un certain lieu. C’est une « philosophe du genre » comme Judith Butler. Mais tout ce travail n’apporte en fait pas grand chose et n’est pas à brandir comme le petit livre rouge de Mao qui pensait lui aussi avoir l’explication à tout. Il n’y a rien de vraiment révolutionnaire dans tout ça. Il n’y a pas de quoi en faire « une idole »  comme ça a été le cas à son époque. Les pratiques sociales ont changé pour de très nombreuses raisons, mais certainement pas grâce aux théories du genre. Les inventions par exemple des ingénieurs (qui étaient au départ des hommes) et qui ont conçu des objets comme la machine à laver électrique et divers objets devenus ensuite très répandus, ont été plus importants pour modifier le comportement des gens. Et de nos jours les hommes aussi bien que les femmes utilisent la machine à laver. Et ce résultat comportemental a plus sa source dans le développement de la technique que dans les théories du genre. Elle n’a pas réfléchi sur des domaines aussi variés que l’épistémologie, les questions soulevées par la physique de son époque, bref, la liste serait interminable pour énumérer tous les champs de la connaissance où la philosophie peut donner un éclairage différent sur ces différents domaines. En ce sens, pour prendre l’exemple français, elle a été moins utile que Marie Curie qui, elle, a donné l’exemple » sans faire de théorie du genre en faisant progresser la physique.

Je conclurai donc en disant que le livre de Judith Butler Trouble dans le genre, est une démarche « stérile », dans tous les sens du terme, et que sa « réflexion philosophique », laquelle est bien souvent erronée, ne fait absolument rien progresser dans l’égalité homme/femme . Elle reste une actrice mineure qui a brassé beaucoup d’air, en ne produisant que du vent, et parfois même la tempête dans certains médias en proposant par exemple des théories philosophiques sur les transgenres alors que les sciences humaines sont encore confrontées sur ce sujet à quelque chose de totalement inexplicable. Les transgenres existant en outre depuis très longtemps dans l’histoire de l’humanité. Les transgenres existaient bien avant qu’on parle de « LGBT »! Dans un futur proche, plus aucune femme ne se souviendra d’elle et de son discours creux. Alors qu’on se souviendra beaucoup plus d’une femme comme Jeanne d’Arc. Ces femmes riront peut-être, lorsqu’elles verront le chemin parcouru sans écrire la moindre ligne sur la théorie féministe et du genre. Je souhaite donc une bonne continuation à Judith Butler dans son travail de « philosophe du genre » (je ne savais pas que cette spécialisation existait. Il y a la philosophie des sciences, la philosophie politique, la philosophie de l’histoire, etc. Mais la philosophie « du genre » m’était tout à fait inconnue et je ne pensais pas qu’on pouvait faire du genre une branche de la philosophie! Pourquoi pas. Peut-être existera-t-il un jour de nouvelles spécialités de la philosophie, comme par exemple « la philosophie de la machine à laver » (laquelle machine à laver relève plus de l’histoire des techniques) ou d’autres spécialisations. Tout est possible.) et aussi un grand succès auprès de ses étudiantes.

© Serge Muscat – avril 2025.

Ceux qui ne prennent jamais de congés

Dans une petite rue de Paris, sont alignés des commerces de restauration rapide, des marchands de sandwichs grecs, de crêpes et de choses de ce genre. La plupart de ces commerçants sont d’origine étrangère, mais le mot étranger a-t-il un sens ? Ne sommes-nous pas tous des sortes d’étrangers ? Ou alors encore les étrangers n’existent pas, car ils appartiennent tous à la même Terre sur laquelle des hommes viennent au monde dans un enfer produit par d’autres hommes.

Ces commerçants, donc, ne prennent jamais de vacances et font beaucoup d’heures durant tous les jours de la semaine, y compris le samedi et le dimanche. Ils ne sont pas très riches et la signification de leur existence réside dans le travail qu’ils font. J’ai beaucoup de mal à les comprendre, et même encore aujourd’hui ils restent assez mystérieux pour moi. Ils gagnent leur vie comme ils peuvent et ne sont pas des dirigeants de la Silicon Valley. Ils sont devenus des hyper sédentaires alors qu’ils ont encore la force physique de se déplacer, travaillant toute l’année dans leur petit commerce. Ils ont chacun leur personnalité et partagent néanmoins une culture commune. Car on ne peut échapper à la culture acquise pendant son enfance. On n’efface pas la mémoire et les souvenirs. De là proviennent probablement l’incompréhension et les conflits entre les hommes. Chacun vient forcément de quelque part. Et les pays ainsi que les classes sociales sont très hermétiques. Les plus hermétiques sont malheureusement bien souvent les plus intolérants et les moins curieux. De plus notre cerveau n’a pas la capacité d’absorber toutes les cultures présentes sur la planète, en plus de notre conditionnement opéré pendant notre enfance. Et les commerçants de cette petite rue n’échappent pas à cette règle, bien au contraire même, car ils ont pour la plupart fait très peu d’études dans leur pays d’origine et aussi dans le pays dans lequel ils ont choisi de vivre.

Face à toutes ces limitations plus ou moins inhérentes à l’homme, et qu’il sera très difficile de faire disparaître, la vie sur terre sera encore promise pendant très longtemps à la souffrance, souffrance causée à chacun par ses semblables. Et ce n’est pas le commerce mondial généralisé qui changera les choses, étant donné que celui-ci repose sur le capitalisme toujours plus débridé, où chacun rêve de s’enrichir toujours plus en exploitant d’autres gens. C’est là le revers et la face sombre de la liberté économique, même si elle comporte des bienfaits. Ces problèmes sont malheureusement insolubles, et personne n’a de réponses valables à proposer.

Je n’achète pas les sandwichs ou les crêpes proposés par ces petits commerçants car je suis du quartier. Ils font partie de ce grand tout qui est le commerce mondialisé, et ce sont la plupart du temps des jeunes de la banlieue et les touristes venus de très nombreux pays qui achètent leurs produits. Ces commerçants restent comme je l’ai dit un mystère que je réussirai peut-être un jour à élucider.

© Serge Muscat – avril 2025.

Gloire et mythe de l’intelligence artificielle

En cette année 2025, l’intelligence artificielle est dans toutes les bouches, et la plupart des médias en parlent également. L’homme est ainsi fait qu’il ne peut s’empêcher de pratiquer l’anthropomorphisme sur tout ce qu’il fabrique. Car cette intelligence artificielle n’a d’intelligence que le nom.

Ainsi fleurissent des programmes de plus en plus variés que l’on appelle IA. Ces programmes répondent à des questions simples qui ne font en aucun cas intervenir une réelle créativité. Machine à imiter et à traiter de l’information, l’IA n’est qu’une aide parmi d’autres, comme l’est par exemple un traitement de texte. Et il serait illusoire de lui demander plus qu’elle ne peut effectivement faire.

L’apprentissage, cette spécificité du vivant, et particulièrement chez l’homme, n’est pas encore une caractéristique des ordinateurs. Et comment serions-nous capables d’inventer une machine qui égale l’humain alors que l’homme reste encore une énigme totale concernant ses facultés d’adaptation et de cognition. Aussi l’anthropomorphisme est-il une bévue en ce qui concerne l’informatique. L’homme construit et construira pendant encore longtemps des machines différentes de lui-même et, de plus, mieux adaptées à différentes tâches. L’objectif n’est pas de remplacer l’homme par la machine, mais d’aider l’homme dans ses activités, sans qu’il y ait obligatoirement une substitution totale. L’IA n’est qu’un outil qui reste supervisé par les concepteurs et les utilisateurs. Aussi est-il nécessaire pour optimiser les machines et les logiciels d’être le plus transparent possible. L’IA n’est après tout qu’un système expert évolué. Opter pour l’opacité du système c’est participer à une mythologisation de l’ordinateur. Cette mythologisation se produit au bénéfice de l’entreprise qui réalise les programmes en faisant des profits. La plus grande clarté nécessite donc que les logiciels soient libres. On ne peut avoir une réelle confiance qu’avec des programmes dont tout le monde peut voir le code source au sens large, c’est-à-dire aussi les sources de l’information qui est transmise. Ce n’est malheureusement pas encore le cas pour toutes les IA.

Dès que ChatGPT fut opérationnel, des voix se sont élevées en disant que les élèves allaient tricher à l’aide de ce logiciel. Pour ce qui est des exercices à faire à la maison, les enseignants peuvent très bien intégrer dans leurs cours l’utilisation de ChatGPT et ainsi atténuer l’envie de tricher pour les exercices. D’une manière ou d’une autre, les élèves utiliseront l’IA pour avoir certaines réponses à leurs questions. Il est donc préférable de l’intégrer à l’enseignement. Quant à réaliser un mémoire ou une thèse à l’aide de ChatGPT, ce n’est là que pure mirage. Un professeur s’en apercevrait tout de suite. Pour la bonne et simple raison qu’une IA ne possède pas d’intelligence ; ce n’est qu’un programme réalisé par des informaticiens. ChatGPT ne défend pas un point de vue original à une question posée. Il ne fait que reprendre ce qui a déjà été écrit sur un sujet. En cela, ce n’est qu’une grosse encyclopédie et qui, de plus, fait des erreurs. Son seul atout est qu’il restitue rapidement une information.

Pour faire une recherche documentaire, par exemple obtenir des références bibliographiques, ChatGPT peut faire gagner du temps. Les réponses ne sont toutefois pas exhaustives ; elles permettront d’obtenir des pistes pour orienter la recherche. C’est uniquement à ce genre de tâche que l’IA peut s’avérer utile. Un ordinateur ne philosophe pas ; il ne faut donc pas attendre plus que ne le peut la machine.

Les concepteurs des IA essaieront de les rendre plus fiables, notamment en les spécialisant afin d’être plus exhaustives sur un domaine donné. Si le vivant est constitué d’organes spécialisés, nous pourrions faire de même avec les programmes concernant l’IA.

Nous sommes au tout début d’une nouvelle ère. Probablement construirons-nous des machines plus puissantes à l’avenir. Le seul écueil à éviter sera de ne pas remplacer nos anciens dieux par des ordinateurs, en ayant une pensée animiste. Et c’est malheureusement ce qui se produit actuellement

(© Serge Muscat – avril 2025)

Regard porté par François Jarrige sur les machines, dont l’IA est l’aboutissement actuel

Les machines soulèvent depuis leurs premières inventions de très nombreuses questions. Les médias « de masse » traitent malheureusement ces sujets avec bien souvent l’objectif de faire du journalisme sensationnel. François Jarrige, qui est historien, nous livre une réflexion pertinente et documentée sur l’histoire des machines en montrant ce dont les médias de masse ne parlent quasiment jamais. Ainsi il analyse « la face cachée » de l’informatique et ses mythes dans une conférence dont je vais donner le lien. La nouvelle mythologie de l’IA est par exemple décortiquée, une mythologie qui se répand un peu partout dans le monde. Voici donc le lien pour accéder à cette conférence, où vous pourrez trouver également la liste des ouvrages publiés par cet auteur: cliquer ici.

Le livre

Le livre est un objet étrange. Dans ce rectangle de papier, l’homme y dépose ce qui lui est spécifique, c’est-à-dire la faculté de parler. Ce qui fait que l’homme est homme, et non pas un autre animal, c’est la possibilité, pour lui, de parler et de fabriquer des outils. Une fois que l’on a bien « pris conscience » de ces deux seules aptitudes pour agir sur le monde, notre comportement pour traverser le cours de notre vie, même dans les activités les plus ordinaires, s’en trouve profondément modifié.

Le livre, donc, est une sorte de réceptacle de tout ce que peut dire l’homme, depuis ses débuts, lorsqu’il apprend à parler. Cette mémoire permanente de la parole que l’on place dans des rayonnages de bibliothèque ou que l’on empile sur une table, m’a toujours semblé un peu mystérieuse. Peu importe que l’on ne comprenne pas tout dans un livre. Du reste, comprendre tout ne veut rien dire. L’essentiel est la permanence, la pérennité de ces feuilles de papier qui conservent ce que les hommes disent. Partout, dans le monde, un livre est rangé quelque part, dans l’attente qu’un lecteur vienne l’ouvrir et le lire. Si ce n’est pas dans un instant proche, cela sera le mois prochain ou dans cinq ans, ou encore beaucoup plus tard. Cette capacité de patienter, d’attendre et de s’accorder avec le désir et la volonté d’un lecteur à venir, sont ce qui fait toute sa force.

Il y a toujours à découvrir sur la seule chose que possède l’homme, c’est-à-dire la parole, et qui est déposée sur un support comme le papier. Même en ce XXIe siècle où l’ordinateur est devenu indispensable dans notre vie quotidienne, le livre est toujours cet objet privilégié qui conserve la parole des hommes. Tel un phare dans une grande tempête, il guide les individus qui s’égarent sur l’océan du devenir.

Un livre dépasse beaucoup plus ce que dit son auteur. Il est la trace laissée par toute l’humanité. Car l’auteur, bien qu’exprimant une parole personnelle et singulière, est en même temps le témoin du spectacle du monde et de toutes les paroles prononcées au cours d’une vie et aussi écrites sur divers supports. Il est aussi porteur, par le biais de la langue qu’il utilise, d’une partie de l’histoire de l’humanité. Il est la preuve de son évolution et, également, de ses errements.

Bien entendu la parole ne peut pas communiquer les sensations qu’éprouvent les hommes. Parler d’un frisson ou de l’angoisse ne peut pas faire percevoir ces deux sensations. C’est là la limite de la communication entre les individus et les générations successives. Cependant tous ont au moins une fois eu un frisson ou ont senti un moment d’angoisse. Ce qui fait que la parole n’échoue pas totalement, même pour exprimer ce que nous ressentons. Bien qu’imparfaite, elle nous permet tout de même de réaliser un grand nombre de choses en commun. Et le livre est cet objet dans lequel nous déposons toutes ces choses, en attendant patiemment.

