Depuis le passage de la postmodernité à l’hypermodernité, des changements importants ont eu lieu, tant au niveau technique qu’au niveau social. Le développement de la technique a profondément modifié nos pratiques sociales, notamment avec une pluralité toujours croissante de nos moyens de télécommunication. Dans cet univers surmédiatisé les rapports et les liens sociaux se sont modifiés en privilégiant les liens faibles. Les liens sont devenus plus superficiels et l’on surfe avec nos relations amicales comme on surfe sur le web. Époque de la glisse existentielle, nous nouons des liens sans nous attacher aux êtres. D’où cette sensation de solitude que nous ressentons parfois parmi un groupe d’amis. Comme l’a déjà remarqué Gilles Lipovetsky1 dans les années 1980, la poussée de l’individualisme est le moteur de notre nouvelle ère liquide chère à Zygmunt Bauman2.
La multiplication des réseaux sociaux qui ne font que véhiculer une parole creuse, sans le moindre recul et sans la moindre analyse, fait que les internautes peinent à trouver du sens derrière leurs écrans. Porté par un immense narcissisme, chacun se met en scène avec des photos et des vidéos, dans un théâtre électronique où un like correspond à un applaudissement. Changement de peau et changement de mots pour jouer au maître dans un amphithéâtre de la taille de la planète. Telle est la loi des réseaux sociaux et de leur diffusion mondiale.
La culture psy et les marchands de bien-être
Sur le terreau du narcissisme pousse la culture psy qui promet de devenir maître de soi-même et de manipuler autrui pour arriver à ses fins. L’analyse transactionnelle et la psychologie du Moi sont déclinées sous toutes les variantes afin d’avoir prise sur l’autre. Apprendre à connaître les individus et les décrypter, tel un passage au scanner, pour mieux prévoir leurs actions, telle est la promesse de ces livres de vulgarisation concernant la psychologie de bazar. Reprendre sa vie en main au lieu de la subir. Un programme mirifique qui fait saliver tous les lecteurs désabusés de Cioran. Avoir du pouvoir sur les autres, tel est le rêve de tous les participants à la servitude volontaire.
Cette cure de psychologie s’accompagne également de séances de méditations diverses, de fitness et autres activités physiques afin de devenir fier de son corps et d’en imposer par sa seule présence face à des interlocuteurs. Tout est bon dans la course à la domination. Pour les plus perspicaces il y aura la pratique d’un sport de combat qui donne la sensation qu’une simple phrase est un véritable coup de poing en travers de la figure. Ces marchands de bien-être vous proposent tout sur un plateau : un psychisme à toute épreuve dans un corps d’athlète.
La glisse sur la vie liquide
Comme le remarque Zygmunt Bauman, dans une société où la mobilité est devenue le nouveau paradigme, tout bouge rapidement sans que ne résiste la moindre attache. L’individu glisse sur le social d’une manière détachée, sans n’avoir plus vraiment d’amis véritables et sans même avoir un emploi fixe. Chacun file sur sa trottinette électrique dans les méandres des villes sans que rien ne semble pouvoir nous arrêter.
Le progrès avance inexorablement sans que nous sachions très bien ce que nous prépare le futur. Le XXIe siècle sera le siècle de l’informatique et de la conquête de Mars nous disent certains futurologues. Le transhumanisme sera la nouvelle religion qui décuplera la puissance de l’homme. On fera la chasse aux poètes à grand renfort d’intelligence artificielle, et l’homme sera battu à tous les jeux contre l’ordinateur. Ère du métavers, nous ne nous satisfaisons plus du réel brut. Notre imaginaire déborde dans les mondes virtuels, encerclés que nous sommes par l’insalubrité de la réalité. Nous replantons des arbres dans le béton, conscients que la nature et l’homme ne font qu’un.
Coincés entre Matrix et Terminator, nous ne savons plus quelle voie prendre. Nous étouffons et manquons d’espace pour déployer toute l’étendue de notre Être. Nous regardons avec convoitise la Lune et Mars, avec l’espoir d’en faire nos prochaines banlieues. Nous affrontons l’absurde avec témérité et nous donnons de fausses explications à notre soif de compréhension. A force de creuser le comment, nous nous disons que nous finirons bien par trouver le pourquoi.
La société hyper-technicienne
Jamais dans l’histoire de l’humanité nous n’avons autant voulu maîtriser la nature qu’en ce XXIe siècle. Cette volonté de tout rendre artificiel, jusqu’à l’intelligence même avec l’informatique, en attendant de modifier le vivant lui-même avec la génétique appliquée à l’homme, n’a rien d’équivalent dans l’histoire de l’évolution humaine.
Tout devient technique. La technique est à ce point répandue que l’on nomme ingénieurs des métiers qui n’ont que peu de choses à voir avec l’ingénierie. Ainsi on nomme « ingénieur d’étude » des personnes qui s’occupent de piloter une formation alors qu’elles n’ont rien de commun avec un ingénieur proprement dit. On parle également d’ingénieur d’affaires au lieu de parler de commerce. Toutes les activités humaines tendent à être calquées sur le modèle de l’ingénieur de la révolution industrielle. Procédures de travail, théorisation (avec par exemple les statistiques) et tout le vocabulaire de l’ingénieur. Dans le secteur tertiaire la planification des tâches est semblable à celle de l’usine. Les openspaces ne sont que des dérivés de l’organisation d’une usine.
