Au fil des jours, lentement, très lentement, je sens le temps se diffuser en moi, comme un liquide imprégnant progressivement un tissu. Je perds l’attirance envers les gens et le monde tout entier, tout en commençant à comprendre que la vie n’était qu’un mirage, que toutes les lumières ne brillaient que pour mieux tromper les papillons de nuit.
Ainsi il n’y avait rien à découvrir derrière les ampoules électriques colorées. Seuls apparaissent mes parents morts dont je me souviens avec difficulté de leurs visages. Quand ils étaient encore jeunes, qu’ils riaient, lorsque je suivais ma mère partout et que mon frère, légèrement plus âgé que moi, n’avait pas encore acquis cette expérience de la vie qui est source de malheur et de désenchantement. Nous jouions aux petites voitures en suivant un parcours dans l’appartement, il me faisait des séances de projection d’images qu’il commentait en imitant des personnages. Je m’aperçois à présent que mon frère, ma mère, mon père et moi étions dans la même illusion concernant l’existence. La seule différence, et qui demeure très mince, c’est que je témoigne de leur présence par ces quelques lignes.
Peu à peu la force me quitte, tout en voyant partout des personnes disparaître. Mes anciens professeurs, des amis, ils sont tous aspirés dans le grand entonnoir du temps qui n’en n’épargne aucun. Et de les voir transformés en spectres un à un me fait chaque jour un peu plus souffrir. C’est une partie de ma mémoire qui s’en va, dans le grand kaléidoscope de mon esprit. Presque une dizaine d’enseignants dont je suivais les cours dans un passé pas très éloigné ont disparu et d’autres sont en train de perdre le peu d’énergie qu’il leur reste. Je n’ose plus consulter leurs livres comme on craint d’ouvrir un cercueil. Ça prend des allures de cauchemars auxquels j’ai du mal à croire. Je n’arrive plus à trouver le sommeil et je passe des nuits entières sans dormir. Même la fameuse sagesse dont parlaient les anciens demeurait une illusion comme les autres. Toute l’existence n’était en fait que décors en carton-pâte qui se déchirait progressivement jusqu’à tomber en poussière.
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Je n’ai pas réussi à dormir, pas même à m’allonger tellement je me sens préoccupé par ce temps qui passe comme la lame d’un rasoir sur une joue, tout en pouvant à chaque instant dévier pour s’enfoncer dans la chair molle. Je n’ai plus la même énergie qu’autrefois et cette baisse de ma vivacité motrice déclenche de nombreux questionnements. Je ne sais pas avec certitude ce qui se passe en moi, il me semble cependant que je suis écartelé entre la mort de très nombreuses personnes et ma propre mort, avec entre les deux une sorte de balancier temporel qui oscille de l’un à l’autre sans que rien ne puisse être modifié. Je suis tout autant effrayé par la mort de ces personnes que par ma finitude. Et les deux réunies provoquent une tempête dans tout mon être. Ainsi il me semble un peu avoir fait un tour complet sur les éventuelles découvertes encore à faire et ce qui relève d’une nouvelle illusion en ne voulant pas admettre que je suis arrivé au terminus des mirages, comme il existait un terminus dans le monde ferroviaire.
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La vie est aussi courte qu’un flash d’appareil photo lancé dans les années-lumières de l’univers Et pourtant j’ai pu découvrir durant cette durée dérisoire quelques éléments de cette incompréhensible aventure humaine, où les hommes meurent à chaque instant prématurément, où ils se font la guerre pour des morceaux de territoire et inventent également des techniques ainsi que ce qu’ils appellent « des cultures ». Et ils se font aussi la guerre pour ces techniques et ces cultures.
Mon père, qui était loin d’être parfait, comme tous les humains sur cette planète, est mort à soixante-cinq ans. Je ne sais pas si je vais vivre la même durée que lui. Si je suis ici vivant pour regarder cette boule bleue qu’on appelle la Terre, c’est grâce à lui puisqu’il m’a engendré et que je ne suis pas venu au monde par génération spontanée, comme du reste tout le vivant. Il était ce qu’il était, c’est à dire franchement de droite, il méprisait les syndicats, il dominait ma mère en ne lui laissant aucun espace de liberté, il se comportait avec violence à l’égard de mon frère et moi lorsque nous étions enfants, bref, je ne veux pas le juger car j’ai eu aussi de merveilleux moments en sa compagnie. Même si je demeurais rarement d’accord avec lui, il n’en demeure pas moins que si je suis ici en vie c’est grâce ou à cause de lui, je ne suis pas né d’un lapin, d’une poule ou d’un éléphant. J’essaie de vivre comme je peux et selon mes souhaits. J’approche de l’âge où il est mort et j’arrive à le comprendre un peu mieux. Souvent je pense à lui et je me dis qu’après tout il avait lui aussi le droit de faire des choix, comme moi j’ai fait des choix avec une certaine liberté et qui ne correspondaient pas aux siens.
J’ai pu découvrir durant cette minuscule portion de temps qu’est l’espace d’une vie l’absurdité de tout ce qui nous entoure et que l’homme cherche désespéramment à expliquer d’une manière malheureusement bien souvent autoritaire. Les hommes se font également la guerre pour des théories tout autant que pour des morceaux de territoire. Et personne ne semble échapper à ce fait, pas même moi qui suis aussi inclus dans le monde des humains. J’essaie souvent de prendre du recul, sans savoir si je réussis à être « à la bonne distance ». Mais dans tous les cas lorsque je vois un homme ou femme confronté à la mort, je n’ai plus alors aucune hypothèse, aucune théorie et je sombre dans le doute complet pour aboutir à cette absurdité qui m’accompagne depuis de très nombreuses années. La mort ne produit aucune réponse. Ceux qui sont morts invitent toujours à ceux qui sont vivants à se poser des questions dont les réponses sont sans consistance, car être confronté à la mort d’une personne est la situation ultime que l’homme cherche à comprendre depuis toujours.
© Serge Muscat – Mars 2025.