L’animal humain est en fait très démuni. Il n’a que la parole et la main avec laquelle il fabrique des outils. Et avec ces deux éléments, il a tout de même réussi à créer des civilisations diverses. A force d’acharnement, il a su compenser ses modestes moyens donnés par la nature. Et la parole fait partie de ces moyens. Une parole que l’on utilise dans toutes les activités humaines et dont le livre est la mémoire.

A chaque moment de la vie, il y a des livres différents qui nous accompagnent. Lorsque nous en délaissons certains au fil du temps pour diverses raisons, nous en reprenons néanmoins d’autres plus en accord avec l’évolution de notre pensée et de la compréhension de ce qui nous entoure. Tout homme possède de nos jours au moins quelques livres, même pour les plus modestes. L’écriture, qui autrefois était réservée aux clercs, est à présent acquise par tous. Ce qui est un énorme progrès pour la civilisation. Toutes les langues du monde, aussi variées qu’elles soient, ont fini par être adaptées à un système d’écriture. Depuis l’invention de l’imprimerie, le livre est donc devenu un objet universel capable de conserver et de diffuser toutes les paroles des hommes. Ce fait, à présent banal, est pourtant d’une importance capitale. Et l’informatique repose sur ce fondement qu’est l’écriture sous toutes ses formes pour ses conceptions et ses réalisations.

Aussi le livre, bien qu’étant un objet assez ancien, est également très moderne et d’actualité. Il s’adapte au fil du temps, en devenant par exemple plus petit dans ses dimensions, mais il est toujours présent, et même de plus en plus présent, aux côtés de nos ordinateurs qui caractérisent ce XXIe siècle. Il accompagne nos médias électroniques évolués et complexes . Quant à savoir si le livre existera encore dans plusieurs siècles, je n’ai malheureusement pas la réponse.

© Serge Muscat – avril 2025.

Les romanciers, les nouvellistes et l’intrigue

Il ne semble plus possible aujourd’hui, pour les romanciers et les nouvellistes, d’écrire autre chose que des fictions à intrigue. Cette dernière est devenue dans bien des cas le ressort principal du succès des auteurs de littérature romanesque. La vie quotidienne étant bien souvent d’une banalité profonde pour ceux qui ne savent pas la regarder et la décrypter dans ses moindres détails, nombre de lecteurs ont besoin d’une intrigue pour ne pas bâiller une fois arrivés à la dixième ou la vingtième page, et même avant lorsqu’il s’agit d’une nouvelle.

La littérature reposant depuis bien longtemps sur le procédé du miroir «  plus ou moins déformant » de la réalité, est-il vraiment nécessaire d’inventer des situations alambiquées pour avoir quelque chose à dire ? La vie et son cortège de malheurs et de souffrances et aussi, plus rarement, de grandes joies, ne ressemblent en rien à ces intrigues toujours plus complexes inventées par les auteurs, comme un acrobate de cirque invente des numéros toujours plus époustouflants au risque de sa vie pour faire saliver le public.

Les romans et les nouvelles sans intrigue deviennent aussi rares que les métaux précieux. De ce fait, je suis souvent déçu par la littérature actuelle qui n’a que le mot « thriller » à la bouche. Il reste heureusement des auteurs comme Annie Ernaux qui n’ont pas besoin de créer une multitude de rebondissements imbriqués les uns dans les autres jusqu’à ressembler à une narration en plat de spaghettis dont, par ailleurs, beaucoup de lecteurs se délectent. Cependant cette littérature sans intrigue autre que celle de la vie devient plus rare. Si je me souviens bien, Fernando Pessoa écrivait qu’il préférait se frotter les yeux avec du sable plutôt que de lire un roman à intrigue. J’ai donc au moins la consolation que cet écrivain et d’autres partagent mon point de vue.

Les journalistes actuels pensent bien souvent pimenter leurs articles sur les romans en précisant que tel ou tel livre est un « thriller », et par conséquent qu’il vaut la peine d’être lu. Cela devient presque un label, comme il y en a sur les poulets vendus au supermarché. Pour ma part cette mention plus ou moins mise en avant dans la présentation des romans me permet de savoir immédiatement ce que je ne lirai pas et qui est sans aucun intérêt. Je remercie donc les journalistes de me mâcher le travail de sélection, lesquels s’imaginent vanter les vertus de ce genre de littérature. Celle-ci ne m’émeut pas et ne franchit pas la frontière qui sépare ma raison de ma sensibilité.

J’ai toujours détesté les fleurs artificielles et les détesterai probablement jusqu’à mon dernier souffle, même si de grands progrès seront faits pour les rendre plus « vraisemblables ».

© Serge Muscat – avril 2025.

Réflexions sur l’évolution de l’individualisme et sur les nouveaux médias

Lorsque nous lisons les livres de Gilles Lipovetsky, un thème récurent est abordé : le développement de l’individualisme dans nos sociétés actuelles. L’auteur traite cette question avec, « dans la voix », des accents de tristesse et surtout de regret. Je ne vois pourtant pas en quoi l’individualisme serait plus néfaste que, par exemple, un comportement collectiviste. Dans son livre « L’écran global » (publié aux éditions du Seuil), il parle par exemple de ces gens qui, autrefois, regardaient la télévision en famille, alors que de nos jours chacun s’occupe d’une manière plus individualisée. Il me semble au contraire, pour parler seulement de la télévision, que « le même programme pour tous », ou bien souvent, pour un très grand nombre de personnes en même temps, conduit à une pensée stérile et à des comportements stéréotypés. Lorsqu’il traite du monde « écranique » qui est devenu le notre, je ne suis toutefois pas pessimiste concernant son évolution. Il y a bien entendu beaucoup trop de gens qui « gaspillent » leur temps en regardant des films de fiction qui ne leur permettent jamais, pour ne prendre que cet exemple, de s’exprimer correctement dans une langue et à l’écrit, de développer également un esprit critique que seuls l’écrit et le livre permettent. L’informatique et les réseaux, s’ils peuvent être néfastes en incitant à regarder toujours plus de fictions, dans une surabondance qui semble sans limite, permettent en même temps la diffusion d’une pensée critique, en facilitant par exemple l’achat en ligne de livres et de revues qui, eux, travaillent sur un temps plus long que l’immédiateté de la télévision, laquelle ne peut pas non plus entrer dans les détails ni traiter de « tous les sujets ».

Ainsi pour un prix modique, le lecteur peut commander en ligne un livre au format de poche d’un clic de souris et accéder à une information ou à une œuvre qui lui permettra d’échapper à la télévision et à son caractère excessivement superficiel et simplificateur, tout en ne traitant aussi qu’une partie incroyablement infime du savoir humain. La télévision ne propose la plupart du temps que trois choses : les films de fiction, l’actualité politique et le sport, les autres sujets restant mis en arrière plan. Le jour où il sera par exemple présentée une émission sur la sociolinguistique ou sur d’autres domaines qui ne passionnent pas les foules, probablement la fin du monde sera-t-elle proche !

Pour revenir sur le sujet de l’individualisme souvent évoqué par Gilles Lipovetsky, je pense pour ma part que ce changement est plutôt bénéfique par rapport à « l’esprit de masse » qui fut le lot des années 60 et 70, où n’existaient que quelques chaînes de télévision pour toute la population et où également l’enseignement supérieur était encore réservé à une faible fraction de la population. Cet esprit de masse n’a toutefois pas disparu de nos jours, comme en témoigne le succès de nombreuses séries télévisées regardées par des millions de téléspectateurs. Cependant la pensée et la structure en rhizomes dont parlait Gilles Deleuze progressent avec l’essor de l’informatique et des réseaux, ainsi qu’avec le développement de la « micro édition » rendue possible avec l’ordinateur individuel. Et même si ces ordinateurs sont fabriqués par seulement quelques entreprises dans le monde (ce qui changera peut-être par la suite), il n’en demeure pas moins qu’ils permettent également de communiquer une pensée plurielle et diversifiée, qui s’écarte de l’esprit de troupeau qui caractérisait la période des premiers médias électroniques, mais aussi de la presse du 19e siècle qui diffusait à des millions d’exemplaires certains journaux, même s’il existait un très grand nombre de titres tirés à de faibles exemplaires. Si aujourd’hui l’édition est concentrée entre les mains de quelques grands groupes, il reste néanmoins une place non négligeable pour les petits éditeurs. Ceux-ci ont toujours existé et existeront probablement encore pendant très longtemps, du moins tant qu’existeront des sociétés démocratiques.

Il est bon de ne pas oublier que les premiers acteurs de l’informatique et des réseaux étaient à l’origine de fervents défenseurs de la pensée plurielle, même si cela a rapidement changé avec les « réseaux sociaux ». Cependant la toile tissée avec Internet reste encore assez libre et chacun possède encore le choix de ne pas fréquenter ces « réseaux sociaux » et d’utiliser le web comme il l’était au départ, c’est-à-dire sans ces réseaux sociaux destinés, pour la plupart du temps, à faire gagner de l’argent à leurs propriétaires et à favoriser cet esprit de masse.

Telle une pièce de monnaie, la liberté comporte deux faces. C’est à chacun de choisir la face qui lui semble la meilleure et la plus propice à la réflexion.

© Serge Muscat – avril 2025.

Vive les vacances!

Les vacances approchent. Aussi je n’ai pas trouvé mieux que de lire un livre qui n’est pas tout récent mais qui reste tout de même d’actualité. Je veux parler du livre d’Alain Paucard intitulé : Le cauchemar des vacances, publié en 1993 aux éditions l’Age d’Homme.

Ce petit livre de 85 pages résume parfaitement la société des loisirs dans laquelle nous vivons. L’auteur y dépeint avec lucidité la frénésie touristique, qui de nos jours est encore aggravée, avec des individus qui courent dans tous les sens en photographiant tout et n’importe quoi, la seule satisfaction étant d’entendre le clic de l’appareil photo. Les activités les plus répandues des touristes sont passées en revue : les visites guidées, le bain de soleil sur la plage, le sport, les agences de voyages, bref, toutes ces distractions dont je parle également dans certains de mes textes, et qui de nos jours ont été multipliées par dix.

Ce livre où l’auteur ne mâche pas ses mots a été, à sa lecture, une bouffée d’oxygène dans un monde où cet élément chimique risque de devenir rare pour les années à venir. Alain Paucard a osé dire tout haut ce que certains ne font que chuchoter par crainte de déranger les conventions et le commerce ambiant. Cet ouvrage pourra servir de vaccin à ceux qui partiront en vacances dans les pays tropicaux ou d’autres endroits où il fait très chaud. Ces 85 pages seront probablement plus efficaces qu’une seringue enfoncée dans le bras par une infirmière ou une pharmacienne. Vous serez protégé ainsi de cette agitation qui caractérise tous les touristes avides de tout manger des yeux, en ne digérant malheureusement rien, et même parfois en vomissant.

Vous trouverez facilement ce livre sur des sites de vente en ligne qu’il n’est pas besoin de mentionner tellement ils sont connus de tous. J’espère que la piqûre ne vous fera pas trop mal et que vous ne serez pas pris de vertiges, comme cela se produit parfois avec certains vaccins

Phrase entendue de la part d’une infirmière

« L’université est devenue une véritable poubelle ». Phrase anodine à laquelle nous pourrions ne pas faire attention. Pourtant si l’université est devenue une véritable poubelle, c’est qu’elle contient des ordures. Et ces ordures sont en quelque sorte ceux qui auparavant ne se trouvaient pas dans l’université, c’est-à-dire « la masse », avec la généralisation de l’accès aux études supérieures. Donc la masse est en quelque sorte une ordure, identique aux ordures ménagères dont on cherche à se débarrasser. Quel va être le comportement de cette infirmière lorsqu’elle devra soigner une personne qui fait partie, d’après ce qu’elle dit, des ordures ? Cette infirmière, de plus, travaillait dans un hôpital un peu particulier qui était un hôpital psychiatrique, c’est-à-dire un lieu où les gens ont apparemment « perdu la raison ». Que va-t-elle dire lorsqu’elle se trouvera confrontée à « une ordure » qu’elle devra soigner ? Sera-t-elle réellement neutre ? Pratiquera-t-elle exactement les mêmes soins à ceux qui sont « des ordures » et ceux qui ne sont pas des ordures, c’est-à-dire ceux qui accédaient à l’université avant « l’éducation de masse » ? Je n’ai pas les réponses à ces questions. Cependant cette simple constatation, qui est d’une certaine manière une sorte de micro-sociologie de la vie quotidienne, nous permet de prendre conscience que tout n’est pas aussi simple que voudrait nous le faire croire les grandes théories généralisantes qui oublient trop souvent de regarder les « détails ». Ainsi « l’infirmière » du point de vue du concept général que l’on entend par ce mot n’existe pas. Il y a « des » infirmières, avec un gouffre abyssal entre chacune de ces personnes qui font au premier abord le même travail. Et le rôle, de par exemple la littérature, est de montrer cette réalité qui semble ne pas rentrer dans les théories générales qui sont la plupart du temps imparfaites. On pourrait presque dire que l’on choisit la littérature lorsqu’on a été déçu de toutes les sciences humaines, lesquelles tentent de produire des théories générales sur l’homme sans regarder celui-ci dans son unicité.

Avec Microsoft, la première dose est gratuite…

C’est sur la naïveté et l’ignorance de l’utilisateur que repose le succès de Bill Gates. Cette ignorance est légitime étant donné que l’informatique n’est que très peu enseignée dans l’enseignement secondaire. Nous entendons par enseignement les principes fondamentaux de la programmation informatique. Microsoft utilise cette ignorance de la population pour régner en maître sur la vente de ses logiciels. Les plus inconditionnels des produits Microsoft étant aussi bien souvent ceux qui connaissent le moins de choses en informatique. Pour eux, ils cliquent sur une icône et ça fonctionne ; cela ne va pas plus loin dans leur réflexion. Quant à savoir si c’est un logiciel privateur ou bien un logiciel libre, cela fait partie du dernier de leurs soucis. Et c’est sur ce point principal que joue Microsoft.

