Payé à l’heure, le salarié est l’esclave du temps. On lui vole ce temps si précieux, ce temps qui devient la propriété du patron. Le travailleur voudrait faire voler en éclats toutes les pointeuses du monde qui mesurent le temps d’une vie. Vie perdue dans un chronographe, où est déjà loin le temps discontinu de l’enfance passée à jouer.
On dit d’une arme qu’on la « pointe » sur une cible. Pointer est donc quelque chose de meurtrier. C’est le tir du temps dans le cœur de l’âme. La pointeuse fait des trous dans l’esprit des hommes. Et ce temps ne s’arrête pas là ; il nous poursuit partout, jusque dans nos rêves.
Mettre les dates sur un curriculum vitae, c’est encore être l’esclave du temps, être poursuivi par ce temps que tout le monde veut acheter. On veut vous voler votre temps, votre vie, ne rien laisser au hasard dans le grand planning universel. Le cosmos est une horloge qui compte sans fin le temps sur ses grandes aiguilles étoilées.
Sur le CV doit être représentée la suite chronologique de ce qui « devait » advenir. Comme si tout était prévu d’avance par on ne sait quel déterminisme. Le temps aurait donc une logique ? Le recruteur est en quête de sens. Car selon lui tout s’ordonne par le temps. Il en est tellement persuadé qu’il construit des courbes et des graphes pour s’y retrouver dans ce temps dont personne ne sait ce qu’il est exactement. Il a pour se rassurer une grosse montre au poignet qui indique les dixièmes et les centièmes de seconde. Pour lui, il n’y a aucun doute : sa montre dit la vérité. Avec ses soixante minutes il s’imagine régner sur son entreprise. Il sait cependant que tant d’heures réalisées par les salariés lui rapporteront telle somme d’argent avec cette fameuse valeur ajoutée produite par le temps des travailleurs.
Serge n’a pas mis de dates sur son CV. Car il n’a jamais su avec précision quelle heure il était ni quel âge il avait. Il se doute que quelque chose se passe que certains appellent « temps » mais il ne veut pas en savoir plus sur ce sujet. Il laisse couler les jours au fil du lever du soleil et se couche lorsque les étoiles brillent dans l’obscurité du ciel. Il mettra quelques dates erronées sur son curriculum vitae qui ira même ainsi à la corbeille étant donné qu’il ne rentre pas dans la fameuse « norme » décidée par le recruteur.
Mais la nuit tombe et il faut aller se coucher. Peut-être demain Serge se réveillera-t-il avec l’espoir d’entamer une meilleure journée •
J’ai rédigé ce texte mélangeant réalité vécue et fiction pour montrer diverses choses. Je soulève la question du conformisme dans le monde de l’entreprise, où par ailleurs on apprend aux personnes à rédiger un CV, donc à se conformer à une certaine présentation de son parcours pour se conformer aux attentes de telle ou telle personnes. Or, la « bonne présentation » n’existe pas, toute « bonne présentation » est totalement arbitraire et ne correspond en fait qu’à une vision particulière que chacun a de la connaissance au sens large, et donc de ce qui prime et de qui est superflu J’ai fait intervenir les « dates » pour montrer que la question du temps, de la chronologie, du sens que l’on donne à la succession des événements est en fait arbitraire. D’autre part, la « dictature » du temps mort , du « trou dans le CV », donc de l’obligation de n’avoir pas eu de cessation d’activité, cette cessation, ce trou dans le parcours étant considéré comme une perte de compétence et de plus comme un « trou forcément voulu » (ce qui est vrai dans certains cas mais pas dans d’autres), alors que l’individu est confronté à une multitude d’aléas liés à la vie économique et sociale, etc, que ces trous que l’on doit cacher, car il y a un rapport de force et de pouvoir entre le recruteur et le recruté et que c’est le recruteur qui impose sa vision du monde au recruté, où en fait chacun utilise une stratégie différente pour obtenir la même chose, c’est-à-dire une quantité d’argent (le salaire pour le salarié et les bénéfices pour l’entreprise), bref, j’ai voulu montrer le monde de l’entreprise commerciale, où les recrutés sont obligés de se conformer à une certaine vision de l’économie et de la société pour pouvoir survivre, où d’autre part le recruteur a un pouvoir total sur le recruté, sur sa vie privée, où l’on doit indiquer dans le CV ses loisirs et une multitude de choses qui sont en fait « une atteinte à la liberté de chacun ». La composition d’un CV qui doit tenir « sur une page », ou deux au maximum, sinon il va à la corbeille. Comment en outre résumer une vie sur « une page »? Démarche totalement insensée à laquelle les recrutés doivent cependant se plier. Je vous laisse réfléchir sur ces questions. Car on pourrait aussi parler de la succession dans le temps qui aurait « une logique » dans les différentes formations que suit un individu. Il n’y a pas de logique universelle, il n’y a que la logique du recruteur qui pense que certaines choses sont utiles pour le développement de son entreprise, alors que le recruté pense quant à lui que certaines autres choses sont utiles pour l’épanouissement de sa vie personnelle, comme par exemple avoir du temps libre, et qui suit une « stratégie épistémologique » bien souvent différente de celle du recruteur dont l’objectif premier est la croissance rapide des bénéfices de son entreprise. Quant à savoir si l’activité qu’il propose à ses « clients » est réellement utile ou nuisible, c’est au marché d’en décider. Des travailleurs se retrouvent parfois à faire n’importe quel travail, dans des activités que par ailleurs ils détestent, juste pour avoir un salaire.