Ce XXIe siècle est bien singulier. Radicalement différent des autres, les poètes mènent cependant une vie aussi rude que celle des périodes passées. Siècle de l’informatique, toute activité d’écriture passe désormais par l’ordinateur. Cet objet est devenu incontournable, comme l’était la plume au XIXe siècle. Ainsi nous mettons nos souffrances, nos doutes, nos illusions mais aussi nos espoirs qui nous font croire que demain sera meilleur alors que tout nous montre le contraire, nous écrivons toutes ces contradictions à l’aide d’un logiciel de traitement de texte, lui aussi programmé par des êtres se disant que « la vraie vie » est celle passée devant l’écran de ces machines qui promettent la richesse, la gloire et de nombreuses choses dont rêvent les hommes en voulant être heureux.
Les poètes et les romanciers deviennent donc, un peu malgré eux, également des informaticiens en maîtrisant plus ou moins les codes et les langages de cet ordinateur que chacun possède pour pouvoir vivre et même survivre au quotidien. Cette machine a un caractère presque messianique et les poètes tentent de l’apprivoiser pour réussir à exprimer ce qu’ils ont vu et entendu tout au long de la vie qu’ils traversent bien souvent d’une manière différente de ceux qui se contentent simplement d’éprouver chaque instant sans ressentir la nécessité impérieuse de symboliser par des mots l’expérience traversée.
Les poètes et les romanciers sont dans bien des cas des individus qui ont la chair à vif, et qui voient derrière la fausse évidence de ce qui se présente à eux. Ils le perçoivent avec une telle intensité, aussi bien pour le malheur que pour la joie, qu’ils leur faut l’écrire, comme pour se rassurer que tout cela était bien vrai, tout en partageant avec le lecteur cette réalité qu’ils pensent être importante. Car avant d’écrire, ces personnes ont aussi une façon particulière de traverser l’existence. Ils ne la traversent par exemple pas de la même façon que les informaticiens, dont certains sont très célèbres, qui, eux, éprouvent une grande satisfaction lorsqu’un programme fonctionne correctement, tout en ayant aussi des loisirs totalement différents de ceux des poètes et des romanciers. Ces derniers « rencontrent » les informaticiens par le biais de cette machine logique posée sur leur bureau, mais leur système de pensée et la manière d’appréhender la vie sont totalement divergents. Les uns voient dans cet outil un moyen alors que les autres y voient une fin.
Comme l’écrivait un professeur de littérature, « sale temps pour les poètes ». Pour ceux qui ne perçoivent pas le monde et la vie comme ceux qui sont simplement à l’intérieur de leurs actions, sans avoir un regard surplombant sur chaque situation qu’ils vivent ou qu’ils observent. Ce que perçoivent ces personnes ne prend pas des proportions démesurées et ils chassent ces pensées d’un geste vague de la main. Ce ne sont pour eux que des épiphénomènes sans aucune importance, qu’ils oublient bien vite en réalisant diverses activités. Même s’ils apprécient parfois de lire un roman ou de la poésie, ils considèrent qu’en écrire eux-mêmes est tout à fait superflu et déplacé, et préfèrent faire une partie de tennis, bricoler ou bien d’autres choses encore. Ils sont « dans une autre réalité », qui change quelquefois en avançant dans l’âge.
J’ai entendu un jour un technicien en électronique qui s’exprimait en ces termes à propos des livres : « Je lis utile ». Mais chacun a une compréhension différente de ce qui est « utile ». Et en regardant de plus près, tous les livres sont utiles. Ils aident également parfois à mieux comprendre le caractère mystérieux de l’existence ; aussi bien pour ceux qui les écrivent que pour ceux qui les lisent, les deux catégories étant parfois réunies en un seul et même individu.
Je ne sais pas s’il y aura encore des poètes parmi ceux qui réussiront dans un futur incertain à vivre sur la Lune ou sur Mars. Il est cependant probable que les hommes et les femmes qui vivront durant un temps assez prolongé se poseront les mêmes questions et auront les mêmes besoins que ceux et celles qui vivent sur Terre. Le papier ne sera peut-être plus utilisé mais les futurs habitants de ces astres, du moins pour une partie d’entre eux, trouveront encore du sens à lire un poème en prose ou une nouvelle. Et il fera également « un sale temps pour les poètes », lesquels ont traversé toute l’histoire sous un ciel perpétuellement sombre et orageux.
© Serge Muscat – avril 2025.