Pour l’utilisateur lambda, logiciel libre signifie logiciel gratuit. Ce qui est une double erreur car il y a de nombreux logiciels gratuits qui ne sont pas libres ; et deuxièmement les utilisateurs de logiciels libres font des dons financiers où chacun donne selon son souhait et ses moyens aux développeurs qui réalisent et maintiennent ces logiciels. Malgré les efforts d’information des associations et des fondations qui œuvrent pour le logiciel libre, Microsoft compte bien sur l’ignorance de la population pour pérenniser son empire. Et les établissements d’éducation et de formation « ne donnent pas l’exemple » étant donné que l’Education nationale passe de très gros contrats avec Microsoft pour installer ses produits. Comment, dans ces conditions, faire de la résistance pour accéder à plus de liberté et d’autonomie ? Il ne faut toutefois pas se décourager et livrer sans relâche la guerre contre le logiciel privateur, comme le dit Richard Stallman. Le vent de l’histoire finira bien par tourner

LES POÈTES FACE A LEUR ORDINATEUR

Ce XXIe siècle est bien singulier. Radicalement différent des autres, les poètes mènent cependant une vie aussi rude que celle des périodes passées. Siècle de l’informatique, toute activité d’écriture passe désormais par l’ordinateur. Cet objet est devenu incontournable, comme l’était la plume au XIXe siècle. Ainsi nous mettons nos souffrances, nos doutes, nos illusions mais aussi nos espoirs qui nous font croire que demain sera meilleur alors que tout nous montre le contraire, nous écrivons toutes ces contradictions à l’aide d’un logiciel de traitement de texte, lui aussi programmé par des êtres se disant que « la vraie vie » est celle passée devant l’écran de ces machines qui promettent la richesse, la gloire et de nombreuses choses dont rêvent les hommes en voulant être heureux.

Les poètes et les romanciers deviennent donc, un peu malgré eux, également des informaticiens en maîtrisant plus ou moins les codes et les langages de cet ordinateur que chacun possède pour pouvoir vivre et même survivre au quotidien. Cette machine a un caractère presque messianique et les poètes tentent de l’apprivoiser pour réussir à exprimer ce qu’ils ont vu et entendu tout au long de la vie qu’ils traversent bien souvent d’une manière différente de ceux qui se contentent simplement d’éprouver chaque instant sans ressentir la nécessité impérieuse de symboliser par des mots l’expérience traversée.

Les poètes et les romanciers sont dans bien des cas des individus qui ont la chair à vif, et qui voient derrière la fausse évidence de ce qui se présente à eux. Ils le perçoivent avec une telle intensité, aussi bien pour le malheur que pour la joie, qu’ils leur faut l’écrire, comme pour se rassurer que tout cela était bien vrai, tout en partageant avec le lecteur cette réalité qu’ils pensent être importante. Car avant d’écrire, ces personnes ont aussi une façon particulière de traverser l’existence. Ils ne la traversent par exemple pas de la même façon que les informaticiens, dont certains sont très célèbres, qui, eux, éprouvent une grande satisfaction lorsqu’un programme fonctionne correctement, tout en ayant aussi des loisirs totalement différents de ceux des poètes et des romanciers. Ces derniers « rencontrent » les informaticiens par le biais de cette machine logique posée sur leur bureau, mais leur système de pensée et la manière d’appréhender la vie sont totalement divergents. Les uns voient dans cet outil un moyen alors que les autres y voient une fin.

Comme l’écrivait un professeur de littérature, « sale temps pour les poètes ». Pour ceux qui ne perçoivent pas le monde et la vie comme ceux qui sont simplement à l’intérieur de leurs actions, sans avoir un regard surplombant sur chaque situation qu’ils vivent ou qu’ils observent. Ce que perçoivent ces personnes ne prend pas des proportions démesurées et ils chassent ces pensées d’un geste vague de la main. Ce ne sont pour eux que des épiphénomènes sans aucune importance, qu’ils oublient bien vite en réalisant diverses activités. Même s’ils apprécient parfois de lire un roman ou de la poésie, ils considèrent qu’en écrire eux-mêmes est tout à fait superflu et déplacé, et préfèrent faire une partie de tennis, bricoler ou bien d’autres choses encore. Ils sont « dans une autre réalité », qui change quelquefois en avançant dans l’âge.

J’ai entendu un jour un technicien en électronique qui s’exprimait en ces termes à propos des livres : « Je lis utile ». Mais chacun a une compréhension différente de ce qui est « utile ». Et en regardant de plus près, tous les livres sont utiles. Ils aident également parfois à mieux comprendre le caractère mystérieux de l’existence ; aussi bien pour ceux qui les écrivent que pour ceux qui les lisent, les deux catégories étant parfois réunies en un seul et même individu.

Je ne sais pas s’il y aura encore des poètes parmi ceux qui réussiront dans un futur incertain à vivre sur la Lune ou sur Mars. Il est cependant probable que les hommes et les femmes qui vivront durant un temps assez prolongé se poseront les mêmes questions et auront les mêmes besoins que ceux et celles qui vivent sur Terre. Le papier ne sera peut-être plus utilisé mais les futurs habitants de ces astres, du moins pour une partie d’entre eux, trouveront encore du sens à lire un poème en prose ou une nouvelle. Et il fera également « un sale temps pour les poètes », lesquels ont traversé toute l’histoire sous un ciel perpétuellement sombre et orageux.

© Serge Muscat – avril 2025.

Etre en mouvement pour ne pas voir le réel

La meilleure façon d’être optimiste est d’être perpétuellement en mouvement. Les utopies positives germent bien souvent dans l’esprit des hommes qui voyagent.

Ainsi, dans chaque nouveau lieu où l’on arrive, comme par exemple lors d’un déménagement, nous percevons seulement l’épiderme de la réalité en ne nous souciant pas de toute la machinerie qui se trouve dessous. Et c’est au fil des jours, des mois et des années que l’on découvre progressivement un réel différent. Ceux qui ont le goût du voyage sont, quelque part, des hommes qui croient en une humanité meilleure que ce qu’elle est. Et pour confirmer leur croyance, ils arpentent sans cesse de nouveaux endroits en se laissant prendre au piège de l’émerveillement.

Dieu est dans les détails, a-t-on écrit. Dans les détails se trouve également l’horreur. Le cauchemar de la vie commence à partir du moment où l’on commence à regarder le monde avec une loupe.

Dès la naissance, l’homme pousse des cris de terreur en percevant indistinctement ce qui l’attend. Il commence ensuite à explorer le monde qui l’entoure pour ne pas voir le sordide de l’existence.

Comme le défilement des images fixes procure l’illusion du mouvement avec le cinéma, le voyage donne l’illusion que le monde n’est pas ce qu’il est. Traverser la vie comme dans un train permet de ne pas voir tout en regardant ce qui se passe derrière la vitre.

La plus grande souffrance que l’on puisse infliger à un homme est de l’empêcher de se déplacer, de se mouvoir. Car immobiliser un homme revient à lui ôter toute illusion sur l’existence, à lui faire percevoir l’absurdité de la condition d’être vivant. C’est aussi pour cette raison que les individus aiment sortir de chez eux, depuis la simple promenade dans la ville où ils vont prendre un verre quelque part, aller voir un film au cinéma ou mille autres sorties du même genre, jusqu’au voyage pour prendre, comme ils disent, « des vacances ». Puis un jour ils s’aperçoivent, souvent lorsqu’ils ont un âge avancé, qu’ils n’ont fait que se fuir eux-mêmes, tout en ne voulant pas voir la réalité des choses, qu’ils commencent tout doucement à percevoir, lorsque leur jeunesse se trouve éloignée et qu’ils s’approchent d’une autre vérité. Certains découvrent ce qui se dissimule derrière l’apparente joie de vivre à vingt ans, d’autres à trente ans ou plus tard, beaucoup plus tard. Mais presque tous font cette découverte avant de mourir. Ceux qui entraperçoivent entre vingt et trente ans le non-sens de tout ce qu’ils entreprennent tout en n’y croyant pas vraiment, en réalisant des activités sur lesquelles ils réfléchissent à certains moments avec un doute profond, prennent des chemins chaotiques et désordonnés. Pour les autres, la vie leur semble d’une « évidence » parfaite et ils exercent durant quarante ans le même métier, ont des enfants et prennent leur retraite au bord de la mer ou ailleurs. Mais vient le jour, tôt ou tard, où ils prennent alors conscience qu’ils n’ont fait que travailler pour survivre, ou parfois aussi pour s’enrichir, et non pour se réaliser dans un emploi comme ils le disent souvent, et que de nombreuses des activités humaines sont absurdes ou inutiles. Faire du ski, du saut en parachute, assister à une course de voitures, jouer à des jeux vidéo jusqu’à l’âge de quarante ans, perdre du temps à discuter de choses futiles pendant des heures dans des réunions diverses ou amicales où chacun se trouve en fait seul bien que parlant avec les autres, et qui n’est en fait qu’une manière de ne pas accepter ce qu’ils pressentent réellement, lorsqu’ils disent par exemple « ça m’évite de penser » ; toute cette myriade d’activités réalisées pendant le week-end, le soir lorsqu’ils rentrent du travail ou pendant les congés payés, en regardant la télévision, en bricolant, en jouant à des jeux de société, en s’occupant de leurs enfants qui très souvent les déçoivent lorsqu’ils deviennent adultes en ne pensant pas du tout comme eux, perdent un jour la signification qu’ils pensaient que tout cela semblait avoir. Ce n’est qu’une question de temps. Si ça ne se produit pas à trente ans, cela se produit à quarante ans ou plus tard, lorsqu’ils sont à la retraite et qu’ils sont libérés du travail en n’ayant plus à gagner leur vie. Et ils n’éprouvent alors plus le besoin d’être en mouvement, d’aller voir ailleurs ce que d’autres personnes font, et qui la plupart du temps sont arrivées aux mêmes conclusions qu’eux bien qu’étant situées à des milliers de kilomètres. Ils ne vont plus également dans cette machine à illusions qu’est le cinéma, lequel a besoin de sommes d’argent parfois pharaoniques pour fabriquer des fictions médiocres et qui doivent également être rentables. Ils cessent alors de s’agiter et d’être perpétuellement en mouvement en se perdant dans des distractions douteuses et dont ils s’aperçoivent qu’elle n’ont aucun sens. Ils essaient de continuer à vivre, car il faut bien laisser le temps biologique se réaliser, en ayant toutefois les yeux cette fois-ci bien ouverts sur ce que propose la vie sociale et les multiples activités des hommes. Ils entreprennent d’autres activités qu’ils n’ont par exemple pas pu réaliser parce qu’ils étaient obligés de faire n’importe quel travail pour gagner leur vie. Chacun a une horloge qui sonne à des heures très différentes de la vie. La seule certitude est que l’horloge sonne un jour; et qu’elle finit également par s’arrêter.

© Serge Muscat – avril 2025.

Le professeur de littérature germaniste

Toujours vêtu de costumes à rayures impeccables avec des chemises blanches à col ouvert, il semblait venir d’un autre monde. Il ne correspondait pas au style répandu dans l’université où il enseignait. Ses cheveux assez longs ne demeuraient plus en correspondance avec la mode ambiante de son époque. Les années 70 étaient assez éloignées et l’on sentait chez lui son appartenance à cette période de la société. Lors du premier cours auquel j’avais assisté, après avoir pénétré dans la salle, il était resté un long moment sans rien dire, avec un comportement dénotant l’embarras. C’était un peu comme s’il se demandait ce qu’il faisait là, dans cette salle étroite et bondée d’étudiants de tous les âges. Cet homme m’intriguait ; il n’était pas comme les autres professeurs. On sentait chez lui comme un certain mal de vivre, une sorte d’inquiétude inscrite dans les tréfonds de son être. Le silence se prolongea, puis il finit par prendre la parole. Il commença par nous parler du dadaïsme et du surréalisme, avec une voix légèrement teintée de mélancolie. Il paraissait ne pas vraiment croire à ce qu’il disait, et les aventures du mouvement surréaliste semblaient être, dans ses propos, comme des distractions d’artistes coupées de la réalité sociale. On sentait qu’il n’était pas totalement convaincu par les expérimentations d’André Breton et que tout ça n’était qu’une sorte d’activité d’écrivains qui trompaient l’ennui en s’amusant comme des enfants.

Tout au long de son exposé, il faisait des gestes avec les bras qui étaient en dissonance avec ce qu’il essayait de dire. Il nous parlait du surréalisme parce qu’il fallait bien mentionner ce mouvement littéraire et artistique qui avait marqué l’histoire des créations, mais on percevait qu’au fond de lui quelque chose d’autre le préoccupait beaucoup plus. Ces amusements intellectuels n’entraient pas en résonance avec cette conscience tragique qui émanait de sa personne. Il paraissait en fait, alors que je l’observais attentivement, être revenu de tout et ne plus croire en rien, et surtout ne pas croire à ce qu’il exprimait en retraçant l’histoire du surréalisme. Dans cette salle, il vivait en quelque sorte par procuration l’aventure d’écrivains et de plasticiens qui s’étaient amusés tels des adolescents pour tromper l’absurdité et la douleur d’être au monde. Le surréalisme ne donnait pas à mieux voir et comprendre le réel, il cherchait au contraire à s’en éloigner le plus loin possible en présentant de faux paradoxes qui évitaient soigneusement de faire face aux véritables contradictions de la vie, avec son lot d’ennui, de désespoir et de mirages surgissant dans la conscience de tous les hommes, au moment où ils s’y attendaient le moins, dans la plupart de leurs activités frénétiques.

