Le professeur de littérature germaniste

Toujours vêtu de costumes à rayures impeccables avec des chemises blanches à col ouvert, il semblait venir d’un autre monde. Il ne correspondait pas au style répandu dans l’université où il enseignait. Ses cheveux assez longs ne demeuraient plus en correspondance avec la mode ambiante de son époque. Les années 70 étaient assez éloignées et l’on sentait chez lui son appartenance à cette période de la société. Lors du premier cours auquel j’avais assisté, après avoir pénétré dans la salle, il était resté un long moment sans rien dire, avec un comportement dénotant l’embarras. C’était un peu comme s’il se demandait ce qu’il faisait là, dans cette salle étroite et bondée d’étudiants de tous les âges. Cet homme m’intriguait ; il n’était pas comme les autres professeurs. On sentait chez lui comme un certain mal de vivre, une sorte d’inquiétude inscrite dans les tréfonds de son être. Le silence se prolongea, puis il finit par prendre la parole. Il commença par nous parler du dadaïsme et du surréalisme, avec une voix légèrement teintée de mélancolie. Il paraissait ne pas vraiment croire à ce qu’il disait, et les aventures du mouvement surréaliste semblaient être, dans ses propos, comme des distractions d’artistes coupées de la réalité sociale. On sentait qu’il n’était pas totalement convaincu par les expérimentations d’André Breton et que tout ça n’était qu’une sorte d’activité d’écrivains qui trompaient l’ennui en s’amusant comme des enfants.

Tout au long de son exposé, il faisait des gestes avec les bras qui étaient en dissonance avec ce qu’il essayait de dire. Il nous parlait du surréalisme parce qu’il fallait bien mentionner ce mouvement littéraire et artistique qui avait marqué l’histoire des créations, mais on percevait qu’au fond de lui quelque chose d’autre le préoccupait beaucoup plus. Ces amusements intellectuels n’entraient pas en résonance avec cette conscience tragique qui émanait de sa personne. Il paraissait en fait, alors que je l’observais attentivement, être revenu de tout et ne plus croire en rien, et surtout ne pas croire à ce qu’il exprimait en retraçant l’histoire du surréalisme. Dans cette salle, il vivait en quelque sorte par procuration l’aventure d’écrivains et de plasticiens qui s’étaient amusés tels des adolescents pour tromper l’absurdité et la douleur d’être au monde. Le surréalisme ne donnait pas à mieux voir et comprendre le réel, il cherchait au contraire à s’en éloigner le plus loin possible en présentant de faux paradoxes qui évitaient soigneusement de faire face aux véritables contradictions de la vie, avec son lot d’ennui, de désespoir et de mirages surgissant dans la conscience de tous les hommes, au moment où ils s’y attendaient le moins, dans la plupart de leurs activités frénétiques.

Je revis ce professeur en le croisant un jour dans la rue, en plein centre-ville. Toujours habillé d’un costume élégant, il marchait les mains dans les poches avec, sur le visage, l’expression d’un homme égaré et seul, comme perdu dans l’existence, cette existence qu’il tentait de nous expliquer, dans ses cours, par le bais des auteurs surréalistes et d’une multitude d’autres écrivains, comme par exemple Walter Benjamin qu’il affectionnait particulièrement et dont il nous dépeignait la vie tragique.

Quelques années plus tard ce professeur décéda d’un cancer. Je fus affecté lorsque j’appris sa mort. Avant de s’éteindre, il avait écrit quelques pages sur son lit d’hôpital. Ces textes furent publiés. Dans cette mince plaquette il n’était plus question de théories littéraires ou de littérature tout court. Il parlait de choses simples et ordinaires de sa vie à l’hôpital. Il s’accrochait comme tous les hommes aux derniers instants de l’existence, en voulant témoigner, sur des feuilles griffonnées à la hâte, de cette absurdité et de l’espoir qui traversent l’espèce humaine. Ce professeur s’appelait Jean-Michel Palmier.

© Serge Muscat – mai 2025.

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