Le concept d’individualité instrumentalisé dans le discours sur l’éducation

Le propos qui va suivre tire son origine de la lecture d’un livre de Michel Schiff intitulé : L’intelligence gaspillée, inégalité sociale, injustice scolaire, publié aux éditions du Seuil. Je m’étais déjà aperçu de certains problèmes avant de lire cet ouvrage, mais c’est sa lecture qui a été le déclencheur final de la rédaction de cet article.

Lorsqu’on parle de psychologie, si l’on ne mentionne pas le mot de « sociale » après psychologie, il est donc convenu que l’on traite de psychologie individuelle. Toute la psychologie qui n’est pas pas psychologie sociale ou encore « psychosociologie » relève donc de la psychologie individuelle. Ce qui présuppose qu’on analyse la psychologie de l’individu qui n’est pas en interaction avec d’autres individus. Or, lorsqu’on y regarde de plus près, la psychologie strictement individuelle est un concept faux. Dans l’histoire de la psychologie, c’est Alfred Adler qui a proposé le concept de « psychologie individuelle », avec pour thème central le sentiment d’infériorité qu’a l’individu. Je ne développerai pas ici les théories d’Alfred Adler. Je m’arrêterai seulement sur les termes de « psychologie individuelle ». La psychologie individuelle n’existe pas puisque, dès la naissance, l’individu est au moins au minimum en relation avec la mère. La stricte individualité de la psychologie est donc totalement fausse. La psychologie, par n’importe quel bout qu’on l’aborde, est en fait toujours sociale. Ainsi toute tentative d’expliquer le comportement d’un individu n’est réellement possible qu’en prenant en considération les interactions passées et présentes de cet individu avec son environnement physique et social. Poser un regard sur l’individu seul est une totale aberration. Et c’est pourtant à cette aberration qu’adhèrent les psychologues. Tandis que les sociologues, eux, ne conçoivent pas un seul instant de regarder uniquement un individu sans les interactions sociales. La psychologie qui n’a pas voulu prendre en compte le caractère incontestablement social de sa discipline a donc produit des explications fausses. Cette omission des interactions sociales dans une partie de la psychologie qui n’est pas dite « psychologie sociale » n’est à mon avis pas liée au hasard. Le psychologue a tendance à regarder ce qui l’arrange, en laissant dans l’ombre des paramètres qui risqueraient par exemple, mais pas uniquement, de lui faire admettre que sa position sociale influence son interprétation des comportements d’un individu. L’approche totalement systémique est en fait très rare. Le psychologue finit dans la plupart des cas par vouloir tout expliquer en regardant seulement l’individu. Il ne pose son regard que sur les effets et non sur les causes réelles. Pour certains psychologues, la sociologie est une discipline à combattre car celle-ci propose une explication bien différente de celle de la psychologie. Ainsi, même les psychologues les plus « biologisants » qui proposent une explication du comportement par une structure particulière de la biologie d’un individu, ne prennent également pas en considération les interactions avec le milieu et les personnes. Un individu qui rougit peut s’expliquer par l’afflux de sang qui se produit sur ses joues, certes. Mais la cause initiale de cet afflux de sang réside dans une interaction avec une autre personne qui déclenchera par exemple la gêne. Sans cette interaction, un individu seul dans une pièce ne rougit pas. Il en est de même de la somatisation de certaines situations vécues où, là encore, c’est l’interaction avec le milieu qui produit un effet somatique. Le comportement d’un individu dépend donc également de son environnement, et non uniquement de lui-même comme certains le pensent. Et l’individu est toujours dans un environnement. Un individu qui ne serait pas dans un environnement est une hypothèse absurde. Même si celui-ci flottait dans l’air, ce vide de l’air constituerait encore un environnement particulier. Aussi, comme il est impossible de ne pas être dans un environnement, il est donc indispensable de prendre celui-ci en considération dans toute tentative de compréhension et d’explication du comportement d’un individu. Cet environnement ayant été au départ constitué d’un lieu et des interactions avec la mère et aussi avec les personnes qui l’ont aidée à accoucher. L’individu « seul » est donc une impossibilité pratique.

Je parle de ceci car cette réalité incontournable n’est pas prise en considération dans une multitude de situations sociales comme par exemple l’éducation, la justice, la notion de mérite dont parlent beaucoup de politiciens, etc. Comme il serait trop long d’aborder toutes les situations où l’individu est considéré comme étant, par un curieux miracle, en dehors d’un environnement, je vais donc seulement parler de l’expérimentation abordée par Michel Schiff dans l’ouvrage cité au début de cet article.

Ainsi il traite d’expériences réalisées avec des enfants de travailleurs manuels qui ont été adoptés par des cadres. Sans trop développer les détails de cette expérimentation (car ça allongerait beaucoup la taille de cet article) il ressort que ces enfants adoptés par des cadres, et qui donc sont immergés dans un milieu différent de celui d’où ils sont nés, affichent tous de très bonnes performances intellectuelles lorsqu’ils sont soumis à certains tests, la nature de ces tests étant elle aussi à analyser de prés car ceux-ci ne révèlent qu’une partie infime des performances d’un individu. Cependant ce sont les mêmes tests, comme par exemple le test de QI, qui sont utilisés sur les populations « qui ont du mérite ». Ainsi tous ces enfants placés dans un milieu de cadres « ont tous du mérite » puisqu’ils ont tous un bon niveau intellectuel. Il est par conséquent important de prendre en considération le milieu et de l’analyser au « microscope sociologique », en essayant de regarder toutes les variables qui constituent cet environnement. Je ne le ferai pas ici. Pierre Bourdieu a déjà très bien analysé un grand nombre de facteurs qui influencent un individu pour le résultat de ses performances intellectuelles et aussi de ses goûts, lesquels semblent au premier abord être des goûts « personnels ». Je convie donc le lecteur, si ça n’a pas déjà été fait, à se reporter sur les études réalisées par ce sociologue.

Le travaux de Michel Schiff aboutissent donc aux mêmes constatations que celles de Pierre Bourdieu. Le premier travaillant sur « la génétique des comportements » à l’INSERM, et le second étant avant tout un sociologue. J’aurais pu prendre également d’autres travaux comme par exemple ceux de Bernard Charlot et Madeleine Figeat dans leur ouvrage intitulé : L’école aux enchères, publié aux éditions Payot, et d’autres auteurs encore qui font le même constat.

Dés que l’on regarde de près l’environnement avec en relevant le maximum de variables, on s’aperçoit que celui-ci joue un rôle prépondérant dans les aptitudes d’un individu. Or le discours des plus privilégiés nie en bloc le fait que ces variables ont une importance dans les résultats d’un parcours scolaire et professionnel.

Je conclurai mon propos en disant que le seul moyen de rétablir une tentative de réelle égalité, et non de mettre en avant le caractère fallacieux du mérite, puisque la société est malheureusement inégalitaire dans sa conception politique et économique, est de développer massivement la formation continue en donnant à chacun la possibilité de compenser cette « inégalité de départ », où certains bénéficient par leur milieu social du capital économique ou culturel ou aussi également de ces deux formes de capital en même temps, pour rétablir une société réellement plus égalitaire, étant donné que depuis longtemps déjà l’État ne veut pas procéder à une plus grande homogénéité dans le système économique, avec moins d’écarts sur le patrimoine et les salaires entre les individus. Ce qui implique également d’attribuer plus de moyens financiers à l’enseignement supérieur.

© Serge Muscat – mai 2025.

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