Je revis ce professeur en le croisant un jour dans la rue, en plein centre-ville. Toujours habillé d’un costume élégant, il marchait les mains dans les poches avec, sur le visage, l’expression d’un homme égaré et seul, comme perdu dans l’existence, cette existence qu’il tentait de nous expliquer, dans ses cours, par le bais des auteurs surréalistes et d’une multitude d’autres écrivains, comme par exemple Walter Benjamin qu’il affectionnait particulièrement et dont il nous dépeignait la vie tragique.

Quelques années plus tard ce professeur décéda d’un cancer. Je fus affecté lorsque j’appris sa mort. Avant de s’éteindre, il avait écrit quelques pages sur son lit d’hôpital. Ces textes furent publiés. Dans cette mince plaquette il n’était plus question de théories littéraires ou de littérature tout court. Il parlait de choses simples et ordinaires de sa vie à l’hôpital. Il s’accrochait comme tous les hommes aux derniers instants de l’existence, en voulant témoigner, sur des feuilles griffonnées à la hâte, de cette absurdité et de l’espoir qui traversent l’espèce humaine. Ce professeur s’appelait Jean-Michel Palmier.

© Serge Muscat – mai 2025.

Considérations sur l’hypermodernité

Depuis le passage de la postmodernité à l’hypermodernité, des changements importants ont eu lieu, tant au niveau technique qu’au niveau social. Le développement de la technique a profondément modifié nos pratiques sociales, notamment avec une pluralité toujours croissante de nos moyens de télécommunication. Dans cet univers surmédiatisé les rapports et les liens sociaux se sont modifiés en privilégiant les liens faibles. Les liens sont devenus plus superficiels et l’on surfe avec nos relations amicales comme on surfe sur le web. Époque de la glisse existentielle, nous nouons des liens sans nous attacher aux êtres. D’où cette sensation de solitude que nous ressentons parfois parmi un groupe d’amis. Comme l’a déjà remarqué Gilles Lipovetsky1 dans les années 1980, la poussée de l’individualisme est le moteur de notre nouvelle ère liquide chère à Zygmunt Bauman2.

La multiplication des réseaux sociaux qui ne font que véhiculer une parole creuse, sans le moindre recul et sans la moindre analyse, fait que les internautes peinent à trouver du sens derrière leurs écrans. Porté par un immense narcissisme, chacun se met en scène avec des photos et des vidéos, dans un théâtre électronique où un like correspond à un applaudissement. Changement de peau et changement de mots pour jouer au maître dans un amphithéâtre de la taille de la planète. Telle est la loi des réseaux sociaux et de leur diffusion mondiale.

La culture psy et les marchands de bien-être

Sur le terreau du narcissisme pousse la culture psy qui promet de devenir maître de soi-même et de manipuler autrui pour arriver à ses fins. L’analyse transactionnelle et la psychologie du Moi sont déclinées sous toutes les variantes afin d’avoir prise sur l’autre. Apprendre à connaître les individus et les décrypter, tel un passage au scanner, pour mieux prévoir leurs actions, telle est la promesse de ces livres de vulgarisation concernant la psychologie de bazar. Reprendre sa vie en main au lieu de la subir. Un programme mirifique qui fait saliver tous les lecteurs désabusés de Cioran. Avoir du pouvoir sur les autres, tel est le rêve de tous les participants à la servitude volontaire.

Cette cure de psychologie s’accompagne également de séances de méditations diverses, de fitness et autres activités physiques afin de devenir fier de son corps et d’en imposer par sa seule présence face à des interlocuteurs. Tout est bon dans la course à la domination. Pour les plus perspicaces il y aura la pratique d’un sport de combat qui donne la sensation qu’une simple phrase est un véritable coup de poing en travers de la figure. Ces marchands de bien-être vous proposent tout sur un plateau : un psychisme à toute épreuve dans un corps d’athlète.

La glisse sur la vie liquide

Comme le remarque Zygmunt Bauman, dans une société où la mobilité est devenue le nouveau paradigme, tout bouge rapidement sans que ne résiste la moindre attache. L’individu glisse sur le social d’une manière détachée, sans n’avoir plus vraiment d’amis véritables et sans même avoir un emploi fixe. Chacun file sur sa trottinette électrique dans les méandres des villes sans que rien ne semble pouvoir nous arrêter.

Le progrès avance inexorablement sans que nous sachions très bien ce que nous prépare le futur. Le XXIe siècle sera le siècle de l’informatique et de la conquête de Mars nous disent certains futurologues. Le transhumanisme sera la nouvelle religion qui décuplera la puissance de l’homme. On fera la chasse aux poètes à grand renfort d’intelligence artificielle, et l’homme sera battu à tous les jeux contre l’ordinateur. Ère du métavers, nous ne nous satisfaisons plus du réel brut. Notre imaginaire déborde dans les mondes virtuels, encerclés que nous sommes par l’insalubrité de la réalité. Nous replantons des arbres dans le béton, conscients que la nature et l’homme ne font qu’un.

Coincés entre Matrix et Terminator, nous ne savons plus quelle voie prendre. Nous étouffons et manquons d’espace pour déployer toute l’étendue de notre Être. Nous regardons avec convoitise la Lune et Mars, avec l’espoir d’en faire nos prochaines banlieues. Nous affrontons l’absurde avec témérité et nous donnons de fausses explications à notre soif de compréhension. A force de creuser le comment, nous nous disons que nous finirons bien par trouver le pourquoi.

La société hyper-technicienne

Jamais dans l’histoire de l’humanité nous n’avons autant voulu maîtriser la nature qu’en ce XXIe siècle. Cette volonté de tout rendre artificiel, jusqu’à l’intelligence même avec l’informatique, en attendant de modifier le vivant lui-même avec la génétique appliquée à l’homme, n’a rien d’équivalent dans l’histoire de l’évolution humaine.

Tout devient technique. La technique est à ce point répandue que l’on nomme ingénieurs des métiers qui n’ont que peu de choses à voir avec l’ingénierie. Ainsi on nomme « ingénieur d’étude » des personnes qui s’occupent de piloter une formation alors qu’elles n’ont rien de commun avec un ingénieur proprement dit. On parle également d’ingénieur d’affaires au lieu de parler de commerce. Toutes les activités humaines tendent à être calquées sur le modèle de l’ingénieur de la révolution industrielle. Procédures de travail, théorisation (avec par exemple les statistiques) et tout le vocabulaire de l’ingénieur. Dans le secteur tertiaire la planification des tâches est semblable à celle de l’usine. Les openspaces ne sont que des dérivés de l’organisation d’une usine.

Par ailleurs les sciences humaines font de plus en plus appel à tout un attirail mathématique qui, bien souvent, est superflu3. Les sciences humaines comme l’anthropologie n’ont que très peu besoin de modèles mathématiques. L’essai sur le don de Marcel Mauss ne gagnerait rien à utiliser des statistiques pour parfaire l’exposé. Et pourtant les mathématiques sont de plus en plus utilisées pour réaliser des études en sciences humaines. Carl Gustave Jung, dans son ouvrage Présent et avenir, parle de ce phénomène de l’individu statistique, d’un individu qui n’existe en fait pas, qui est une fiction de la moyenne mathématique et que l’on ne rencontre jamais. Ainsi Pierre Bourdieu utilise de nombreux graphes dans sa revue Actes de la recherche en sciences sociales . Afin d’obtenir un discours qui se veut le plus scientifique possible, les sciences humaines utilisent les méthodes de l’ingénierie. Quant à Pierre Goguelin (ancien professeur de psychologie du travail au CNAM et aujourd’hui décédé), il rédige par exemple dans son ouvrage L’équilibre du corps et de la pensée un tiers du livre en faisant une comparaison entre le fonctionnement humain et celui d’une machine. Mais l’homme n’est pas une machine contrairement à ce que nous proposent les transhumanistes. L’homme possède une altérité que jamais la machine ne possédera. Les ingénieurs ont beau réfléchir sur une simulation possible de l’être humain, leur tentative est vouée à un échec certain.

La surenchère du spectaculaire

D’autre part, Gilles Lipovetsky4 relève un point particulier qui est l’escalade de l’éphémère. Vous vivons dans une vie-minute où tout doit être réalisé en un temps record, aussi bien la production que la consommation. Un produit va en remplacer un autre, et ceci dans une accélération croissante de capitalisme artiste. La starisation et la presse people entretiennent une mythologie de l’artiste, où chaque star est aussitôt chassée par une autre star, dans des délais de plus en plus courts. Les artistes défilent comme des objets manufacturés sur une chaîne de montage. Les cadences s’accélèrent et le public en redemande. Comme le dit si bien cet auteur, dans les films d’action il y a par exemple une surenchère toujours plus grande de la violence du personnage principal qui devient capable de donner cent coups de poing aux prétendus méchants, le tout dans un binarisme affligeant. Les coups de feu s’enchaînent les uns aux autres, avec une croissance galopante, laissant le téléspectateur dans un orage de sensations disparates et floues, où sa capacité de discernement reste amoindrie.

La surenchère du spectaculaire semble ne pas avoir de limites. Toujours plus haut, toujours plus loin, jusqu’à l’obscénité intégrale. Telle est la nouvelle recette du cinéma actuel. Ainsi les James Bond sont-ils de plus en plus violents en utilisant des armes de plus en plus létales. Quant aux autres films d’action que chacun connaît comme par exemple Expandable et leurs ersatz, nous trouvons les mêmes ingrédients qui tiennent le téléspectateur en haleine. A chaque seconde, le spectateur s’attend à de nouvelles prouesses qui dépasseront celles vues antérieurement. Cela rejoint le ballet des revolvers dont parlait Roland Barthes dans ses Mythologies. Et pour finir sur ce sujet, le contenu narratif est réduit à des stéréotypes dont l’univers principal est la maffia.

La ville comme gigantesque supermarché

Dans les années 1960 furent inventés les supermarchés, ces lieux qui rassemblaient en un même emplacement presque tout ce dont avait besoin le consommateur. Puis le modèle s’essouffla pour laisser la place à un commerce de proximité. Ensuite ce fut toute la ville qui se transforma en supermarché. Objets insignifiants qui sont désormais vendus dans toutes les rues des grandes villes. Plus d’espaces de tranquillité où les marchands ne s’installent pas au bas de tous les immeubles. Il ne reste que quelques îlots de calme non encore pris d’assaut par les marchands. Désormais nous vivons dans une gigantesque grande surface commerciale avec tout ce que cela comporte comme désagréments. Partout des publicités et des kiosques à journaux nous vantant la dernière mutuelle au prix imbattable et autres réclames du même genre. Il faut bien que le commerce fonctionne ; mais tout de même il y a des limites. La ville devient invivable, envahie par les marchands. C’est aussi cela l’hyper-modernité.

La décroissance pour conclusion

Face à cette hyper-modernité qui nous propulse dans une impasse de laquelle nous ne sortirons pas, la seule voie viable et possible est d’entamer une décroissance progressive.

Nous arrivons au bout de nos ressources naturelles, et persévérer dans le chemin de la croissance prônée par la plupart des économistes nous mènera dans une société invivable. Persister dans l’erreur risquerait de nous mener rapidement à une catastrophe planétaire qui commence déjà à se faire sentir. L’hyper-modernité doit opérer un changement de cap et réviser entièrement la société.

L’histoire n’est pas linéaire, et il est illusoire de penser que nous allons continuer à prolonger les trente glorieuses. Travailler moins et consommer moins sont les seules issues pour sortir de la catastrophe planétaire qui nous attend dans un futur proche

© Serge Muscat – Septembre 2023.

1Gilles Lipovetsky, L’ère du vide, Essais sur l’individualisme contemporain, Ed. Gallimard, 1983.

2Zygmunt Bauman, La vie liquide, Ed. Le Rouergue/Chambon, 2006.

3Voir à ce propos le livre d’Abraham A. Moles, Les sciences de l’imprécis, Seuil, 1995.

4Cf Gilles Lipovetsky, Jean Serroy, L’esthétisation du monde, Vivre à l’âge du capitalisme artiste, éd. Gallimard, 2013.

Quelques problèmes du miroir et de la notion de répétition en littérature

Sur les médias de masse comme la télévision, la radio ou la presse, il est souvent mis en avant, dans la rubrique dite « culture », soit la littérature avec les romans, soit le cinéma de fiction ou alors également le théâtre, en laissant de côté tous les autres domaines qui font aussi partie de la culture. J’ai trouvé cela curieux et je me suis donc posé des questions. Qu’est-ce qui fait qu’il y a autant de romanciers et par exemple très peu d’anthropologues lorsqu’on présente la culture sur les médias de masse?Pourquoi cette modalité de la « connaissance » est-elle plus privilégiée plutôt que par exemple la sociologie ou la philosophie ? Je me suis alors posé une autre question qui est de savoir ce qui est commun à ces différents domaines ainsi qu’à d’autres. Essayons donc d’y voir un peu plus clair.

Le succès du roman, lorsqu’on parle de culture, est à mon avis lié au fait qu’il est facile d’accès, en utilisant un vocabulaire de la vie courante et n’utilisant que très peu de jargons spécialisés comme ceux utilisés par exemple en sciences sociales ou dans différentes branches des métiers divers qu’on trouve dans la société. D’autre part la littérature romanesque, par n’importe quel bout qu’on la considère, repose toujours en dernier ressort sur le procédé du miroir. Elle se veut être le miroir d’une réalité sociale qui, dans tous les cas, est filtrée par la subjectivité de l’auteur, mais que cet auteur considère cependant plus ou moins comme étant objective. Ainsi dans les narrations mêmes les plus imaginatives, l’auteur fait également appel à ce que l’on nomme le vécu personnel, ayant pour source la perception par ses cinq sens de ce que chacun dit être « la réalité ». Et le social est composé d’une multitude de réalités différentes. Le roman cherche à être dans tous les cas le miroir de cette fameuse réalité tout en n’utilisant pas un vocabulaire trop spécialisé. Un romancier ne va par exemple pas utiliser les termes parfois très obscures de la philosophie car il souhaite la plupart du temps se faire comprendre facilement. Et de plus le romancier « montre », plus qu’il n’essaie de tout expliquer. Il montre des personnages qui parlent et agissent, avec cependant une certaine intentionnalité, en essayant de faire comprendre au lecteur quelque chose qui lui semble important. Il travaille essentiellement, la plupart du temps, avec l’outil qu’est le miroir, en essayant par le biais du langage de faire refléter des personnages, des situations, des paysages, des objets, etc.

