Le livre

Le livre est un objet étrange. Dans ce rectangle de papier, l’homme y dépose ce qui lui est spécifique, c’est-à-dire la faculté de parler. Ce qui fait que l’homme est homme, et non pas un autre animal, c’est la possibilité, pour lui, de parler et de fabriquer des outils. Une fois que l’on a bien « pris conscience » de ces deux seules aptitudes pour agir sur le monde, notre comportement pour traverser le cours de notre vie, même dans les activités les plus ordinaires, s’en trouve profondément modifié.

Le livre, donc, est une sorte de réceptacle de tout ce que peut dire l’homme, depuis ses débuts, lorsqu’il apprend à parler. Cette mémoire permanente de la parole que l’on place dans des rayonnages de bibliothèque ou que l’on empile sur une table, m’a toujours semblé un peu mystérieuse. Peu importe que l’on ne comprenne pas tout dans un livre. Du reste, comprendre tout ne veut rien dire. L’essentiel est la permanence, la pérennité de ces feuilles de papier qui conservent ce que les hommes disent. Partout, dans le monde, un livre est rangé quelque part, dans l’attente qu’un lecteur vienne l’ouvrir et le lire. Si ce n’est pas dans un instant proche, cela sera le mois prochain ou dans cinq ans, ou encore beaucoup plus tard. Cette capacité de patienter, d’attendre et de s’accorder avec le désir et la volonté d’un lecteur à venir, sont ce qui fait toute sa force.

Il y a toujours à découvrir sur la seule chose que possède l’homme, c’est-à-dire la parole, et qui est déposée sur un support comme le papier. Même en ce XXIe siècle où l’ordinateur est devenu indispensable dans notre vie quotidienne, le livre est toujours cet objet privilégié qui conserve la parole des hommes. Tel un phare dans une grande tempête, il guide les individus qui s’égarent sur l’océan du devenir.

Un livre dépasse beaucoup plus ce que dit son auteur. Il est la trace laissée par toute l’humanité. Car l’auteur, bien qu’exprimant une parole personnelle et singulière, est en même temps le témoin du spectacle du monde et de toutes les paroles prononcées au cours d’une vie et aussi écrites sur divers supports. Il est aussi porteur, par le biais de la langue qu’il utilise, d’une partie de l’histoire de l’humanité. Il est la preuve de son évolution et, également, de ses errements.

Bien entendu la parole ne peut pas communiquer les sensations qu’éprouvent les hommes. Parler d’un frisson ou de l’angoisse ne peut pas faire percevoir ces deux sensations. C’est là la limite de la communication entre les individus et les générations successives. Cependant tous ont au moins une fois eu un frisson ou ont senti un moment d’angoisse. Ce qui fait que la parole n’échoue pas totalement, même pour exprimer ce que nous ressentons. Bien qu’imparfaite, elle nous permet tout de même de réaliser un grand nombre de choses en commun. Et le livre est cet objet dans lequel nous déposons toutes ces choses, en attendant patiemment.

L’animal humain est en fait très démuni. Il n’a que la parole et la main avec laquelle il fabrique des outils. Et avec ces deux éléments, il a tout de même réussi à créer des civilisations diverses. A force d’acharnement, il a su compenser ses modestes moyens donnés par la nature. Et la parole fait partie de ces moyens. Une parole que l’on utilise dans toutes les activités humaines et dont le livre est la mémoire.

A chaque moment de la vie, il y a des livres différents qui nous accompagnent. Lorsque nous en délaissons certains au fil du temps pour diverses raisons, nous en reprenons néanmoins d’autres plus en accord avec l’évolution de notre pensée et de la compréhension de ce qui nous entoure. Tout homme possède de nos jours au moins quelques livres, même pour les plus modestes. L’écriture, qui autrefois était réservée aux clercs, est à présent acquise par tous. Ce qui est un énorme progrès pour la civilisation. Toutes les langues du monde, aussi variées qu’elles soient, ont fini par être adaptées à un système d’écriture. Depuis l’invention de l’imprimerie, le livre est donc devenu un objet universel capable de conserver et de diffuser toutes les paroles des hommes. Ce fait, à présent banal, est pourtant d’une importance capitale. Et l’informatique repose sur ce fondement qu’est l’écriture sous toutes ses formes pour ses conceptions et ses réalisations.

Aussi le livre, bien qu’étant un objet assez ancien, est également très moderne et d’actualité. Il s’adapte au fil du temps, en devenant par exemple plus petit dans ses dimensions, mais il est toujours présent, et même de plus en plus présent, aux côtés de nos ordinateurs qui caractérisent ce XXIe siècle. Il accompagne nos médias électroniques évolués et complexes . Quant à savoir si le livre existera encore dans plusieurs siècles, je n’ai malheureusement pas la réponse.

Les romanciers, les nouvellistes et l’intrigue

Il ne semble plus possible aujourd’hui, pour les romanciers et les nouvellistes, d’écrire autre chose que des fictions à intrigue. Cette dernière est devenue dans bien des cas le ressort principal du succès des auteurs de littérature romanesque. La vie quotidienne étant bien souvent d’une banalité profonde pour ceux qui ne savent pas la regarder et la décrypter dans ses moindres détails, nombre de lecteurs ont besoin d’une intrigue pour ne pas bâiller une fois arrivés à la dixième ou la vingtième page, et même avant lorsqu’il s’agit d’une nouvelle.

La littérature reposant depuis bien longtemps sur le procédé du miroir «  plus ou moins déformant » de la réalité, est-il vraiment nécessaire d’inventer des situations alambiquées pour avoir quelque chose à dire ? La vie et son cortège de malheurs et de souffrances et aussi, plus rarement, de grandes joies, ne ressemblent en rien à ces intrigues toujours plus complexes inventées par les auteurs, comme un acrobate de cirque invente des numéros toujours plus époustouflants au risque de sa vie pour faire saliver le public.

