Bruce Bégout, l’homme des friches et des architectures incertaines

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Bruce Bégout reste dans le paysage intellectuel un auteur à part qui se préoccupe de choses que la plupart des écrivains trouvent insignifiantes. Ainsi il pose son regard sur des friches, des bordures d’autoroutes, des motels, des usines désaffectées pour nous montrer la précarité qui se cache derrière les paillettes, notamment dans les villes américaines. Avec lui les architectures s’écroulent et deviennent friches avant qu’elles ne soient définitivement terminées.

La ville américaine aux lumières tapageuses des néons qui clignotent pour interpeller les passants n’est en fait qu’un ersatz de ville où tout vacille dans la banalité extrême. Partout règne le factice et les faux plafonds, le tout dans un état délabré et produit en grandes séries. Comme le dis ait Henry Miller dans l’un de ses romans, pas une seule pierre n’est ajustée avec amour. Tout est de travers et les pavillons souffrent presque tous d’imperfections. D’autre part il existe une culture du nomadisme où les populations laissent tout pour déménager. Il n’y a pas cette sédentarité comme on la trouve en Europe. Ce qui fait que les banlieues pavillonnaires sont faites d’habitations bien souvent délaissées, du moins pour les banlieues les plus pauvres. Bruce Bégout remarque également que le motel est largement diffusé et que de nombreuses personnes vivent dans ces habitations précaires. Lieu de la banalité où tout se ressemble sans la moindre trace d’humanité. Villes sans histoire où tout est fabriqué dans l’urgence et le temporaire. Bien entendu, il y a des monuments qui rappellent que l’Amérique a tout de même une histoire, même si elle est courte. Mais dans l’ensemble beaucoup de choses sont temporaires. Lieu de fluidité des capitaux, les richesses et les faillites se succèdent à des cadences effrénées. Pas de stabilité dans l’empire du carton-pâte. Tout se fait et se défait au rythme des marchés. Aujourd’hui dans un pavillon, demain dans un mobil home. Rien ne dure vraiment. C’est aussi cela le pays de la liberté.

Dans le chapitre intitulé « L’envers du décor » de Zeropolis, l’auteur nous dépeint un univers fait de vapeurs d’essence qui, comme il le dit, « prennent à la gorge ». Toute la population est abrutie et est dans une torpeur « où s’entassent les quelques objets essentiels qui leur font croire que toute existence humaine doit être nécessairement accompagnée. » Nous sommes loin de la machine à rêves que nous proposent les studios de cinéma. La banalité et l’ennui sont au rendez-vous, au milieu d’architectures qui ne durent pas plus de vingt ans. Univers du contreplaqué, tout peut s’effondrer à n’importe quel moment. Friches à perte de vue, c’est à un monde sans âme que nous sommes confrontés. Pays du bricolage et du garage mythique, tout est sans cesse à réparer. Les parcs d’attraction tentent vainement de donner un sens à l’existence, mais dans cette artificialité les individus sentent bien que quelque chose ne va pas.

Cette démesure est sans substance ; Henry Miller s’en était déjà aperçu lorsqu’il habitait New York. Ce monde n’est pas à une taille humaine, tout y est vanité et désir de domination. Dépasser sept étages pour un immeuble est quelque part une chose malsaine. La verticalité dans son principe le plus large dénote une volonté d’asservir. Quant à l’empire du jeu c’est également l’empire du vice. Peuple de joueurs invétérés sous toutes les déclinaisons, Las Vegas rassemble tout ce qu’il y a de plus sordide dans les méandres de la nature humaine. Ça clignote de partout dans un déluge d’électricité en essayant de faire croire au joueur que la vraie vie est ici. Entreprise de flatterie narcissique, tout est prévu pour convaincre le joueur qu’il est dans le meilleur des mondes. Rien n’est impossible et le hasard sera présent au rendez-vous. Comme l’écrit Bruce Bégout « le ludique a pour but de domestiquer le désir originel et sans objet qui coule dans les veines de chacun. » Jouer jusqu’à en perdre la tête, emporté par les flux des lumières. Tel est le secret des salles de jeux. Dans l’étendue interminable des machines à sous, chacun tente sa chance en étant persuadé de gagner quelque chose. Leurre des salles de jeux où les joueurs parient sur l’impossible. Las Vegas avale les clients comme un serpent avale ses proies. Temple du factice et du mirage, les joueurs n’aperçoivent que les pâles reflets d’une réalité déformée. De plus Las Vegas est la plus grande décharge d’enseignes lumineuses. Comme l’écrit J.G. Ballard, « Las Vegas n’a jamais été rien d’autre que la plus grosse ampoule électrique du monde. » Et les joueurs sont attirés comme des papillons de nuit par cette monstrueuse ampoule située dans un désert. Architecture champignon qui a poussé dans le grand rien, au milieu de nulle part. Comme l’explique Bruce Bégout, tout est rouillé et dénaturé, c’est le règne du bancal et de l’incertain où tout peut s’écrouler à chaque instant. Et les joueurs ne font même plus attention à cette précarité chancelante d’une architecture rafistolée de partout. Rien n’a été prévu pour durer. C’est aussi cela le rêve américain : un amas de planches pour réaliser une maison en bois. Univers peuplé d’habitations de fortune que l’on ne peut même pas qualifier d’architectures comme on parle d’une cité antique à Rome ou à Athènes. Las Vegas n’est qu’un amas de tôles, de boulons et de matière plastique, le tout recouvert d’une peinture écaillée.