Mais de fil en aiguille on en arrive bien vite à se poser aussi des questions sur le langage. Car le langage est également, par sa nature, un outil qui se voudrait être l’image reflétée d’une certaine réalité perçue par les cinq sens. Et on voit rapidement la foule de questions que cela soulève. La perception est aussi importante que le langage pour comprendre le réel, et les deux cohabitent et se complètent. Pas de perception « juste », ou au moins une tentative de perception juste, sans langage, car le langage peut par exemple orienter l’attention dans notre perception, en décidant par exemple de regarder telle chose plutôt qu’une autre. Et le langage se nourrit également de la perception , lorsqu’on découvre par exemple une nouvelle particule en physique ou un nouvel animal non encore connu, on leur attribue un nom, un nom qui est arbitraire et qui aide à faire entrer cette nouvelle particule ou ce nouvel animal dans notre esprit, dans notre conscience, le tout interagissant dans une boucle systémique. C’est donc aussi pour cette raison que le cinéma, depuis son invention, a également un très grand succès à côté du roman. Car le cinéma se propose d’être aussi un reflet fidèle de la réalité sans passer uniquement par la répétition du langage comme dans le roman. Car le langage, comme l’a compris Jacques Derrida, est une sorte de répétition d’une réalité qui serait originelle. Ainsi lorsque je dis que je vois une pomme en utilisant le langage, cette pomme préexiste avant de la nommer et le langage vient donc en quelque sorte répéter avec des mots la réalité de la pomme qui est sur une table. Et le cinéma a la prétention de montrer directement cette réalité originelle par les sens de la vue et de l’ouïe, même si les personnages utilisent le langage dans les dialogues. Mais se pose alors la question de savoir si le réel reflété par la pellicule est aussi « vrai », complet et neutre que le réel perçu directement par nos sens et sans aucun intermédiaire, comme l’est par exemple la pellicule, lorsque nous faisons une ballade en forêt ou lorsque nous nous promenons dans la ville. Et de questions en questions, nous en arrivons aussi à regarder du côté du théâtre où le spectateur est confronté à une sorte de réalité brute et qui serait plus originelle, sans passer par l’intermédiaire d’un média quelconque en provocant « le contact direct » avec le public. Ainsi le metteur en scène et les comédiens se disent eux aussi tout autant porteurs et messagers de la réalité.

La littérature, le cinéma et le théâtre sont les domaines les plus représentés dans les rubriques « culture » car ils proposent une explication du réel tout en employant un langage pas trop abscon et spécialisé pour parler de l’homme. On dit d’un livre, quel qu’il soit, qu’il se lit par exemple « comme un roman » si son propos est clair et facile d’accès. Ceci cachant bien entendu aussi une grande complexité car le lecteur de romans et le spectateur de cinéma et de théâtre ne comprennent que ce qu’ils sont en mesure de comprendre sous l’apparente simplicité de ce qui leur est proposé. Mais cette simplicité est ce qui séduit le plus grand nombre, alors que des livres comme ceux de Jacques Derrida, de Jacques Lacan ou de Pierre Bourdieu, pour ne prendre que ceux-ci, sembleront d’un accès beaucoup plus difficile tout en traitant cependant des mêmes questions soulevées par le roman, le cinéma et le théâtre. C’est aussi ce qui explique le succès parfois vertigineux de certains romans ou de certains films. Alors que les livres par exemple de sociologie et de philosophie ont un tirage bien moindre, même si au final ils traitent des mêmes questions mais avec une approche, des outils et un langage spécialisé. Beaucoup de gens préfèrent par exemple regarder un film traitant de l’inceste tout en se « détendant » plutôt que de se plonger dans les livres de Freud qui traitent également de ce sujet parmi d’autres. Et regarder un film comme « Rencontre du troisième type » est plus agréable et a plus de succès que de lire ou d’écouter un astrophysicien qui tente lui aussi d’émettre des hypothèses sur la possibilité d’une vie ailleurs dans l’univers en ne s’aidant pas de la fiction cinématographique pour s’exprimer. Ou alors encore un roman de Proust a plus de succès pour traiter des questions de la mémoire et du temps humains que de lire par exemple un livre de Bergson qui traite également de ces sujets. Et le roman ne se cantonne pas uniquement aux questions soulevées par les sciences humaines, même si en bout de raisonnement on en vient toujours à l’homme car c’est lui et lui seul, de par le fait d’exister et d’attribuer un sens au monde alors que le monde pourrait exister sans l’homme mais il n’y aurait donc plus personne pour tenter de donner du sens à la réalité de l’univers (s’il n’y avait que des animaux sur Terre ces animaux prendraient « conscience » comme ils peuvent que d’autres animaux existent, sans toutefois s’apercevoir qu’ils sont sur une planète, etc, et vivraient paisiblement jusqu’à ce que se produise l’extinction du soleil) le roman peut traiter également des sciences dures comme le fait Aldous Huxley dans « Le meilleur des mondes » où il est question de nouvelles formes d’apprentissage et de génétique, de clonage donc à priori d’égalité totale entre les individus clonés, de justice sociale et de bien d’autres choses encore. Et dans le cas de la science-fiction, il est à remarquer qu’il y a de nombreux romanciers de ce genre de littérature qui ont aussi assez souvent également une formation aux sciences dures acquise durant leurs études. On peut dire que dans tous les cas, émettre une hypothèse par le biais de la fiction romanesque aura plus de succès auprès du public que de présenter cette hypothèse dans une forme aride dans un livre scientifique distribué par un nombre restreint de librairies.

(A suivre…)

Copyright Serge Muscat – mars 2025

Quelques considérations sur l’IA

A l’heure actuelle où les médias de masse se passionnent pour cette nouvelle technologie en la présentant, pour la plupart, comme une solution à de nombreux problèmes humains, il serait peut-être bon de prendre un peu de recul et de réfléchir sur ces machines qui ne sont que le fruit de l’invention humaine.

Les questions que soulève l’IA sont si nombreuses qu’il est impossible de les traiter toutes. Aussi n’aborderons-nous que quelques unes d’entre elles.

Une IA repose, pour fonctionner, sur des ordinateurs. Les ordinateurs existent déjà depuis plusieurs décennies. Or avec l’IA l’ordinateur semble pouvoir réaliser des choses qui n’étaient pas possibles auparavant. Que s’est-il donc passé ? Cette nouvelle possibilité vient donc de la façon de programmer les ordinateurs. Ce qui caractérise l’IA provient de la manière de réaliser des programmes. Qu’est-ce qu’un programme ? C’est une suite d’opérations logiques qui s’appliquent à des modèles mathématiques qui pilotent la machine. Donc les modèles mathématiques sont au centre de l’IA. Ainsi se pose la question de savoir ce que peuvent les mathématiques, puisqu’elles sont utilisées par l’IA. Les mathématiques peuvent-elles tout expliquer, par exemple ce qu’est le désir ou l’élan vital dont parlait Bergson ? Pour le moment les mathématiques n’ont pas apporté d’explications à ces deux choses ainsi qu’à d’innombrables autres. Les mathématiques ne sont qu’un langage (on parle de langage mathématique) parmi d’autres langages. Le langage naturel, donc celui utilisé ici, possède autant de possibilités que le langage mathématique, lequel repose en grande partie sur le langage naturel, car les symboles utilisés en mathématiques renvoient à des mots du langage naturel qui eux-mêmes forment des concepts. Donc L’IA n’est qu’une machine dans laquelle l’homme y a incorporé des mathématiques qui ne sont qu’une création humaine. On en revient donc à l’homme.

De fil en aiguille on s’aperçoit bien vite que l’IA n’est qu’un reflet de ceux qui la construisent, et que ces individus ont une culture complexe, avec par exemple des croyances et des désirs. Les modèles mathématiques ne sont qu’au service de toutes les informations traitées par l’ordinateur qui sont au sens large la connaissance. Car une IA fonctionne avec des programmes basés sur les mathématiques et également, sans quoi l’IA ne produirait aucun résultat, une somme considérable de données qui ne sont que des connaissances produites par les hommes et qui ne sont également que des savoirs temporaires qui pourront être réfutés par d’autres hommes en tentant de s’approcher de la vérité.

Ainsi l’IA est une sorte de distributeur très rapide d’informations déjà inventées par des hommes particuliers et possédant une culture propre. Les informations que traite l’IA, donc l’ordinateur, ne sont que des informations préexistantes entrées dans la machine par des milliers d’opérateurs de saisie. Et lorsque l’IA utilise les informations du web, ce sont aussi des informations qui ont l’humain pour origine (les textes rédigés par les internautes, les réponses à des questionnaires, etc). Que cela soit les opérateurs de saisie ou le web, les informations ont dans tous les cas, lorsqu’on remonte à la source, l’homme pour origine. Donc l’IA est une sorte de reflet des hommes, sans avoir la moindre autonomie. La machine ne pense pas, pas plus qu’elle n’a de désirs.

A partir de là, il n’y a pas « une » mais « des » IA, comme il n’y a pas un homme mais des hommes. Ainsi chaque pays, pour ne pas dire groupe d’individus, va chercher à créer son IA en défendant sa propre culture, puisque l’IA n’est qu’un reflet de ceux qui la fabriquent. Ainsi ChatGPT va répondre d’une certaine manière à certaines questions. Mais ces réponses ne sont pas inventées de toute pièce par la machine et dépendent du programme et des données qui sont produites par les concepteurs de ChatGPT. Ainsi un programme de traduction de textes ne fait que traduire un texte selon le programme et les données qui sont entrés dans l’ordinateur. Est-ce la bonne traduction ? Qu’est-ce qu’une bonne traduction ? L’IA ne traduit le texte que par rapport aux informations dont elle dispose pour son fonctionnement. Et ces informations proviennent encore des hommes qui ont une culture, des croyances et des désirs. Le programme et les données ne sont que l’objectivité de celles et ceux qui sont à la source de ces informations.

Il y a une multitude de façons de traduire un texte car il n’y a pas vraiment de correspondance totale entre les langues. Les langues sont le résultat d’une culture où tout vient s’agréger sur le langage, le climat, le genre de nourriture, la faune, la flore, etc. C’est l’homme qui invente les mots pour désigner tout cela. Comment traduire par exemple tous les états de la neige dont parlent les peuples de l’extrême nord pour les faire comprendre à un peuple du désert ? Comment faire correspondre dans la traduction tous les mots inventés par les peuples du nord aux mots qui n’existent par exemple pas chez les peuples qui vivent dans le désert, étant donné que leur vocabulaire correspond à leur réalité vécue au quotidien ?

On voit donc bien vite l’étendue de la complexité des problèmes posés. Et l’IA ne traduit un texte que par rapport aux informations qui ont été entrées dans l’ordinateur. Ainsi chaque IA proposera dans le cadre d’une traduction son propre texte qui sera différent des autres IA. Il n’y a pas une traduction universelle qui serait plus objective que les autres, car il y a une multitude de cultures et d’individus à la source des programmes et des données. Vous pourrez vérifier ceci en posant par exemple strictement la même question à plusieurs IA différentes. S’il existait une objectivité universelle dont l’ordinateur serait la source, on devrait par conséquent obtenir strictement la même réponse avec strictement le même texte. Or on s’aperçoit qu’il y a de grandes différences et de grandes variations dont la cause est la différence des individus et des cultures de ceux qui ont réalisé chaque IA. Par conséquent un ordinateur n’est pas plus objectif à lui seul que ne le sont les humains. L’ordinateur ne fait que refléter la subjectivité de ceux qui ont participé à sa réalisation et au choix des données.

Ainsi l’IA en elle-même ne détient aucune vérité. Sa seule vérité est la vérité que lui proposent chaque homme et chaque culture. C’est seulement un outil qui peut aider à la présentation et à la proposition des solutions que donnent les hommes. L’ordinateur en lui-même ne propose rien de plus que ce que proposent les hommes. Car l’ordinateur n’est pas un homme mais juste une création de celui-ci. Si l’ordinateur est une création humaine, il est également impossible d’expliquer ce qu’est l’homme. Et l’ordinateur à lui seul ne pourra probablement jamais expliquer ce qu’est l’homme étant donné que celui-ci est le fruit de l’intelligence humaine. Les réponses sont donc à chercher dans l’homme, qui est le seul être vivant à questionner le monde et l’univers. L’IA l’aidera dans cette tâche mais ne sera qu’une aide parmi de très nombreux autres outils. La réponse finale sera donnée par l’homme et non par ses créations technologiques. L’IA n’apportera pas plus de réponses que la pierre taillée chez les hommes préhistoriques. L’IA les aidera peut-être à vivre mieux s’ils en font un bon usage. Mais s’ils l’utilisent mal, l’IA pourra aussi servir à dominer d’autres hommes et à faire la guerre. Ce n’est pas l’IA qui choisira à la place de l’homme, car celle-ci ne possède pas de désirs. Il n’y a que l’homme qui est une sorte de machine désirante. Et de là provient sa force mais aussi sa faiblesse

© Serge Muscat – février 2025.

