La meilleure façon d’être optimiste est d’être perpétuellement en mouvement. Les utopies positives germent bien souvent dans l’esprit des hommes qui voyagent.
Ainsi, dans chaque nouveau lieu où l’on arrive, comme par exemple lors d’un déménagement, nous percevons seulement l’épiderme de la réalité en ne nous souciant pas de toute la machinerie qui se trouve dessous. Et c’est au fil des jours, des mois et des années que l’on découvre progressivement un réel différent. Ceux qui ont le goût du voyage sont, quelque part, des hommes qui croient en une humanité meilleure que ce qu’elle est. Et pour confirmer leur croyance, ils arpentent sans cesse de nouveaux endroits en se laissant prendre au piège de l’émerveillement.
Dieu est dans les détails, a-t-on écrit. Dans les détails se trouve également l’horreur. Le cauchemar de la vie commence à partir du moment où l’on commence à regarder le monde avec une loupe.
Dès la naissance, l’homme pousse des cris de terreur en percevant indistinctement ce qui l’attend. Il commence ensuite à explorer le monde qui l’entoure pour ne pas voir le sordide de l’existence.
Comme le défilement des images fixes procure l’illusion du mouvement avec le cinéma, le voyage donne l’illusion que le monde n’est pas ce qu’il est. Traverser la vie comme dans un train permet de ne pas voir tout en regardant ce qui se passe derrière la vitre.
La plus grande souffrance que l’on puisse infliger à un homme est de l’empêcher de se déplacer, de se mouvoir. Car immobiliser un homme revient à lui ôter toute illusion sur l’existence, à lui faire percevoir l’absurdité de la condition d’être vivant. C’est aussi pour cette raison que les individus aiment sortir de chez eux, depuis la simple promenade dans la ville où ils vont prendre un verre quelque part, aller voir un film au cinéma ou mille autres sorties du même genre, jusqu’au voyage pour prendre, comme ils disent, « des vacances ». Puis un jour ils s’aperçoivent, souvent lorsqu’ils ont un âge avancé, qu’ils n’ont fait que se fuir eux-mêmes, tout en ne voulant pas voir la réalité des choses, qu’ils commencent tout doucement à percevoir, lorsque leur jeunesse se trouve éloignée et qu’ils s’approchent d’une autre vérité. Certains découvrent ce qui se dissimule derrière l’apparente joie de vivre à vingt ans, d’autres à trente ans ou plus tard, beaucoup plus tard. Mais presque tous font cette découverte avant de mourir. Ceux qui entraperçoivent entre vingt et trente ans le non-sens de tout ce qu’ils entreprennent tout en n’y croyant pas vraiment, en réalisant des activités sur lesquelles ils réfléchissent à certains moments avec un doute profond, prennent des chemins chaotiques et désordonnés. Pour les autres, la vie leur semble d’une « évidence » parfaite et ils exercent durant quarante ans le même métier, ont des enfants et prennent leur retraite au bord de la mer ou ailleurs. Mais vient le jour, tôt ou tard, où ils prennent alors conscience qu’ils n’ont fait que travailler pour survivre, ou parfois aussi pour s’enrichir, et non pour se réaliser dans un emploi comme ils le disent souvent, et que de nombreuses des activités humaines sont absurdes ou inutiles. Faire du ski, du saut en parachute, assister à une course de voitures, jouer à des jeux vidéo jusqu’à l’âge de quarante ans, perdre du temps à discuter de choses futiles pendant des heures dans des réunions diverses ou amicales où chacun se trouve en fait seul bien que parlant avec les autres, et qui n’est en fait qu’une manière de ne pas accepter ce qu’ils pressentent réellement, lorsqu’ils disent par exemple « ça m’évite de penser » ; toute cette myriade d’activités réalisées pendant le week-end, le soir lorsqu’ils rentrent du travail ou pendant les congés payés, en regardant la télévision, en bricolant, en jouant à des jeux de société, en s’occupant de leurs enfants qui très souvent les déçoivent lorsqu’ils deviennent adultes en ne pensant pas du tout comme eux, perdent un jour la signification qu’ils pensaient que tout cela semblait avoir. Ce n’est qu’une question de temps. Si ça ne se produit pas à trente ans, cela se produit à quarante ans ou plus tard, lorsqu’ils sont à la retraite et qu’ils sont libérés du travail en n’ayant plus à gagner leur vie. Et ils n’éprouvent alors plus le besoin d’être en mouvement, d’aller voir ailleurs ce que d’autres personnes font, et qui la plupart du temps sont arrivées aux mêmes conclusions qu’eux bien qu’étant situées à des milliers de kilomètres. Ils ne vont plus également dans cette machine à illusions qu’est le cinéma, lequel a besoin de sommes d’argent parfois pharaoniques pour fabriquer des fictions médiocres et qui doivent également être rentables. Ils cessent alors de s’agiter et d’être perpétuellement en mouvement en se perdant dans des distractions douteuses et dont ils s’aperçoivent qu’elle n’ont aucun sens. Ils essaient de continuer à vivre, car il faut bien laisser le temps biologique se réaliser, en ayant toutefois les yeux cette fois-ci bien ouverts sur ce que propose la vie sociale et les multiples activités des hommes. Ils entreprennent d’autres activités qu’ils n’ont par exemple pas pu réaliser parce qu’ils étaient obligés de faire n’importe quel travail pour gagner leur vie. Chacun a une horloge qui sonne à des heures très différentes de la vie. La seule certitude est que l’horloge sonne un jour; et qu’elle finit également par s’arrêter.
© Serge Muscat – avril 2025.