Par ailleurs les sciences humaines font de plus en plus appel à tout un attirail mathématique qui, bien souvent, est superflu3. Les sciences humaines comme l’anthropologie n’ont que très peu besoin de modèles mathématiques. L’essai sur le don de Marcel Mauss ne gagnerait rien à utiliser des statistiques pour parfaire l’exposé. Et pourtant les mathématiques sont de plus en plus utilisées pour réaliser des études en sciences humaines. Carl Gustave Jung, dans son ouvrage Présent et avenir, parle de ce phénomène de l’individu statistique, d’un individu qui n’existe en fait pas, qui est une fiction de la moyenne mathématique et que l’on ne rencontre jamais. Ainsi Pierre Bourdieu utilise de nombreux graphes dans sa revue Actes de la recherche en sciences sociales . Afin d’obtenir un discours qui se veut le plus scientifique possible, les sciences humaines utilisent les méthodes de l’ingénierie. Quant à Pierre Goguelin (ancien professeur de psychologie du travail au CNAM et aujourd’hui décédé), il rédige par exemple dans son ouvrage L’équilibre du corps et de la pensée un tiers du livre en faisant une comparaison entre le fonctionnement humain et celui d’une machine. Mais l’homme n’est pas une machine contrairement à ce que nous proposent les transhumanistes. L’homme possède une altérité que jamais la machine ne possédera. Les ingénieurs ont beau réfléchir sur une simulation possible de l’être humain, leur tentative est vouée à un échec certain.
La surenchère du spectaculaire
D’autre part, Gilles Lipovetsky4 relève un point particulier qui est l’escalade de l’éphémère. Vous vivons dans une vie-minute où tout doit être réalisé en un temps record, aussi bien la production que la consommation. Un produit va en remplacer un autre, et ceci dans une accélération croissante de capitalisme artiste. La starisation et la presse people entretiennent une mythologie de l’artiste, où chaque star est aussitôt chassée par une autre star, dans des délais de plus en plus courts. Les artistes défilent comme des objets manufacturés sur une chaîne de montage. Les cadences s’accélèrent et le public en redemande. Comme le dit si bien cet auteur, dans les films d’action il y a par exemple une surenchère toujours plus grande de la violence du personnage principal qui devient capable de donner cent coups de poing aux prétendus méchants, le tout dans un binarisme affligeant. Les coups de feu s’enchaînent les uns aux autres, avec une croissance galopante, laissant le téléspectateur dans un orage de sensations disparates et floues, où sa capacité de discernement reste amoindrie.
La surenchère du spectaculaire semble ne pas avoir de limites. Toujours plus haut, toujours plus loin, jusqu’à l’obscénité intégrale. Telle est la nouvelle recette du cinéma actuel. Ainsi les James Bond sont-ils de plus en plus violents en utilisant des armes de plus en plus létales. Quant aux autres films d’action que chacun connaît comme par exemple Expandable et leurs ersatz, nous trouvons les mêmes ingrédients qui tiennent le téléspectateur en haleine. A chaque seconde, le spectateur s’attend à de nouvelles prouesses qui dépasseront celles vues antérieurement. Cela rejoint le ballet des revolvers dont parlait Roland Barthes dans ses Mythologies. Et pour finir sur ce sujet, le contenu narratif est réduit à des stéréotypes dont l’univers principal est la maffia.
La ville comme gigantesque supermarché
Dans les années 1960 furent inventés les supermarchés, ces lieux qui rassemblaient en un même emplacement presque tout ce dont avait besoin le consommateur. Puis le modèle s’essouffla pour laisser la place à un commerce de proximité. Ensuite ce fut toute la ville qui se transforma en supermarché. Objets insignifiants qui sont désormais vendus dans toutes les rues des grandes villes. Plus d’espaces de tranquillité où les marchands ne s’installent pas au bas de tous les immeubles. Il ne reste que quelques îlots de calme non encore pris d’assaut par les marchands. Désormais nous vivons dans une gigantesque grande surface commerciale avec tout ce que cela comporte comme désagréments. Partout des publicités et des kiosques à journaux nous vantant la dernière mutuelle au prix imbattable et autres réclames du même genre. Il faut bien que le commerce fonctionne ; mais tout de même il y a des limites. La ville devient invivable, envahie par les marchands. C’est aussi cela l’hyper-modernité.
La décroissance pour conclusion
Face à cette hyper-modernité qui nous propulse dans une impasse de laquelle nous ne sortirons pas, la seule voie viable et possible est d’entamer une décroissance progressive.
Nous arrivons au bout de nos ressources naturelles, et persévérer dans le chemin de la croissance prônée par la plupart des économistes nous mènera dans une société invivable. Persister dans l’erreur risquerait de nous mener rapidement à une catastrophe planétaire qui commence déjà à se faire sentir. L’hyper-modernité doit opérer un changement de cap et réviser entièrement la société.
L’histoire n’est pas linéaire, et il est illusoire de penser que nous allons continuer à prolonger les trente glorieuses. Travailler moins et consommer moins sont les seules issues pour sortir de la catastrophe planétaire qui nous attend dans un futur proche ●
© Serge Muscat – Septembre 2023.
1Gilles Lipovetsky, L’ère du vide, Essais sur l’individualisme contemporain, Ed. Gallimard, 1983.
2Zygmunt Bauman, La vie liquide, Ed. Le Rouergue/Chambon, 2006.
3Voir à ce propos le livre d’Abraham A. Moles, Les sciences de l’imprécis, Seuil, 1995.
4Cf Gilles Lipovetsky, Jean Serroy, L’esthétisation du monde, Vivre à l’âge du capitalisme artiste, éd. Gallimard, 2013.