La conquête de l’espace intérieur

Une femme un peu naïve me disait : « Il y a tout dans les livres. » Je ne savais pas, si toutes les réponses étaient dans les livres, si l’homme serait enfin en paix et accepterait mieux la vie en lisant des livres. Cette femme disait cela peut-être parce qu’elle n’avait pas la force de chercher elle-même les réponses à ses questions. Elle trouvait cependant agréable et libérateur le fait de trouver des réponses dans les livres, comme d’autres cherchaient des réponses en regardant la télévision ou en faisant une promenade en forêt. Elle disait qu’on trouvait tout dans les livres aussi parce qu’elle n’avait pas encore pris conscience que d’autres qu’elle cherchaient aussi des réponses. Ainsi elle découvrait qu’elle n’était pas seule, malgré son profond sentiment de solitude. Des hommes et des femmes lui donnaient quelques réponses à ses questions. Sans en prendre pleinement conscience, elle découvrait ce que l’on appelait le social. Car les livres étaient écrits par des humains comme elle, alors qu’elle avait cette indescriptible impression que les livres venaient d’un autre monde, comme si des dieux les écrivaient, en ne s’imaginant pas un seul instant que leurs auteurs prenaient le métro comme elle, lorsqu’elle allait au travail, et qu’ils faisaient également la queue au supermarché. Elle attribuait sans s’en apercevoir un caractère divin aux livres, comme si ceux-ci provenaient du monde des cieux et dont les auteurs n’avaient pas de corps.

Ainsi lorsqu’elle apprenait la mort d’un auteur qu’elle appréciait, elle ne voulait pas y croire vraiment, car pour elle ceux qui apportaient des réponses dans les livres demeuraient comme immortels et n’étaient pas soumis aux lois de la difficile condition humaine. Puis, après quelques instants, elle finissait par accepter que cet auteur dont elle avait appris la mort n’était en effet plus de ce monde et qu’il était aussi vulnérable qu’elle. Il ne serait plus là pour lui apporter des réponses. Et à ce moment précis, elle se trouvait alors dans une solitude extrême. Il n’y aurait plus de réponses dans les livres de cet auteur qu’elle lisait, et s’apercevait alors qu’elle devait trouver elle-même des réponses aux questions qu’elle se posait. C’était une épreuve redoutable. Elle comprenait alors que tout n’était pas dans les livres et que de plus leurs auteurs mourraient.

Ainsi la prise de conscience du social s’accompagnait également de la constatation que l’homme ne pouvait pas se passer de ses semblables et qu’ils apportaient un sens à la vie de chacun. L’homme était seul sans pouvoir toutefois vivre sans les autres.

Les réponses aux questions ne se trouvaient pas uniquement dans les livres. Elle se manifestaient partout, dans le sourire de la boulangère, chez le facteur à qui l’on disait bonjour, chez ceux aussi qui ne pouvaient pas lire de livres en étant trop épuisés par le travail, chez ceux également qui essayaient de survivre dans une misère profonde, chez ces naufragés de la vie perdus dans une société dont ils ne comprenaient pas les rouages.

Cette femme qui pensait que toutes les réponses se trouvaient dans les livres était encore jeune. Dix ans plus tard elle se mit elle aussi à écrire des livres. Elle avait appris à chercher des réponses par elle-même, et le fait de partager ces réponses lui procurait une certaine joie. En retour les lecteurs lui apportaient d’autres réponses dont elle n’avait pas elle-même trouvé de solution. Et elle se disait que c’était là le seul et unique sens de la vie.

© Serge Muscat – Janvier 2025.

James Bond et la technologie

Lorsque nous regardons les adaptations faites au cinéma des romans de James Bond écrits par Ian Fleming, le spectateur est souvent sous la fascination d’un déluge technologique. Ainsi lui sont montrés des gadgets à profusion et des hommes qui dominent le monde par l’intermédiaire de la technologie. Il y a en quelque sorte une bonne technologie, celle que possède James Bond, et une mauvaise technologie, celle qui sert à asservir l’humanité et dont s’empare le méchant combattu par James Bond.

Il est à remarquer que l’objet de chaque mission entreprise par l’agent secret est d’empêcher l’appropriation par le méchant d’une nouvelle technologie qui, dans les mains de ce dernier, nuira à la société. Ainsi on comprend assez rapidement que la technologie en elle-même n’est pas forcément négative et porteuse de dystopie, et qu’elle dépend avant tout de l’utilisation qui en est faite par l’homme. Dans la plupart des technologies réalisées, rarement sont réellement pensées les utilisations et les conséquences qui sont engendrées par ces technologies. La quête de la nouveauté et de l’innovation pour l’innovation sont avant tout le moteur de celui qui innove, comme ceux qui font de l’art pour l’art avec le simple objectif de faire du nouveau.

Ainsi dans les films de James Bond c’est le méchant qui révèle l’utilisation possible d’une technologie à laquelle son créateur n’avait pas pensé. L’utilisation faite par le méchant de la technologie est toujours détournée et différente de celle imaginée par son créateur. Par exemple les médias de masse sont utilisés pour diriger l’opinion de la planète, et non pour éclairer le citoyen. Ou alors un fanatique partisan de l’eugénisme veut utiliser certaines inventions pour faire disparaître une partie des hommes et ne conserver qu’un groupe d’élus qui, selon lui, sont les plus aptes à perpétuer une espèce humaine parfaite.

Ainsi, sans être vraiment de la science-fiction, les James Bond questionnent le rôle et l’utilité de la techno-science dans la société. Et l’utilité de cette dernière est toujours positive entre les mains de James Bond, alors qu’elle est destructrice entre les mains de celui qui joue le rôle de méchant et qui incarne le mal. Bien utilisée, cette techno-science semble utile et capable de résoudre de nombreux problèmes tout en étant porteuse d’espoir. Contrairement aux films qui traitent de la dystopie, la techno-science est envisagée comme une sorte de fin ultime de l’humanité. Du reste les James Bond se terminent toujours avec une note d’espoir où l’amour et le bien triomphent sur le mal. Et ce bien est du côté de la technologie et de ceux qui la font.

Nous retrouvons là l’utopie américaine, mais aussi de nos jours mondiale dans une certaine mesure, que la technologie va résoudre tous les problèmes de la condition humaine, et qu’elle va lui faire accéder à ce fameux bonheur dont tout le monde parle et dont personne ne sait exactement ce qu’il est, de quoi il est constitué. James Bond est donc une apologie de la techno-science, comme les transhumanistes voient en cette dernière le salut pour l’humanité. Quant à savoir ce à quoi serait confronté l’homme qui réussirait à devenir immortel par le biais de la technologie, c’est une question que ne semblent pas se poser les transhumanistes ou les films de James Bond.

© Serge Muscat – Février 2025.

Mettre sa pensée à plat

Mettre sa pensée à plat donc. Dans le vacarme des villes, trouver un lieu calme et paisible pour tout mettre à plat. Ce n’est pas une chose facile. Comment rendre intelligibles les souvenirs, les propos entendus ou lus, les images par milliers, tout ce que l’homme peut engrammer au cours d’une vie ? Et cette trivialité du quotidien dans lequel nous sommes englués ; pris en étau entre les journaux, la radio, la télévision et les affiches publicitaires nous incitant à consommer des produits inutiles toujours plus nombreux. Comment, dans cette pagaille, réussir à mettre sa pensée à plat ?

A peine pense-t-on s’isoler que déjà le téléphone mobile sonne pour nous annoncer mille mauvaises nouvelles. Pas d’intemporalité dans cette vie où tout est surdaté. Que ferait un écrivain avec une machine à écrire mécanique à l’aube du XXIe siècle ? Les jeunes et les autres gens se moqueraient de lui ! Le temps nous met des chaînes aux pieds jusqu’à ne plus pouvoir avancer dès que l’axe temporel se décale de dix années. Comment, dans ces conditions, être dans l’universel ? Nous sommes dévorés par l’actualité. Pourtant mettre sa pensée à plat nécessite de se dégager de ce temps trop présent. S’inscrire dans la durée, regarder en arrière pour mieux comprendre l’histoire qui a réalisé cet ici et maintenant. Comment savoir où nous allons si nous effaçons nos traces au fur et à mesure que nous avançons ? Notre angle de vision se rétrécit toujours plus, et l’année dernière nous semble un passé loin et poussiéreux. De ce fait, mettre sa pensée à plat devient un exercice périlleux. Impossible de coucher sa pensée sur le papier sans un minimum de profondeur temporelle. Impossible d’être un pur présent et de parler en même temps. Impossible également de satisfaire aux tâches quotidiennes tout en parlant. Un lavabo bouché et voilà que toute notre attention est mobilisée, tout comme une coupure d’électricité ! Le quotidien semble vulgaire. Les penseurs ont-t-ils des fuites d’eau dans leur appartements ? Comment, donc, mettre sa pensée à plat lorsque la plomberie est défaillante ? Deleuze dirait que toute affaire de ce genre relève de la bêtise. Pourtant rien de plus concret qu’une plomberie défectueuse. Ce concret qui lui est si cher lorsqu’il parle de philosophie.

Surtout ne pas se regarder. S’oublier en vivant sa pensée. Dès que l’on se regarde dans une glace, tout est perdu. Impossible de se voir et d’être en même temps.

Mettre sa pensée à plat nécessite également de ne pas être plongé dans l’oisiveté. Rien de bon n’a jamais été fait chez les gens qui s’ennuient. Chez eux les pires tares se développent, comme par exemple la pratique des jeux, qu’ils soient classiques ou vidéo. Le jeu a toujours été le fléau de la société. Une société qui joue est une société malade.

Mettre sa pensée à plat implique de se poser certaines questions. Mais une question amenant rapidement à une autre question jusqu’à l’infini, il est bon de ne pas se laisser prendre au jeu d’une méditation douteuse. On se perd vite dans ce labyrinthe dont la seule sortie est le sommeil. Le quotidien nous aide à ne pas tomber dans ce gouffre. La pensée pratique et ingénieuse oblige à résoudre des problèmes. Pas de tourbillons lorsqu’il faut se plier à la logique d’un ordinateur, cette merveilleuse invention du XXe siècle. Nous sommes là confrontés à un monde qui résiste. Et c’est bien pour cela que les philosophes n’aiment guère les ingénieurs, même s’il existe des philosophes de la technique.

De plus, mettre sa pensée à plat relève quelque part de l’exploit. Comment être assis devant son bureau lorsque nous sommes pris de vertige devant le non-sens de l’existence ? Comme l’écrivait Cioran, la seule position raisonnable est celle d’être allongé. Car nous sommes pris d’effroi face à l’absurdité de notre condition de vivant. Comment se lever du lit lorsqu’on a la sensation d’avoir un poids de cent kilos sur le ventre ? L’appel à la vie ? Ou plutôt l’instinct de conservation… Cet instinct qui nous pousse vers une journée de plus en criant plus fort que notre raison qui nous dit : « à quoi bon ? ». La faim est plus forte que notre entendement ; et à certains moments nous donnerions n’importe quoi pour un morceau de fromage…

Coincé entre le nihilisme et l’instinct de survie, mettre sa pensée à plat demande un certain héroïsme. Se jeter dans la gueule ouverte de la vie, pour être ensuite digéré par une vieillesse qui s’étire indéfiniment en nous remémorant nos vingt ans.

On peut passer toute une vie à mettre sa pensée à plat. Une vie entière à faire le bilan de chaque journée écoulée, à faire le calcul de nos doutes, de nos erreurs, de nos folies aussi. Jusqu’à, surtout, écrire une littérature qui ne fasse pas appel au mythe de l’écrivain, comme l’a si bien montré Roland Barthes. Mettre sa pensée à plat ne consiste pas à bâtir un mythe supplémentaire, mais plutôt à s’approcher le plus près possible du réel. Exercice périlleux car le mot n’est pas l’objet. Et parler revient à prendre du recul, à s’éloigner des choses. Il n’y a pourtant pas d’autre biais pour comprendre le réel, si toutefois ce mot signifie quelque chose. Car nous sommes tous conviés à faire de la surenchère sur ce réel que cependant personne n’arrive à percevoir clairement. « Il faut voir la réalité en face » nous disent des personnes qui semblent éclairées. Et pourtant, sait-on vraiment de quoi l’on parle ?…

Mettre sa pensée à plat c’est également se retirer de toute compétition. Cette compétition qui commence à l’école primaire pour se terminer dans la tombe. Cette folie sportive qui fait de tout romancier un compétiteur dans la longue hiérarchie de la littérature, avec ses prix, ses honneurs, ses distinctions diverses et futiles. L’homme est condamné à avoir des chefs, des grades, des échelons, jusqu’à faire des cauchemars de pyramides s’étalant à perte de vue. La pyramide, cette tare de l’homme socialisé contre laquelle j’oppose l’architecture en rhizomes. Pas d’idoles pas de maîtres, seulement des passeurs, des amis qui ne font qu’accepter une pensée originale sans jouer le rôle d’individus supérieurs. Une géographie sans centre, où chacun peut circuler sans entrave parmi les humains ; où chacun apprend à l’autre une parcelle de connaissance dans un échange mutuel. Être la voix du multiple en laissant parler les autres dans notre parole. Interpréter cette cacophonie pour en dégager du sens et une histoire, en commençant d’ailleurs par notre propre histoire. Réussir à voir les êtres et les choses en étant à la bonne distance.

Comment tenir un stylo lorsqu’à chaque instant un homme meurt d’une balle de fusil, ou de faim et de soif ? Monde de terreur où chacun se demande ce qu’il pourrait bien faire pour stopper la barbarie. Et pourtant le monde continue de tourner pendant que les politiciens somnolent dans les amphithéâtres. La littérature est une parole qui n’a pas de prise sur les choses. C’est une parole molle qui prend la forme du monde à son contact. Il est donc bien difficile de changer nos sociétés en écrivant des fictions romanesques. Nous sommes loin du discours performatif où dire c’est faire. Ici ce qui se dit n’a aucune incidence sur le réel. C’est avouer son impuissance à modifier le comportement du lecteur. C’est prendre en compte cet échec cuisant que ne connaissent pas les politiciens et les juristes pour qui une virgule transforme la vie de millions de gens. C’est écrire dans le sable juste avant la tempête. Tout s’efface… Je m’efface… Tout a disparu

© Serge Muscat février 2015.