Les romans et les nouvelles sans intrigue deviennent aussi rares que les métaux précieux. De ce fait, je suis souvent déçu par la littérature actuelle qui n’a que le mot « thriller » à la bouche. Il reste heureusement des auteurs comme Annie Ernaux qui n’ont pas besoin de créer une multitude de rebondissements imbriqués les uns dans les autres jusqu’à ressembler à une narration en plat de spaghettis dont, par ailleurs, beaucoup de lecteurs se délectent. Cependant cette littérature sans intrigue autre que celle de la vie devient plus rare. Si je me souviens bien, Fernando Pessoa écrivait qu’il préférait se frotter les yeux avec du sable plutôt que de lire un roman à intrigue. J’ai donc au moins la consolation que cet écrivain et d’autres partagent mon point de vue.

Les journalistes actuels pensent bien souvent pimenter leurs articles sur les romans en précisant que tel ou tel livre est un « thriller », et par conséquent qu’il vaut la peine d’être lu. Cela devient presque un label, comme il y en a sur les poulets vendus au supermarché. Pour ma part cette mention plus ou moins mise en avant dans la présentation des romans me permet de savoir immédiatement ce que je ne lirai pas et qui est sans aucun intérêt. Je remercie donc les journalistes de me mâcher le travail de sélection, lesquels s’imaginent vanter les vertus de ce genre de littérature. Celle-ci ne m’émeut pas et ne franchit pas la frontière qui sépare ma raison de ma sensibilité.

J’ai toujours détesté les fleurs artificielles et les détesterai probablement jusqu’à mon dernier souffle, même si de grands progrès seront faits pour les rendre plus « vraisemblables ».

 

Vive les vacances!

Les vacances approchent. Aussi je n’ai pas trouvé mieux que de lire un livre qui n’est pas tout récent mais qui reste tout de même d’actualité. Je veux parler du livre d’Alain Paucard intitulé : Le cauchemar des vacances, publié en 1993 aux éditions l’Age d’Homme.

Ce petit livre de 85 pages résume parfaitement la société des loisirs dans laquelle nous vivons. L’auteur y dépeint avec lucidité la frénésie touristique, qui de nos jours est encore aggravée, avec des individus qui courent dans tous les sens en photographiant tout et n’importe quoi, la seule satisfaction étant d’entendre le clic de l’appareil photo. Les activités les plus répandues des touristes sont passées en revue : les visites guidées, le bain de soleil sur la plage, le sport, les agences de voyages, bref, toutes ces distractions dont je parle également dans certains de mes textes, et qui de nos jours ont été multipliées par dix.

Ce livre où l’auteur ne mâche pas ses mots a été, à sa lecture, une bouffée d’oxygène dans un monde où cet élément chimique risque de devenir rare pour les années à venir. Alain Paucard a osé dire tout haut ce que certains ne font que chuchoter par crainte de déranger les conventions et le commerce ambiant. Cet ouvrage pourra servir de vaccin à ceux qui partiront en vacances dans les pays tropicaux ou d’autres endroits où il fait très chaud. Ces 85 pages seront probablement plus efficaces qu’une seringue enfoncée dans le bras par une infirmière ou une pharmacienne. Vous serez protégé ainsi de cette agitation qui caractérise tous les touristes avides de tout manger des yeux, en ne digérant malheureusement rien, et même parfois en vomissant.

J’espère que la piqûre ne vous fera pas trop mal et que vous ne serez pas pris de vertiges, comme cela se produit parfois avec certains vaccins

Phrase entendue prononcée par une infirmière

« L’université est devenue une véritable poubelle ». Phrase anodine à laquelle nous pourrions ne pas faire attention. Pourtant si l’université est devenue une véritable poubelle, c’est qu’elle contient des ordures. Et ces ordures sont en quelque sorte ceux qui auparavant ne se trouvaient pas dans l’université, c’est-à-dire « la masse », avec la généralisation de l’accès aux études supérieures. Donc la masse est en quelque sorte une ordure, identique aux ordures ménagères dont on cherche à se débarrasser. Quel va être le comportement de cette infirmière lorsqu’elle devra soigner une personne qui fait partie, d’après ce qu’elle dit, des ordures ? Cette infirmière, de plus, travaillait dans un hôpital un peu particulier qui était un hôpital psychiatrique, c’est-à-dire un lieu où les gens ont apparemment « perdu la raison ». Que va-t-elle dire lorsqu’elle se trouvera confrontée à « une ordure » qu’elle devra soigner ? Sera-t-elle réellement neutre ? Pratiquera-t-elle exactement les mêmes soins à ceux qui sont « des ordures » et ceux qui ne sont pas des ordures, c’est-à-dire ceux qui accédaient à l’université avant « l’éducation de masse » ? Je n’ai pas les réponses à ces questions. Cependant cette simple constatation, qui est d’une certaine manière une sorte de micro-sociologie de la vie quotidienne, nous permet de prendre conscience que tout n’est pas aussi simple que voudrait nous le faire croire les grandes théories généralisantes qui oublient trop souvent de regarder les « détails ». Ainsi « l’infirmière » du point de vue du concept général que l’on entend par ce mot n’existe pas. Il y a « des » infirmières, avec un gouffre abyssal entre chacune de ces personnes qui font au premier abord le même travail. Et le rôle, de par exemple la littérature, devrait être de montrer cette réalité qui semble ne pas rentrer dans les théories générales.