Bruce Bégout, dans ses divers écrits, nous dresse enfin un tableau saisissant de cette Amérique dont le cinéma fait rêver le monde occidental tout en nous cachant les réalités de la banalité de la vie quotidienne et de ses turpitudes. Comme Roland Barthes l’avait fait pour la presse people et la mode, Bruce Bégout démonte la mythologie américaine pour nous montrer la face cachée d’un pays à bout de souffle où règne derrière les paillettes des populations en difficulté et une vie dénuée de sens

© Serge Muscat – Septembre 2023.

Ça va très vite

Depuis le mouvement futuriste, la vitesse n’a cessé de s’accélérer. Ça va vite. Trop vite ? La course à l’innovation est devenue un bolide que personne ne semble pouvoir ralentir. J’observe tout cela avec perplexité en essayant d’entrevoir les limites. Car il y aura bien une limite ! Tout possède une limite. L’infini est un concept qui nous aide à comprendre l’inconcevable, mais sur notre planète tout est borné et possède des limites.

Je regarde l’euphorie des ingénieurs qui pensent défier la nature dans le toujours plus. L’idée de limite ne semble pas germer dans leur esprit. Ils possèdent la conviction que l’on peut faire toujours reculer les limites. La loi de Moore par exemple a été contournée en changeant les procédés de fabrication des transistors, et il en va ainsi de toutes les limites qui semblaient indépassables. Je me suis souvent demandé d’où provenait cette rage (il n’y a pas d’autre mot plus adéquat que celui-ci) de se surpasser dans tous les domaines. Rien ne semble arrêter l’esprit de perfectibilité. Persister dans son être, tel semble être le propre de l’homme. Cette volonté de puissance finira-t-elle par nous perdre ?

Les nouvelles mythologies

Nos ingénieurs participent activement à une nouvelle mythologisation du monde. Dans un discours qui se veut éloigné des réalités techniques et de terrain, toute une fiction métaphorique enrobe des technologies comme l’IA ou les robots « intelligents ». Un néopositivisme s’est instauré chez les techniciens et les ingénieurs qui ne réussissent pas à prendre conscience de leurs actes. Ils ont beaucoup de mal à contextualiser leurs créations et à prendre du recul. L’objet technologique se présente au regardeur dans un pur présent, tout en faisant toujours référence au futur. Dans leurs propos, il existe une positivité du futur, en ne se tournant jamais vers des dystopies possibles. Le discours de l’ingénieur relève presque du performatif : tout en parlant il fabrique ses objets toujours plus sophistiqués. Nous sommes passés des années 1960/70 d’une surabondance des formes à un minimalisme technique où tout se doit d’être compact, de renfermer un maximum d’énergie et de fonctionnalités sur des objets miniatures.

La mythologie des équipements retombe malheureusement aussi rapidement qu’elle s’est élevée. Au bout de quelques mois, le mythe s’épuise pour ne laisser la place qu’à un simple objet qui ne fait plus briller le regard. Une fois au rebut, il perd toute sa magie que quelques historiens des techniques feront revivre durant l’espace d’un livre ou d’une exposition.