Demain les posthumains ou pourquoi le futur a encore besoin de nous

Que va devenir l’humanité avec le développement croissant des machines ? Question lancinante que Jean-Michel Besnier se pose et dont il propose des réponses face à cette rencontre avec le non-humain. Pour lui, le non-humain est digne d’une morale et il nous présente une éthique des robots. Car les machines dont il parle sont douées des capacités d’interagir avec l’environnement comme les êtres vivants.

Les robots n’ont pas la capacité de souffrir, cependant rien n’empêche d’imaginer que dans les développements futurs les machines n’auront pas peut-être atteint une telle complexité qu’elles s’apparenteront à la complexité du vivant. C’est du moins ce dont parle l’auteur en tentant de prendre des exemples sur les technologies actuelles et leurs potentialités. Il reste toutefois prudent sur certains développements de la technique, comme par exemple l’escamotage du corps dans l’imaginaire transhumaniste. Dans le désir de fluidité, le corps devient encombrant à partir du moment où l’on peut uploader la pensée dans une machine. Une « deuxième vie » est possible lorsqu’on se débarrasse du corps. Ce corps qui nous fait prendre conscience de notre finitude. Une fois la conscience téléchargée dans une machine, nous voilà promus au rang des immortels !

D’autre part, pour Jean-Michel Besnier la transgression serait à la base de la culture. La culture est une transgression à l’endroit de la Nature. La Nature n’est pas clémente envers l’homme, contrairement à ce que pensait Rousseau. La culture est nécessaire pour libérer l’homme de l’emprise de la Nature. Et il est difficile de dire où s’arrête la culture et si elle ne doit pas totalement renverser la Nature en la désacralisant. La technique ne s’oppose pas de façon radicale à la Nature. Il y a en fait une intrication entre les deux. Et opter pour l’extrémisme est néfaste dans les deux cas pour l’homme.

L’androïde ou le cyborg ne puisent leurs sources que dans un désir ancestral de fabriquer des machines, des plus rudimentaires jusqu’aux plus sophistiquées. La différence c’est qu’en ce début de 21e siècle nous atteignons un stade encore jamais atteint auparavant. Le robot se rapproche de plus en plus de l’humain, jusqu’à créer un phénomène de malaise chez l’homme. Ce dernier cherche à faire ressembler la machine à son image, mais arrivé à un certain point il y a un mécanisme de rejet car l’homme se sent comme humilié. Il ne semble pas y avoir de limites à l’évolution des machines, et c’est ce qui commence à en inquiéter certains. Car, par exemple, dans une usine automatisée, l’homme devient un élément gênant et non nécessaire au bon fonctionnement des machines. De plus la technique concerne aussi le vivant avec les biotechnologies. Ainsi l’homme qui se croyait supérieur à la machine par le fait qu’il soit biologique en vient à être concurrencé avec des techniques comme le clonage.

L’externalisation de notre mémoire par la biais des machines informatiques est un danger pour la préservation de notre histoire. Les partisans du transhumanisme sont bien souvent des défenseurs de « la table rase », en pensant que le passé n’a plus rien à nous apprendre. Pourtant les archéologues sont tout autant utiles à la société que les ingénieurs et les informaticiens. Une civilisation sans passé est condamnée à l’errance. Pas d’identité individuelle et collective sans mémoire. Et une mémoire gérée informatiquement à la façon de Google serait totalement impropre à ne pas faire perdre une très grande quantité d’informations qui feraient par exemple défaut aux historiens.

A partir du moment où la conscience n’est plus le propre de l’homme mais également le fait des animaux et des machines, tout peut prendre une orientation différente. La conscience étant basée sur un système de rétroactions permanentes, rien n’empêche de concevoir une machine ayant ces caractéristiques. C’est du moins la thèse que défendent certains transhumanistes lorsque les machines auront atteint ce fameux seuil de la « singularité ». Le réseau Internet transforme la terre en gigantesque cerveau planétaire électronique.

Cette mésestime de soi, comme le dit Jean-Michel Besnier, pour aboutir à un cyborg dénué de toute métaphysique est-elle la suite logique de l’évolution de l’espèce humaine ? Il est bien délicat de s’avancer sur ce terrain glissant et incertain. Ce que l’on peut dire, néanmoins, est que l’homme va devoir apprendre à vivre avec des machines de plus en plus évoluées. Et de ce fait, il va lui falloir développer une nouvelle éthique qui prenne en considération ces machines. Ce n’est pas en tombant dans les extrémismes du tout écologique ou du tout technologique que l’homme réussira à trouver la bonne place dans la Nature. Tout est affaire de modération et c’est la juste mesure qui nous aidera à vivre en harmonie avec le vivant mais aussi avec les machines

© Serge Muscat – 2023

Gloire et déboires de l’intelligence artificielle

En cette année 2024 le coupable de nos futurs problèmes est l’intelligence artificielle. L’homme est ainsi fait qu’il aime pratiquer l’anthropomorphisme à outrance. Car cette intelligence artificielle n’a d’intelligence que le nom.

Ainsi fleurissent des logiciels de plus en plus variés que l’on appelle IA. Ces programmes répondent à des questions simples qui ne font en aucun cas intervenir une réelle créativité. Machine à imiter et à traiter de l’information, l’IA n’est qu’une aide comme l’est un traitement de texte. Et il serait illusoire de lui demander plus qu’elle ne peut effectivement faire.

L’apprentissage, cette spécificité du vivant, et particulièrement chez l’homme, n’est pas encore une caractéristique des ordinateurs. Et comment serions-nous capables d’inventer une machine qui égale l’humain alors que l’homme reste encore une énigme totale concernant ses facultés d’adaptation et de cognition. Aussi l’anthropomorphisme est-il une bévue en ce qui concerne l’informatique. L’homme construit et construira des machines différentes de lui-même et, de plus, mieux adaptées à différentes tâches. L’objectif n’est pas de remplacer l’homme par la machine, mais d’aider l’homme dans ses activités, sans qu’il y ait obligatoirement substitution. L’IA n’est qu’un outil qui reste supervisé par les concepteurs et les utilisateurs. Aussi est-il nécessaire pour optimiser les machines et les logiciels d’être le plus transparent possible. L’IA n’est après tout qu’un système expert évolué. Opter pour l’opacité du système c’est participer à une mythologisation de l’ordinateur. Cette mythologisation se produit au bénéfice de l’entreprise qui réalise le logiciel en faisant des profits. La plus grande clarté nécessite donc que les logiciels soient libres. On ne peut avoir une réelle confiance qu’avec des logiciels dont tout le monde peut voir le code source au sens large, c’est-à-dire aussi les sources de l’information qui est transmise. Ce n’est malheureusement pas encore le cas pour le moment.

Dès que ChatGPT fut opérationnel, des voix se sont élevées en disant que les élèves allaient tricher à l’aide de ce logiciel. Pour ce qui est des exercices à faire à la maison, les enseignants peuvent très bien intégrer dans leurs cours l’utilisation de ChatGPT et ainsi atténuer l’envie de tricher pour les exercices. D’une manière ou d’une autre, les élèves utiliseront l’IA pour avoir certaines réponses à leurs questions. Il est donc préférable de l’intégrer à l’enseignement. Il restera toujours le contrôle sur table pour vérifier les connaissances. Quant à réaliser un mémoire ou une thèse à l’aide de ChatGPT, ce n’est là que pure mirage. Un professeur s’en apercevrait tout de suite. Pour la bonne et simple raison qu’une IA ne possède pas d’intelligence ; ce n’est qu’un programme réalisé par des informaticiens. ChatGPT ne défend pas une thèse originale à une question posée. Il ne fait que reprendre ce qui a déjà été écrit sur un sujet. En cela ce n’est qu’une grosse encyclopédie et qui, de plus, fait des erreurs et ne donne que deux pages de résultat à une requête. Son seul atout est qu’il restitue rapidement une information.

Pour faire une recherche documentaire, par exemple obtenir des références bibliographiques, ChatGPT peut faire gagner du temps. Les réponses ne sont pas exhaustives ; elles permettront toutefois d’avoir des pistes pour orienter la recherche. C’est à ce genre de tâche que l’IA peut s’avérer utile. Un ordinateur ne philosophe pas ; il ne faut donc pas attendre plus que ne le peut la machine.

Une fois l’euphorie passée par les nouvelles performances de ChatGPT, d’autres IA verront le jour. Les concepteurs essaieront de les rendre plus fiables, notamment en les spécialisant afin d’être plus exhaustives sur un domaine donné. Si le vivant est constitué d’organes spécialisés, nous pourrions faire de même avec les logiciels concernant l’IA.

Nous sommes au tout début d’une nouvelle ère ; probablement construirons-nous des machines plus puissantes. Le seul écueil à éviter sera de ne pas remplacer nos anciens dieux par des ordinateurs, en ayant une pensée animiste

(© Serge Muscat – Février 2024)

Internet et le livre: deux éléments qui forment le grand fleuve de la lecture

Lorsque dans les années 80 est apparu le Minitel, tout le monde s’est écrié qu’avec cet instrument le livre allait disparaître. Or nous sommes aujourd’hui au web 3 et la consommation de papier imprimé n’a jamais été aussi élevée.

L’arrivée des écrans plats pourrait donner à penser que cette fois-ci la mort de l’imprimé est certaine. Pourtant nous constatons que les bibliothèques contiennent un nombre toujours plus important de livres, de magazines et de revues. Cette croyance en la disparition prochaine du papier depuis deux décennies tient pour une bonne part de la raison suivante : la pensée a une fâcheuse tendance à fonctionner par substitution. Ainsi, lorsque apparaît une nouvelle technologie, on pense la plupart du temps que celle-ci va faire disparaître la précédente. Or cela ne se déroule pas toujours ainsi. Il y a beaucoup plus d’ajouts, d’empilements, plutôt qu’un processus soustractif. Ainsi pour les différentes technologies de conservation des informations dont l’écriture, le papier reste présent malgré toutes les technologies qui lui furent greffées. Et les ordinateurs avec les imprimantes produisent des quantités considérables de documents. La pâte à papier est décidément plus coriace qu’on ne l’imaginait.

Internet, contrairement à ce que l’on a beaucoup dit, favorise le développement de l’édition traditionnelle. Le fait d’avoir la possibilité de commander des ouvrages ou des revues en ligne, permet de faire vivre tout un circuit de l’édition qui, sans Internet, ne pourrait pas exister. De ce fait, Internet ne se substitue pas au document papier et permet, au contraire, son extension. Des sites comme Amazon ont provoqué une véritable explosion de l’activité des services postaux qui acheminent les produits commandés. Et parmi ces produits, des livres, des magazines et des revues sont vendus. Internet intensifie donc la circulation des documents imprimés. Grâce à la visibilité sur la toile, une simple recherche dans un moteur de recherche permet l’augmentation des ventes de revues vers l’étranger.

Nous voyons donc qu’Internet et la publication papier sont complémentaires et que l’évolution de l’un fait progresser l’évolution de l’autre. Le papier disparaîtra totalement uniquement lorsque l’homme séjournera dans l’espace. L’homme sans livres traditionnels est donc pour le moment l’astronaute.

Génération GNU/Linux

Ceux qui ont fait leurs débuts en informatique avec le CP/M, puis MS/DOS pour ensuite passer à la série des Windows sont à l’écart de la nouvelle génération GNU/Linux. Malgré un certain ressentiment à l’égard de la firme de Redmond, ces utilisateurs conservent une certaine nostalgie à l’égard de Microsoft qui a bercé toute leur jeunesse.

Avec Linux il n’en est pas de même, car nous n’avons pas affaire avec la même génération d’individus. Ceux-ci sont quasiment nés avec Internet et les ordinateurs portables. Avides de savoir et de comprendre, la philosophie de l’open source et de la licence GPL les attire tout particulièrement. Ceci par le fait qu’ils peuvent devenir acteurs et créateurs en réalisant ou en améliorant les logiciels, ce qui n’est pas possible avec les logiciels propriétaires. Car le logiciel propriétaire est par nature incestueux et reste fermé aux innovations.

Les 90 000 développeurs de Microsoft sont peu nombreux face aux développeurs sous Linux qui existent dans le monde. De ce fait, la nouvelle génération curieuse de découvertes préfère le foisonnement des logiciels libres au cloisonnement des logiciels propriétaires qui mettent l’individu dans une situation passive. La logique de profit du logiciel propriétaire n’est pas en phase avec le logiciel collaboratif qui fonctionne sous Linux.

Par ailleurs, Linux favorise également les rencontres des utilisateurs par le biais d’organisations de colloques ou plus simplement de manifestations où les gens échangent des procédés qu’ils ont développés en utilisant Linux. Les fameux GUL (Groupes d’Utilisateurs de Linux – ou LUG en anglais) fleurissent un peu partout en permettant une participation active des utilisateurs. Ce qui bien entendu n’existe pas avec les utilisateurs de logiciels propriétaires qui ont tendance à être repliés sur eux-mêmes. Même si Microsoft réussit à passer en force dans les établissements scolaires, il n’empêche que de plus en plus d’écoles équipent leurs salles d’informatique avec Linux.

Qu’en est-il du modèle économique de Linux et du logiciel libre? Linux repose sur une économie de service. Quant aux divers paquets (ou logiciels) qui sont utilisés par Linux, leur économie repose sur le don et la collaboration de programmeurs bénévoles. Progressivement se développe une éthique du don. Les utilisateurs donnent de l’argent pour les logiciels dont ils sont satisfaits et dont ils souhaitent les voir évoluer. Chaque utilisateur ou institution donne selon ses envies et ses moyens. C’est ce qui se passe par exemple avec le développement de l’interface graphique KDE ou celle de GNOME. Il en est de même avec l’encyclopédie en ligne Wikipédia qui est aussi financée par des dons.

Ainsi le modèle économique de Linux et des logiciels libres est-il totalement différent de celui des logiciels propriétaires, ces derniers reposant sur un système de rentes par le biais des brevets. Le logiciel libre participe donc à tout un courant de contestations sur la brevetabilité des productions humaines où des sociétés comme Microsoft fabriquent, selon les propos de Richard Stallman, des menottes numériques. Et le plus dramatique est que la plupart de la population ne prend pas conscience de ce phénomène. Certains vont même jusqu’à qualifier le logiciel libre d’informatique communiste.

L’informatique prenant une place sans cesse croissante dans les activités humaines, les utilisateurs ne veulent plus de logiciels brevetés et bridés. Ils aspirent à une liberté qu’apporte justement Linux et ses logiciels sous licence GPL. D’autre part, le système d’exploitation Linux est incomparablement plus performant que n’importe quelle version de Windows, il est bon ici de le souligner. Et ceci même les utilisateurs débutants l’entrevoient très rapidement.

Pour toutes ces raisons, une génération Linux est en train de naître rapidement, et qui laissera de côté les logiciels de la firme Microsoft

Voici quelques conférences données par Richard Stallman pour expliquer ce qu’est l’informatique libre: 1  3 .

© novembre 2008

Bruce Bégout, l’homme des friches et des architectures incertaines

(PDF)

Bruce Bégout reste dans le paysage intellectuel un auteur à part qui se préoccupe de choses que la plupart des écrivains trouvent insignifiantes. Ainsi il pose son regard sur des friches, des bordures d’autoroutes, des motels, des usines désaffectées pour nous montrer la précarité qui se cache derrière les paillettes, notamment dans les villes américaines. Avec lui les architectures s’écroulent et deviennent friches avant qu’elles ne soient définitivement terminées.

La ville américaine aux lumières tapageuses des néons qui clignotent pour interpeller les passants n’est en fait qu’un ersatz de ville où tout vacille dans la banalité extrême. Partout règne le factice et les faux plafonds, le tout dans un état délabré et produit en grandes séries. Comme le dis ait Henry Miller dans l’un de ses romans, pas une seule pierre n’est ajustée avec amour. Tout est de travers et les pavillons souffrent presque tous d’imperfections. D’autre part il existe une culture du nomadisme où les populations laissent tout pour déménager. Il n’y a pas cette sédentarité comme on la trouve en Europe. Ce qui fait que les banlieues pavillonnaires sont faites d’habitations bien souvent délaissées, du moins pour les banlieues les plus pauvres. Bruce Bégout remarque également que le motel est largement diffusé et que de nombreuses personnes vivent dans ces habitations précaires. Lieu de la banalité où tout se ressemble sans la moindre trace d’humanité. Villes sans histoire où tout est fabriqué dans l’urgence et le temporaire. Bien entendu, il y a des monuments qui rappellent que l’Amérique a tout de même une histoire, même si elle est courte. Mais dans l’ensemble beaucoup de choses sont temporaires. Lieu de fluidité des capitaux, les richesses et les faillites se succèdent à des cadences effrénées. Pas de stabilité dans l’empire du carton-pâte. Tout se fait et se défait au rythme des marchés. Aujourd’hui dans un pavillon, demain dans un mobil home. Rien ne dure vraiment. C’est aussi cela le pays de la liberté.

Dans le chapitre intitulé « L’envers du décor » de Zeropolis, l’auteur nous dépeint un univers fait de vapeurs d’essence qui, comme il le dit, « prennent à la gorge ». Toute la population est abrutie et est dans une torpeur « où s’entassent les quelques objets essentiels qui leur font croire que toute existence humaine doit être nécessairement accompagnée. » Nous sommes loin de la machine à rêves que nous proposent les studios de cinéma. La banalité et l’ennui sont au rendez-vous, au milieu d’architectures qui ne durent pas plus de vingt ans. Univers du contreplaqué, tout peut s’effondrer à n’importe quel moment. Friches à perte de vue, c’est à un monde sans âme que nous sommes confrontés. Pays du bricolage et du garage mythique, tout est sans cesse à réparer. Les parcs d’attraction tentent vainement de donner un sens à l’existence, mais dans cette artificialité les individus sentent bien que quelque chose ne va pas.

Cette démesure est sans substance ; Henry Miller s’en était déjà aperçu lorsqu’il habitait New York. Ce monde n’est pas à une taille humaine, tout y est vanité et désir de domination. Dépasser sept étages pour un immeuble est quelque part une chose malsaine. La verticalité dans son principe le plus large dénote une volonté d’asservir. Quant à l’empire du jeu c’est également l’empire du vice. Peuple de joueurs invétérés sous toutes les déclinaisons, Las Vegas rassemble tout ce qu’il y a de plus sordide dans les méandres de la nature humaine. Ça clignote de partout dans un déluge d’électricité en essayant de faire croire au joueur que la vraie vie est ici. Entreprise de flatterie narcissique, tout est prévu pour convaincre le joueur qu’il est dans le meilleur des mondes. Rien n’est impossible et le hasard sera présent au rendez-vous. Comme l’écrit Bruce Bégout « le ludique a pour but de domestiquer le désir originel et sans objet qui coule dans les veines de chacun. » Jouer jusqu’à en perdre la tête, emporté par les flux des lumières. Tel est le secret des salles de jeux. Dans l’étendue interminable des machines à sous, chacun tente sa chance en étant persuadé de gagner quelque chose. Leurre des salles de jeux où les joueurs parient sur l’impossible. Las Vegas avale les clients comme un serpent avale ses proies. Temple du factice et du mirage, les joueurs n’aperçoivent que les pâles reflets d’une réalité déformée. De plus Las Vegas est la plus grande décharge d’enseignes lumineuses. Comme l’écrit J.G. Ballard, « Las Vegas n’a jamais été rien d’autre que la plus grosse ampoule électrique du monde. » Et les joueurs sont attirés comme des papillons de nuit par cette monstrueuse ampoule située dans un désert. Architecture champignon qui a poussé dans le grand rien, au milieu de nulle part. Comme l’explique Bruce Bégout, tout est rouillé et dénaturé, c’est le règne du bancal et de l’incertain où tout peut s’écrouler à chaque instant. Et les joueurs ne font même plus attention à cette précarité chancelante d’une architecture rafistolée de partout. Rien n’a été prévu pour durer. C’est aussi cela le rêve américain : un amas de planches pour réaliser une maison en bois. Univers peuplé d’habitations de fortune que l’on ne peut même pas qualifier d’architectures comme on parle d’une cité antique à Rome ou à Athènes. Las Vegas n’est qu’un amas de tôles, de boulons et de matière plastique, le tout recouvert d’une peinture écaillée.

Bruce Bégout, dans ses divers écrits, nous dresse enfin un tableau saisissant de cette Amérique dont le cinéma fait rêver le monde occidental tout en nous cachant les réalités de la banalité de la vie quotidienne et de ses turpitudes. Comme Roland Barthes l’avait fait pour la presse people et la mode, Bruce Bégout démonte la mythologie américaine pour nous montrer la face cachée d’un pays à bout de souffle où règne derrière les paillettes des populations en difficulté et une vie dénuée de sens

© Serge Muscat – Septembre 2023.

Ça va très vite

Depuis le mouvement futuriste, la vitesse n’a cessé de s’accélérer. Ça va vite. Trop vite ? La course à l’innovation est devenue un bolide que personne ne semble pouvoir ralentir. J’observe tout cela avec perplexité en essayant d’entrevoir les limites. Car il y aura bien une limite ! Tout possède une limite. L’infini est un concept qui nous aide à comprendre l’inconcevable, mais sur notre planète tout est borné et possède des limites.

Je regarde l’euphorie des ingénieurs qui pensent défier la nature dans le toujours plus. L’idée de limite ne semble pas germer dans leur esprit. Ils possèdent la conviction que l’on peut faire toujours reculer les limites. La loi de Moore par exemple a été contournée en changeant les procédés de fabrication des transistors, et il en va ainsi de toutes les limites qui semblaient indépassables. Je me suis souvent demandé d’où provenait cette rage (il n’y a pas d’autre mot plus adéquat que celui-ci) de se surpasser dans tous les domaines. Rien ne semble arrêter l’esprit de perfectibilité. Persister dans son être, tel semble être le propre de l’homme. Cette volonté de puissance finira-t-elle par nous perdre ?

Les nouvelles mythologies

Nos ingénieurs participent activement à une nouvelle mythologisation du monde. Dans un discours qui se veut éloigné des réalités techniques et de terrain, toute une fiction métaphorique enrobe des technologies comme l’IA ou les robots « intelligents ». Un néopositivisme s’est instauré chez les techniciens et les ingénieurs qui ne réussissent pas à prendre conscience de leurs actes. Ils ont beaucoup de mal à contextualiser leurs créations et à prendre du recul. L’objet technologique se présente au regardeur dans un pur présent, tout en faisant toujours référence au futur. Dans leurs propos, il existe une positivité du futur, en ne se tournant jamais vers des dystopies possibles. Le discours de l’ingénieur relève presque du performatif : tout en parlant il fabrique ses objets toujours plus sophistiqués. Nous sommes passés des années 1960/70 d’une surabondance des formes à un minimalisme technique où tout se doit d’être compact, de renfermer un maximum d’énergie et de fonctionnalités sur des objets miniatures.

La mythologie des équipements retombe malheureusement aussi rapidement qu’elle s’est élevée. Au bout de quelques mois, le mythe s’épuise pour ne laisser la place qu’à un simple objet qui ne fait plus briller le regard. Une fois au rebut, il perd toute sa magie que quelques historiens des techniques feront revivre durant l’espace d’un livre ou d’une exposition.

Le vintage est, lui, un peu particulier. L’objet vintage, on l’aura compris, se situe dans une autre temporalité que le high tech. Le vintage fait appel à un âge d’or, à un paradis perdu, à un temps ayant atteint son point culminant dans un passé proche ou lointain, que l’on ne retrouvera, justement, que grâce à cet objet portant les traces de ce passé que l’on ne peut faire revivre. Il en est ainsi, par exemple, du disque vinyle représentant l’apogée du son analogique.

Par ailleurs, presque personne n’échappe à la pensée animiste, cette pensée des premiers âges de l’humanité. Et nous projetons dans les objets nos diverses croyances enfouies au plus profond de notre inconscient. Ainsi les ingénieurs trouvent-ils beaux les objets qu’ils fabriquent. Certains vont jusqu’à dire qu’une usine est jolie. Nous sommes donc là dans un relativisme total où l’esthétique d’une usine équivaut à l’esthétique d’une peinture.

Ingénierie et pensée fonctionnaliste

A partir du moment où l’ingénieur se positionne en tant qu’esthète, se profile alors un univers dont certains ne veulent pas. Si l’on s’est habitué à l’esthétique du Centre Georges Pompidou, il n’en reste pas moins que ce musée possède l’esthétique d’une vulgaire usine. C’est à cela que nous fait aboutir le triomphe de l’ingénieur. Le fonctionnalisme poussé à son paroxysme nous fait déboucher sur un monde inhumain.

Dans le fonctionnalisme tout doit être utile. Or ce qui est inutile est justement ce qui est indispensable. Ce qui est fonctionnel n’est pas esthétique. Se fondre dans la pure fonctionnalité est une illusion pour ergonomes. Une sculpture n’est pas ergonomique, elle est mieux : elle est esthétique. Évidemment les designers tentent de concilier ergonomie et esthétique mais ce n’est que rarement une réussite. Une sculpture de Giacometti n’est pas vraiment ergonomique. Ni celle d’un Tinguely. Pour les fonctionnalistes c’est l’adéquation de la forme et de la fonction qui crée l’esthétique. Et dans cette accélération croissante, le fonctionnalisme devient de plus en plus un critère important dans le choix des objets. Tout est réduit au fonctionnel. Du moins pour ce qui concerne la production industrielle.

La durée de vie des produits et les contradictions techniques

La durée de vie des produits est de plus en plus courte, et un mouvement contraire apparaît avec la possibilité de réparer les objets au lieu de les recycler. Les coûts énergétiques et de matière première sont ainsi amoindris au lieu de fabriquer toujours plus de jetable. Car les coûts de fabrication ne sont pas les seuls à prendre en considération, il y a aussi les coûts secondaires comme les problèmes de pollution et les crises écologiques.

Les machines finissent par s’emballer, tout va trop vite et il nous faut retrouver un rythme de vie et de consommation qui soit adapté aux nouvelles caractéristiques de la planète. Car la terre se modifie à force de l’exploiter sans retenue. Cette évidence n’est pourtant pas acceptée par tout le monde. Des discours d’autruches sont encore à l’œuvre dans le monde industriel. On fait appel à la technique pour résoudre des problèmes techniques qui produisent à leur tour d’autres problèmes techniques, et ainsi de suite. Nous sombrons ainsi sous une avalanche de problèmes à résoudre car les solutions trouvées ne sont pas les bonnes. Il en est de la technique comme des médicaments : il y a les effets secondaires et indésirables. Aussi est-il nécessaire de prendre tous les facteurs en considération. La société de consommation des produits jetables a abouti à l’homme jetable de l’ultralibéralisme ! Nous n’allons pas dans la bonne direction et nous transformons la société en cauchemar éveillé. La société n’est pas une startup. Elle est bien plus complexe qu’une simple petite entreprise. Les sciences sociales sont là pour nous le montrer. Et il se pourrait bien que nous ayons atteint la vitesse critique du progrès technique.

Que nous le voulions ou non, nous serons obligés de ralentir si nous ne voulons pas être confrontés à la catastrophe. Notre planète est finie et cette évidence finira par s’imposer aux esprits les plus réfractaires. Zygmunt Bauman, Bruce Bégout, et de nombreux autres auteurs nous ont déjà avertis du précipice qui nous attend si nous ne ralentissons pas. Espérons qu’ils seront entendus avant que la planète entière ne devienne une immense décharge publique

© Serge Muscat – Octobre 2023.