Le vintage est, lui, un peu particulier. L’objet vintage, on l’aura compris, se situe dans une autre temporalité que le high tech. Le vintage fait appel à un âge d’or, à un paradis perdu, à un temps ayant atteint son point culminant dans un passé proche ou lointain, que l’on ne retrouvera, justement, que grâce à cet objet portant les traces de ce passé que l’on ne peut faire revivre. Il en est ainsi, par exemple, du disque vinyle représentant l’apogée du son analogique.

Par ailleurs, presque personne n’échappe à la pensée animiste, cette pensée des premiers âges de l’humanité. Et nous projetons dans les objets nos diverses croyances enfouies au plus profond de notre inconscient. Ainsi les ingénieurs trouvent-ils beaux les objets qu’ils fabriquent. Certains vont jusqu’à dire qu’une usine est jolie. Nous sommes donc là dans un relativisme total où l’esthétique d’une usine équivaut à l’esthétique d’une peinture.

Ingénierie et pensée fonctionnaliste

A partir du moment où l’ingénieur se positionne en tant qu’esthète, se profile alors un univers dont certains ne veulent pas. Si l’on s’est habitué à l’esthétique du Centre Georges Pompidou, il n’en reste pas moins que ce musée possède l’esthétique d’une vulgaire usine. C’est à cela que nous fait aboutir le triomphe de l’ingénieur. Le fonctionnalisme poussé à son paroxysme nous fait déboucher sur un monde inhumain.

Dans le fonctionnalisme tout doit être utile. Or ce qui est inutile est justement ce qui est indispensable. Ce qui est fonctionnel n’est pas esthétique. Se fondre dans la pure fonctionnalité est une illusion pour ergonomes. Une sculpture n’est pas ergonomique, elle est mieux : elle est esthétique. Évidemment les designers tentent de concilier ergonomie et esthétique mais ce n’est que rarement une réussite. Une sculpture de Giacometti n’est pas vraiment ergonomique. Ni celle d’un Tinguely. Pour les fonctionnalistes c’est l’adéquation de la forme et de la fonction qui crée l’esthétique. Et dans cette accélération croissante, le fonctionnalisme devient de plus en plus un critère important dans le choix des objets. Tout est réduit au fonctionnel. Du moins pour ce qui concerne la production industrielle.

La durée de vie des produits et les contradictions techniques

La durée de vie des produits est de plus en plus courte, et un mouvement contraire apparaît avec la possibilité de réparer les objets au lieu de les recycler. Les coûts énergétiques et de matière première sont ainsi amoindris au lieu de fabriquer toujours plus de jetable. Car les coûts de fabrication ne sont pas les seuls à prendre en considération, il y a aussi les coûts secondaires comme les problèmes de pollution et les crises écologiques.

Les machines finissent par s’emballer, tout va trop vite et il nous faut retrouver un rythme de vie et de consommation qui soit adapté aux nouvelles caractéristiques de la planète. Car la terre se modifie à force de l’exploiter sans retenue. Cette évidence n’est pourtant pas acceptée par tout le monde. Des discours d’autruches sont encore à l’œuvre dans le monde industriel. On fait appel à la technique pour résoudre des problèmes techniques qui produisent à leur tour d’autres problèmes techniques, et ainsi de suite. Nous sombrons ainsi sous une avalanche de problèmes à résoudre car les solutions trouvées ne sont pas les bonnes. Il en est de la technique comme des médicaments : il y a les effets secondaires et indésirables. Aussi est-il nécessaire de prendre tous les facteurs en considération. La société de consommation des produits jetables a abouti à l’homme jetable de l’ultralibéralisme ! Nous n’allons pas dans la bonne direction et nous transformons la société en cauchemar éveillé. La société n’est pas une startup. Elle est bien plus complexe qu’une simple petite entreprise. Les sciences sociales sont là pour nous le montrer. Et il se pourrait bien que nous ayons atteint la vitesse critique du progrès technique.

Que nous le voulions ou non, nous serons obligés de ralentir si nous ne voulons pas être confrontés à la catastrophe. Notre planète est finie et cette évidence finira par s’imposer aux esprits les plus réfractaires. Zygmunt Bauman, Bruce Bégout, et de nombreux autres auteurs nous ont déjà avertis du précipice qui nous attend si nous ne ralentissons pas. Espérons qu’ils seront entendus avant que la planète entière ne devienne une immense décharge publique

© Serge Muscat – Octobre 2023.